Deuxième Partie #177; 1989-1992 : Entre mort
nationale et explosion locale ?
A-t-on pu assister ou non à Poitiers à
l'apogée puis au brusque essoufflement du mouvement alternatif ? Fut-ce
la fin des structures constituant la scène locale poitevine, à
l'image de la situation globale en France et si l'on en croit les thèses
relayées par l'historiographie concernant ce sujet ? Les bornes
chronologiques de ce chapitre vont nous permettre d'envisager cette
montée en puissance de la scène, en constatant notamment
l'émergence de nouveaux acteurs importants au sein de cette
scène, tout en ayant un recul temporel nécessaire pour
appréhender leur évolution et ainsi donner écho ou non aux
idées reçues relayées par les écrits relatifs
à notre thème de recherche.
I- La fondation de la Fanzinothèque de Poitiers
: la presse alternative comme complément de la scène poitevine
préexistante
La Fanzinothèque ouvre ses portes pour la
première en fois en novembre 1989, à l'occasion du festival
« Trans Europe Halles » organisé par le Confort Moderne, dans
les murs duquel le petit local trouve sa place.146 «
Première bibliothèque du genre en Europe »147,
voire au monde, par sa longévité et par la richesse de son fonds,
nous allons au cours de cette partie essayer d'analyser l'origine, la nature et
le fonctionnement de ce lieu hors du commun ainsi que son inscription dans les
dynamiques alternatives à différentes échelles.
A/ Poitiers : un espace propice à la création
de la Fanzinothèque
Comme nous venons de le signifier, la Fanzinothèque est
un lieu unique, qu'on ne trouve qu'à Poitiers. La définition
préalable de son action va nous permettre de mettre en lumière
les facteurs propices à l'implantation d'une telle structure
précisément dans la ville de Poitiers. Son nom,
déjà peu commun, donne assez facilement une idée de son
activité. Il se découpe en deux pour donner « fanzine »
-
146 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 novembre 1990.
147 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du
livre et de la lecture #177; Article paru dans Ecouter Voir,
été 1991 (n° 8).
« othèque », ce qui laisse deviner « un
lieu d'archivage, de stockage, de conservation, de consultation et de lecture
des fanzines. »148 Relativement marginal, ce type de production
demande une définition précise pour comprendre l'intér~t
d'un tel lieu :
« A côté des magazines professionnels, les
fanzines constituent une source alternative d'informations et de promotion du
champ musical. Ce média se distingue fondamentalement de la presse
dominante par trois caractéristiques essentielles : un manque de capital
économique, une absence de professionnalisation et des réseaux de
distribution non institutionnels. »149
Ce type de presse répond parfaitement aux
préceptes Do It Yourself, puisqu'il a émergé au
moment oil les formations musicales ne trouvaient pas de lieux pour se produire
sur scène et ne trouvaient aucun écho au sein de la presse
traditionnelle. Ce sont donc les amateurs de ces nouvelles musiques qui se sont
improvisés rédacteurs en chef de leur propre « magazine de
fanatique » (fanzine est en fait la contraction du terme « fanatique
» et « magazine ») pour les soutenir et les promouvoir. Il est
donc tout naturel que cette presse amateur ait largement contribué
à l'émergence du mouvement alternatif tout en y étant
largement associée en tant que composante essentielle. Accompagnant
l'ascension de celui-ci, le nombre de titres a largement augmenté durant
les années 1980, notamment pendant la fin de cette décennie et le
début des années 1990, car « les fanzines arrivent
après la musique. »150 Cependant, ce type de presse
underground « [faite] par des amateurs pour des amateurs
»151 est souvent resté de ce fait réservé
à un cercle restreint d'initiés, assez impliqués dans la
vie de la scène pour échapper aux contraintes liées aux
faibles tirages et aux réseaux de distributions parallèles
rendant difficile l'accès aux fanzines. L'un des objectifs principaux de
la Fanzinothèque a donc été de « faire
connaître la culture zine »152 comme l'explique Didier
Bourgoin153, membre fondateur du lieu, et de vulgariser un type de
documentation peu reconnu.
148 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République du
22 avril 1989.
149 ETIENNE Samuel, « First & Last &
Always » : les valeurs de l'éphémère dans la presse
musicale alternative », dans Volume !, 2003 (n° 1), p. 5.
