B/ Du lieu de stockage de la presse lycéenne au
temple du fanzinat français : l'appropriation du lieu par ses
acteurs
Nous venons de le voir, la Fanzinothèque a
été créée sur une décision de la
municipalité de Poitiers, à la demande du CCJ, afin de stocker et
de consulter la presse amateur émanant principalement des lycées.
Mrme les statuts de l'association n'ont pas été
rédigés avec les acteurs du lieu : ils ont été
pensés par les institutions municipales et lycéennes
représentées par Mireille Barriet (qui présidait le CCJ
à l'origine de la décision) et par Pascal Famery, ainsi que par
Fazette Bordage du Confort Moderne (qui ne faisait
qu'accueillir le lieu, sans avoir de prise sur le
fonctionnement de la Fanzinothèque). Cela a donc donné des
statuts très stricts avec des directives précises quant au
fonctionnement interne de l'association, régi par non moins de 17
articles fixant les modalités de votes, d'éligibilité
etc.166 Qu'il s'agisse du mode de création, ou de la nature
des documents archivés #177; bien que certains se démarquent des
journaux purement axés sur la vie de l'établissement scolaire ~
on voit donc bien que la Fanzinothèque n'a pas au premier abord les
caractéristiques des structures alternatives telles que nous les avons
déjà envisagées, dans le sens ou ce ne sont pas les
acteurs du lieu, ceux qui l'ont fait vivre, qui ont investi un lieu
par-euxmêmes pour ensuite mettre les pouvoirs publics devant le fait
accompli. Il faut toutefois noter la réputation acquise par la structure
dans le mouvement alternatif, qui trouve un large écho à travers
toute la France. Alors que les rédacteurs de fanzines auraient pu
aisément tourner le dos à un tel établissement
émanant directement des pouvoirs publics, et censée
répertorier une presse issue des lycées #177; ce qui se
démarque de l'éthique indépendante des fanzines
alternatifs ~ la Fanzinothèque s'est rapidement constituée un
fonds conséquent de productions écrites portant sur
différents sujets (musique, politique, bande dessinée,
science-fiction etc.) venant « des quatre coins de la France et de
l'Europe. »167 Pour comprendre cette inscription quasi-directe
de la structure au sein des dynamiques de la presse underground
difficile d'accès, il convient d'expliciter le choix pertinent ayant
été fait par le CCJ pour la personne devant diriger et tenir le
lieu. Comme nous l'avons déjà mentionné, c'est Didier
Bourgoin qui fut salarié par la mairie dès le début,
même si cet emploi a
166 ADV - 1880 W 1 - DRAC #177; 1993 #177; Services du
livre et de la lecture #177; Statuts de l'association de gestion de la
Fanzinothèque.
167 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 novembre 1989.
pu poser quelques problèmes de conscience à
l'intéressé, « anti-subvention » comme il se
définissait lui-même dans une citation mentionnée plus haut
:
« Derrière, c'était une volonté
municipale. La mairie en créant la Fanzino mettait des moyens
financiers, non seulement des moyens financiers mais aussi salarier la
personne, en l'occurrence moi. Ça, déjà
intellectuellement, ça me grnait. »168
C'est finalement l'alliance entre une activité
enrichissante personnellement et un apport financier non négligeable
qui a poussé Didier Bourgoin à accepter le poste : « on
avait déjà 3 enfants, j'avais plus de boulot depuis que
j'étais plus pion, j'avais passé tous les exams, pour être
conservateur de musée tout ça, mais ça me plaisait pas.
»169 Cette proposition d'emploi arrivait donc à point
nommé et lui permettait de s'impliquer de façon professionnelle
dans un domaine qui le passionnait depuis plusieurs années : les
fanzines et la culture rock en général. C'est donc sous
son impulsion que la Fanzinothèque est très vite passée
d'un simple lieu de stockage pour journaux lycéens à un fonds
répertoriant un grand nombre des titres issus du fanzinat
français et européen. « En fait, comme Didier était
déjà disquaire, il avait déjà des fanzines dans la
cour, [...] on a dévié assez facilement sur les
rockzines, et puis c'était en pleine explosion, il y'en avait
plein, c'était vraiment la période d'or. »170
Détournant, ou plus justement dépassant en quelque sorte les
volontés municipales, ou plutôt celles du CCJ #177; la mairie
ayant seulement financé la création de la structure ~ Didier
Bourgoin a créé un lieu bien plus riche qu'un entrepôt de
journaux lycéens, en profitant du manque d'intérIt de la mairie
pour ce lieu d'un genre nouveau : « il se trouve que la ville n'a pas
tiqué plus que ça, enfin elle n'est pas venue voir non plus ce
qui se passait dans les contenus, donc liberté, quoi. On a
dévié un peu sur le rock. »171
Ayant désormais mis en lumière les moyens par
lesquels Didier Bourgoin avait réussi à donner à la
Fanzinothèque une image détachée de celle d'un lieu
institutionnel, il va désormais nous falloir expliquer les raisons qui
ont pu permettre la constitution d'un fonds aussi riche et
diversifié. Tout d'abord, nous l'avons déjà
souligné, mettre Didier Bourgoin à la tête de ce lieu
était déjà très pertinent. Très
impliqué dans le milieu alternatif français, c'est lui qui tenait
la boutique « La Nuit
168 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
169 Ibidem.
170 Entretien avec Gilles et Marie de la Fanzinothèque,
propos recueillis le 31 janvier 2011.
