B/ Le Confort Moderne et Poitiers : des doutes à
l'enracinement
Nous venons de le voir, le Confort Moderne semble entretenir
des relations difficiles avec la municipalité poitevine, ce qui
transparaît à travers les dossiers de subventions. En 1986, la
Ville délivre #177; en plus des 295 000 francs consacrés à
l'équipement de la salle de concerts #177; 100 00 francs pour la
structure et précise :
« Dans le contexte de rigueur budgétaire et de
difficultés économiques que nous connaissons, cette actualisation
représente un effort réel de notre Municipalité, qui
reconnait ainsi l'apport important de votre association dans la vie culturelle
de notre ville. »115
Cependant, en 1987, on constate seulement une subvention de
160 000 francs116 et aucune de la Direction Régionale des
Affaires Culturelles, qui aide LOH depuis
113 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC -
Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est
Hardie, saison 1988-1989, p. 8.
114 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC -
Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est
Hardie, saison 1988-1989, p. 1.
115 ACM : « Subventions », Dossier de
subventions (1985-1986), 1er janvier 1986.
116 Archives Municipales de Poitiers (AMP) : Liasse
4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille est hardie ~ Courrier de la
municipalité au Confort Moderne #177; 28 septembre 1987.
1980117 et subventionne le Confort Moderne de
façon importante (cette institution d'État decentralisee offre
ainsi 295 000 francs au Confort Moderne l'année de son ouverture pour
son equipement et 100 000 francs pour son fonctionnement, soit la même
chose que la Ville118). Les pouvoirs publics locaux #177;
municipalite et organismes d'État decentralises, le plus souvent
rattaches au ministère de la Culture et de la Communication : Fonds
d'Intervention Culturel, Fonds Régional d'Art Contemporain par exemple
#177; ont donc largement soutenu le projet Confort Moderne lors de sa
création, mais semblent d'en détacher une fois l'ouverture et le
lancement du lieu acté. Si le désengagement des organes
d'État (comme la DRAC) vis-à-vis de projets aussi atypiques que
celui de LOH peut se justifier par le changement de gouvernement survenu en
1986 après la victoire de la droite aux elections legislatives ~ qui
voit l'arrivée de François Léotard au sein du
ministère de la Culture et de la Communication avec Philippe de Villiers
comme ministre delegue, deux hommes qui « ont peu d'idées
personnelles développées en matière culturelle, peu de
relations organisees dans les milieux des arts »119 #177; la
position de la Ville de Poitiers semble plus complexe, sachant que la
municipalite socialiste conserve un volet culturel important, mais paraît
se detacher du Confort Moderne.
C'est finalement en 1988 qu'un réel tournant est
opéré et montre l'engagement de la municipalite pour le centre
culturel alternatif. Une reunion organisee dès la fin de l'année
1987, en novembre, et présidée par l'adjoint à la culture
de la Ville de Poitiers Jean-Marc Bordier, permet aux « jeunes
rockers a» d'exprimer les problèmes rencontres pour
developper leurs activites (notamment les repetitions) mais egalement pour
avoir accès aux spectacles des groupes emanant de cette scène,
malgré la présence du Confort Moderne. C'est lors de cette
réunion que germe l'idée de faire d' « un espace de 600
m2 jouxtant le bar [...] une salle de spectacles parfaitement
insonorisee »120, d'une capacité de 800
places.121 L'emprunt de 800 000
117 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC -
Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie
-1981.
118 ACM : « Subventions »,
Récapitulatif des subventions accordées à l'Oreille
est Hardie, 1989.
119 DE WARESQUIEL Emmanuel (dir.), Dictionnaire
des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse /
CNRS Editions, 2001, p. 368.
120 ADV : 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH
Poitiers #177; Dossier promotionnel du Confort Moderne f saison 1986-1987, p.
12.
121 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 26 novembre
1987.
francs necessaire aux travaux est garanti par la
Ville122, qui finance egalement le processus d'insonorisation d'une
valeur de 35 000 francs.123 La salle est donc inauguree le 19
mars 1988 et donne un nouveau souffle au Confort Moderne, qui peut «
programmer des groupes plus connus, ce qui [leur] permettra de rentabiliser les
autres, inconnus du grand public »124. Il adopte par là
une politique de rationalisation de la gestion du budget et finit la saison
avec de nouvelles perspectives pour la suivante, comme celle #177; tenant
compte des plaintes des jeunes musiciens poitevins evoquees plus haut #177; de
developper les espaces de creation au sein du Confort Moderne, notamment les
boxes de repetition, « façon de repondre à une demande
toujours plus pressante des artistes de Poitiers [...] de plus en plus
demandeurs d'espaces de travail et de matériels. »125 Le
paroxysme de l'engagement de la Ville de Poitiers, mais aussi de la DRAC,
auprès du Confort Moderne est atteint quelques mois plus tard et
s'exprime à la suite du différend qui oppose LOH au proprietaire
des locaux du 185, Faubourg du Pont-Neuf. Depuis la fin de l'année 1987,
LOH a du mal à régler les factures qu'elle doit à Marcel
Breuil et se voit contrainte de delivrer des chèques sans
provision.126 En 1988, devant les retards de paiement, « le
proprietaire [demande] au tribunal d'expulser le locataire,
»127 et c'est finalement la municipalité qui
rachète l'ensemble des locaux pour en confier la gestion à LOH.