150 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
151 Ibidem.
152 MOUILLE Thierry, op. cit. (source
audio-visuelle).
153 Premier « directeur a» de la
Fanzinothèque de Poitiers, Didier Bourgoin a largement oeuvré au
sein de la scène alternative de Poitiers, notamment au sein de l'AMP et
de la boutique de disques que cette association gérait : la Nuit
Noire.
Dans ce but, l'implantation d'une structure propre à
concrétiser cet objectif semblait appropriée dans la ville de
Poitiers, qui entretenait des rapports particuliers avec le monde des fanzines
et constituait une place importante de la petite presse parallèle dans
les années 1980. En effet, tout d'abord en terme de production de
fanzines, la capitale régionale a été le berceau de
nombreux titres dès la fin des années 1970. Témoin de
l'intér~t de certains Poitevins pour la presse alternative, un premier
organe de distribution éphémère est monté de
façon spontanée par « Alain Bobant, inventeur du mot «
fanzinothèque » en 1972. »154 Celui-ci
s'était constitué un petit stand facilement amovible qu'il
plaçait devant le cinéma qui se trouvait au 94, avenue de la
Libération, oil siège actuellement le magasin de meubles «
Groupe Anti Gaspi. » Ce premier kiosque de presse alternative #177; qui a
certainement inspiré les créateurs de la Fanzinothèque
pour le choix du nom #177; et la date de sa création sont significatifs
de l'attrait précoce de certains Poitevins pour la presse
parallèle, qui n'en est vraiment à l'époque qu'à
ses balbutiements, et reste très confidentielle. Cet engouement s'est
retrouvé dès le début des années 1980 par la
production, et non plus seulement par la diffusion, de quelques titres
accompagnant l'explosion du mouvement punk et ses retombées en
France. « Il y a eu des fanzines depuis vachement longtemps sur Poitiers.
Tant Qu'il y Aura du Rock, des mecs qui ont commencé à
13 ans »155 et dont l'un d'entre eux, David Dufresne, est
aujourd'hui un journaliste indépendant reconnu ayant travaillé
pour le quotidien Libération ou la chaîne d'information
i-Télé. Poitiers constitue donc un terreau propice
à l'édition de fanzines, avec des auteurs de talent, et on ne
peut exclure comme facteur de profusion l'action de LOH qui donne de la
matière aux rédacteurs. Didier Bourgoin explique ainsi : «
Quand je faisais des fanzines, ça répondait au nombre de concerts
dans ma ville. [...] C'était en fonction des concerts que L'oreille est
hardie faisait venir. »156 Ces propos sont confirmés par
Marie Bourgoin157 : « il y'avait le Confort Moderne qui a
vachement boosté aussi quand mrme, c'était cool d'avoir
un truc culturel, alors ça te donne envie de faire un fanzine, de
raconter des trucs. »158 Les manifestations organisées
dans le début des années 1980 par LOH #177; et notamment le
154 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 1.
155 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
156 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
157 Faisant partie de l'AMP, Marie Bourgoin a
accompagné les débuts de la Fanzinothèque. Elle fait
aujourd'hui partie des 5 salarié gérant le lieu, et s'occupe de
la partie documentation.
158 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
Meeting de 1983- ont donc donne du grain à moudre aux
redacteurs de fanzine qui pouvaient ainsi relayer des informations sur des
groupes nouveaux et importants : Didier Bourgoin realise ainsi le premier
interview du groupe Sonic Youth dans un fanzine français.
A ces fanzines accompagnant l'ascension des musiques
amplifiées relayées par LOH, il convient d'ajouter un autre type
de presse amateur (qui reste tout de mrme liee aux fanzines rock),
très implantee à Poitiers et qui joua un rôle important
dans l'ouverture de la Fanzinothèque : la presse lyceenne. Se
developpant dans le courant des annees 1980 dans les lycees Victor Hugo,
Camille Guerin et Alienor d'Aquitaine159, les fanzines lyceens
abordent des sujets plus vastes que les fanzines musicaux ou politiques tout en
reprenant certains des mêmes thèmes :
« Le journal lycéen c'est soit pour, soit
contre le bahut. Ca parle que du bahut, soit c'est pour
les profs, soit c'est contre les profs. Ca n'a pas à voir vraiment avec
les fanzines, mais ça peut deboucher sur quelque chose comme ça.