171 Ibidem.
Noire » située dans la cour du Confort Moderne,
dont nous avons auparavant montré la renommée nationale voire
internationale à travers le témoignage de Fabrice Tigan. En
outre, cette même boutique était, rappelons-le gérée
par l'AMP, dont Didier Bourgoin faisait partie dès le début, et
qui a contribué à faire venir à Poitiers de nombreux
groupes alternatifs, dont Bérurier Noir en 1984. Didier
Bourgoin se constitue donc à travers cette association un ensemble de
contacts qui lui ont permis de faire de « la Nuit Noire » une
boutique de disques très bien fournie, que ce soit en supports vinyles,
mais aussi en fanzines, pour lesquels le disquaire se passionne. Dès le
début, la Fanzinothèque bénéficie donc de « sa
collection personnelle, histoire de gonfler les rayons »172
mais aussi des contacts accumulés durant toute son activité au
sein du milieu associatif alternatif et dans le milieu du fanzinat. Didier
Bourgoin a en effet contribué à la rédaction de quelques
fanzines : très lié à l'AMP, dont les deux auteurs sont
les « chevilles ouvrières »173, « Arsenal
Sommaire Poitiers » est un fanzine d'informations relatives au
rock régional. Didier Bourgoin cumule donc un certain nombre
d'activités, notamment au sein de l'AMP, à l'image de nombreux
producteurs de fanzines, ce qui lui fournit un nombre conséquent de
relations :
« L'implication des acteurs d'un fanzine se limite
rarement à la seule édition de celui-ci. Nombre d'entre eux
jouent dans un groupe, animent en parallèle des émissions de
radio, organisent des concerts, produisent des compilations K7, vinyles ou CD,
animent un réseau de distribution de disques, K7 et d'autres fanzines.
»174
L'attrait du fanzinat national lié à la
scène alternative pour la Fanzinothèque s'est donc
développé tout naturellement, et son patron l'explique simplement
: « Moi je connaissais déjà tous les fanzines qui
existaient. On correspondait. »175 Marie Bourgoin, qui
rédigeait Laocoon (très orienté vers le
rock) avec Didier Bourgoin, détaille un peu plus ce processus
:
« On faisait des fanzines avant que la Fanzino existe, on
avait déjà tout un réseau : on correspondait, par courrier
a l'époque, on se baladait dans la France, on connaissait
déjà le réseau des fanzines... Donc après, on a
fonctionné exactement de la mrme manière. [...] C'est pour
ça que c'est bien passé d'ailleurs auprès des fanzines.
Parce que ça aurait pu être perçu comme un truc
institutionnel, et puis non pas du tout. »176
172 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1989-juillet 1990), La Nouvelle République du
15 novembre 1989.
173 Fanzinothèque de Poitiers, 30 ans de
fanzines à Poitiers, octobre 2009, p. 12.
174 ETIENNE Samuel, op. cit., p. 25.
175 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
176 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
Dès le départ, la renommée de Didier
Bourgoin et de son entourage proche, qui °oeuvrait de façon
bénévole mais très impliquée au fonctionnement de
la Fanzinothèque, a permis au fonds de s'enrichir gr~ce à l'envoi
spontané des productions de nombreux auteurs de fanzines, qui voyaient
en elle la formidable entreprise d'archivage et de communication d'une presse
théoriquement condamnée à une existence non seulement
confidentielle mais aussi éphémère. Par ailleurs,
l'équipe de la Fanzinothèque, Didier et les
bénévoles, ont tout fait pour se décloisonner des locaux
du Confort Moderne dans le but de faire connaître son action, au plus
près des rédacteurs de fanzines, mais aussi des lecteurs. Cela
s'est traduit par la présence de stands sur de nombreuses manifestations
culturelles françaises, dont le festival de la Bande Dessinée
d'Angoul3me. Didier Bourgoin a ainsi dépassé son rôle de
salarié qui aurait pu rester cantonné dans son local à
classer les fanzines, pour sillonner les routes et faire connaître la
structure ; la passion et le militantisme culturel ayant pris le pas sur la
simple activité professionnelle. Le Fanzinothécaire se souvient
:
« En 1990 on allait partout quoi. On était sur
tous les fronts. Je partais avec ma voiture avec des caisses de fanzines, et
j'allais me faire voir parce que les gens demandaient : « C'est quoi une
Fanzinothèque ? Qu'est ce qu'ils veulent ? » Donc de visu ce sera
mieux. »177
La Fanzinothèque ne se résume donc pas à
un local de stockage et de consultation, jà un simple lieu, mais marque
son action par l'organisation d'événements de grande ampleur : le
festival « Trans Zines en Halles » de 1990, associé au «
Trans Europe Halles » du Confort Moderne a presqu'éclipsé ce
dernier, si l'on en croit la presse locale qui titre alors « Fanzines et
rock = mariage. »178 Elle reste très
associée au milieu associatif, en témoigne son fonctionnement qui
reste simpliste malgré les contraintes précises exprimées
dans les statuts: « il y'a une association avec un C.A., avec des
adhérents qui viennent emprunter. Le C.A. a un bureau et après il
y'a 5 salariés »179 (un en 1989, puis deux en 1993, pour
arriver à cinq de nos jours). Cet attachement à ce milieu
à donc permis de fédérer beaucoup de personnes autour des
événements organisés par la Fanzinothèque. Voyons
désormais
177 Radio Libertaire, « Le Fanzine
», dans Offensive Sonore du 14 octobre 2010.
178 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie »
(septembre 1990-juillet 1991), La Nouvelle République du 13
novembre 1990.
179 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
comment l'événementiel E entre autres #177; a pu
constituer un element determinant dans la duree de vie de la structure.
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