Si la situation paraît assez simple, il convient d'analyser les tenants
et les aboutissants de cet événement pour finalement nuancer
l'image de « sauveteur » revatue par la municipalité, mrme
s'il reste évident que sans ce rachat, le Confort Moderne n'aurait
jamais pu subsister. Par ailleurs, il est important d'expliciter le rôle
du Directeur régional des affaires culturelles du Poitou-Charentes,
Raymond Lachat, en poste de 1985 à 1997, qui a agi en coulisses. Selon
la presse locale, c'est lui qui a suggere au conseil municipal «
d'intervenir pour engager une procedure par le biais d'une declaration
d'utilite publique »128 et c'est aussi lui, selon
122 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), La Charente Libre du 24 mars
1988.
123 ACM : « Subventions », Courrier de
la municipalité de Poitiers, 28 juin 1988.
124 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 18 mars
1988.
125 ADV : 1256 W 127 #177; 1988-1989 #177; DRAC -
Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier promotionnel de l'Oreille est
Hardie, saison 1988-1989, p. 3.
126 ACM : « Baux », courrier de Marcel
Breuil, 21 octobre 1987.
127 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1987-juillet 1988), Centre Presse du 28 juin
1988.
128 Ibidem.
son témoignage, qui a par le biais de la DRAC
réglé les loyers de retards afin de faire baisser le prix des
locaux. Il explique :
, « Il était évident que si le
propriétaire virait les locataires, et qu'il nous vendait
le bâtiment après, il allait être en droit de nous
vendre le bâtiment beaucoup plus cher. Si le bktiment est libre
d'occupation, il se vend 10 ou 20% plus cher que s'il est occupé.
»129
Lachat réussit donc à éviter l'expulsion
de LOH, ce qui motive la municipalité à racheter les locaux
anciennement loués par l'association et à opérer la
transaction de 1,7 millions de francs130 en quelques semaines
(après le rachat, un contentieux opposera tout de mrme LOH et Marcel
Breuil au sujet d'une facture d'eau de décembre 1988 non
réglée jusqu'en 1991131, ce qui contraste largement
avec les rapports cordiaux des débuts entre les deux parties). La DRAC a
donc oeuvré pour pousser la municipalité à sauver le lieu,
ce qui montre son attachement et les liens entretenus par l'État avec le
Confort Moderne, qui est finalement un enfant de la décentralisation (en
témoigne la présence des ministres pour les inaugurations).
Néanmoins, si la Ville de Poitiers ne tarde pas à racheter le
185, Faubourg du PontNeuf, il est important de noter que ce choix est
réfléchi et ne constitue pas pour la municipalité une
prise de risque majeure dans le but de sauver le Confort Moderne. C'est encore
Lachat qui nous éclaire sur les modalités qui ont conduit
à cette décision municipale :
« La position du maire à l'époque,
c'était de dire « on achète mais de toute façon je
suis jà peu près sûr qu'on ne pourra pas vous laisser
là. On fera autre chose du terrain dans quelques années et puis
vous, on vous mettra ailleurs. a» [...] De toute façon, si un jour
le CM [Confort Moderne, nda] devait disparaître, on restait
propriétaires de bâtiments et on pouvait très bien les
réutiliser pour des constructions de logements sociaux [...] c'est une
relativement bonne opération en termes de foncier.
»132
Ce témoignage du Directeur Régional des Affaires
Culturelles est éclairant sur plusieurs points. Tout d'abord il montre
bien que la Ville, en devenant propriétaire des bWtiments occupés
par le Confort Moderne, peut disposer de l'avenir du lieu comme elle l'entend,
ce qui n'est pas sans constituer une menace en sachant qu'elle envisage
dès le départ le replacement du centre culturel, sans se soucier
de la dénaturation de celui-ci #177; ce qui remet largement en question
le statut
129 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 240.
130 AMP : Liasse 4588 #177; 1983-1988 #177; L'oreille
est hardie ~ Compte-rendu de la réunion au sujet du rachat de l'Hotel du
185, Faubourg du Pont-Neuf, entre Mr Breuil et Mme Bertrand #177;
1er février 1988.
131 ACM : « Baux », courriers de Marcel
Breuil, 21 décembre 1988, 30 mai 1989, 17 septembre 1990 et 27
février 1991.
132 RAFFIN Fabrice, op. cit., pp. 240-241.
d'indépendance du lieu, mrme s'il le conserve dans les
faits. Cette hypothèse émise par le maire s'explique par les
plaintes régulières des voisins du Confort Moderne qui
dénoncent les nuisances et les dégradations commises les soirs de
concerts et publient des pétitions.133 Par ailleurs, si ce
rachat passe pour un véritable sauvetage et une prise de risque de la
part de la municipalité, il semblerait bien que toutes les
possibilités de réhabilitation du lieu soient envisagées
sans la participation de LOH avant la transaction. La municipalité ne
croit donc pas à la viabilité du Confort Moderne et ne parie pas
sur sa survie. Elle porte un regard qui ne tient pas compte de la passion et de
l'attachement des membres de l'association faisant vivre ce lieu.
Cependant, mrme si l'idée fut évoquée en
coulisses, la relocalisation ne fût pas mise à l'ordre du jour. Le
Confort Moderne était sans doute suffisamment implanté dans le
tissu culturel poitevin pour qu'on modifie son emplacement. Si nous avons vu
précédemment que LOH a eu du mal à se coordonner avec les
autres associations poitevines, l'association parvient tout de mrme en juin
1988 à organiser, en collaboration avec l'Agora et le Puits de la
Caille, deux petits centres culturels de diffusion artistique de Poitiers, le
premier festival « Eat Some Rock » : une série de concerts se
déroulant sur deux jours dans chaque lieu à tour de
rôle.134 C'est aussi l'image d'un lieu réputé
à l'échelle nationale qui prévaut et qui incite
peut-être les pouvoirs publics à ne rien faire qui puisse mettre
en péril le fonctionnement du Confort Moderne.
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