»160
La presse lyceenne est donc quelque peu decriee par le milieu
des fanzines rock ou bande dessinee, mais elle est aussi dans certains
cas beaucoup plus mediatisee et mise en valeur. Le cas de Poitiers a ete
significatif dans cette mediatisation, notamment à travers
l'organisation dès 1988 du festival « Scoop en Stock ». La
première edition se tient à la Maison de la Culture et des
Loisirs en mars 1988 et la deuxième a lieu l'année suivante au
lycée du Bois d'Amour, avec un battage mediatique relativement
important, facilite par la presence de journalistes du Monde, de
Télérama et par le soutien des institutions lyceennes et
municipales. Cette manifestation fait de Poitiers selon la presse locale, la
« capitale du Fanzine »161, ce qui n'est pas sans rappeler
les articles qualifiant cette même ville de capitale du rock
pour évoquer l'action de LOH. La capitale du Poitou-Charentes semble
donc décidément à l'avant-garde de la culture alternative
française.
On remarque donc que la presse alternative, que ce soient les
fanzines underground reserves aux inities ou les journaux lyceens,
plus soutenus par les institutions, sont implantes et foisonnent à
Poitiers. Decoulant des rapports chaleureux entretenus entre la municipalite et
les redacteurs de journaux lyceens,
159 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 3.
160 Ibidem.
161 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1988-juillet 1989), La Nouvelle République
du 5 avril 1989.
l'idée de créer une Fanzinothèque fixe
germe dès le début de l'année 1988, lors de la
deuxième réunion du Conseil communal des jeunes, ou CCJ.
Correspondant à la politique de gestion de la jeunesse qu'on a vu
transparaître au sein du Confort Moderne, la ville de Poitiers a mis en
place dès octobre 1987 un Conseil Communal des Jeunes censé
répondre aux attentes de cette catégorie de population. Ainsi,
lors de la seconde réunion de l'institution le 9 janvier, « un mec
branché de Camille Guérin, Nicolas Auzanneau a
présenté un projet de « fanzine-othèque » au
Confort Moderne. On pourrait y lire tous les journaux écrits par des
amateurs. »162 Cette proposition va donc dans le sens
d'un lieu de consultation de la presse produite dans les
lycées. Conformément au vote effectué lors de cette
séance du CCJ, le projet est examiné par la mairie qui
débourse 287 000 F.163 pour aménager un lieu « de
stockage, d'archivage et de consultation »164 au sein du
Confort Moderne (qui semblait tout naturellement désigné pour
accueillir ce type de structure renforçant son rôle de pôle
culturel alternatif), et prévoit d'employer une personne pour faire
fonctionner le lieu de façon permanente. La Fanzinothèque n'est
donc pas une structure qui a été créée par les
acteurs qui la font vivre, mais elle est née d'une volonté
municipale motivée par les aspirations de la jeunesse poitevine à
avoir un lieu oI stocker et consulter la presse qu'elle produisait. Didier
Bourgoin, le premier employé qui a dirigé la Fanzinothèque
ne s'en cache pas :
« En fait c'est pas mon idée. Moi je faisais des
fanzines, j'avais un magasin de disques qu'on avait avec une association
[« La Nuit Noire » gérée par l'AMP nda], on
était assez anti-subventions, on faisait des concerts. Et on vient me
trouver, un jeune mec, ça s'appelait le CCJ. Ils voulaient une
fanzinothèque parce que dans leurs bahuts, ils faisaient tous des
journaux lycéens. »165
Une fois les aménagements effectués dans le
petit local donnant sur le bar du Confort Moderne et Didier Bourgoin
engagé par la mairie, la Fanzinothèque ouvre ses portes à
l'occasion du festival « Trans Europe Halles » organisé en
novembre 1989 par le Confort Moderne. Il va désormais nous falloir voir
comment la structure, tout en étant née des décisions
municipales, a réussi à se faire une place au sein du mouvement
alternatif français.
162 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), La Nouvelle République du
10 janvier 1988.
163 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 26 mai 1988.
164 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1988-juillet 1989), Poitiers Magazine d'avril
1989.
165 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
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