Première Partie - 1984-1989 : De l'enterrement
à l'enracinement de L'Oreille est Hardie
Cette première partie va nous permettre de voir comment
l'association L'oreille est hardie, aujourd'hui très bien
implantée dans le tissu culturel poitevin, a construit son ascension
#177; qui ne s'est pas déroulée sans embûche a
jusqu'à la fameuse date clé de 1989.
I- 1984 : Mort définitive ou simple gestation
?
L'année 1984 semble ~tre, à la vue des
différents fonds d'archives, une année creuse en termes
d'activité culturelle alternative à Poitiers. On retient comme
seul fait marquant l'organisation à l'amphithéltre Descartes par
l'AMP (Association musicale poitevine) d'un concert de
Bérurier Noir le 9 juin.18 Marquant non par le fait
qu'il s'agisse du groupe censé avoir fait imploser le mouvement
alternatif à lui tout seul, mais plutôt par celui qui a
consisté à le faire venir dans la province poitevine à une
époque oE il ne bénéficiait pas encore de toute l'audience
qu'on lui connait aujourd'hui (ce qui a d'ailleurs conduit
à un fiasco du concert). Outre cet événement,
les sources concernant notre sujet d'étude semble cruellement faire
défaut. Comment interpréter ce manque d'informations concernant
le milieu associatif musical poitevin, qui peut laisser planer le doute
concernant la pertinence du choix de nos bornes chronologiques ? Ce milieu
n'est-il pas encore né, ou très peu actif ? Est-ce une
année creuse ? Une période charnière ? Afin de
répondre à ce questionnement et de comprendre la situation de
1984, il va nous falloir étudier les événements de
l'année précédente, qui permettront alors de donner des
perspectives à notre travail.
A/ Le Meeting : pleins feux sur Poitiers
Le mois de juin 1983 reste symbolique dans l'histoire
culturelle de Poitiers. Un mois marqué par le déroulement du
festival intitulé « Le Meeting ». Organisé dans
plusieurs lieux de Poitiers (au Théâtre situé Place du
Maréchal Leclerc, ou sous un chapiteau implanté en face de
l'ancien lycée des Feuillants, boulevard Lattre de
18 Archives de la Fanzinotèque de Poitiers
(AFP), « Revue de presse de l'AMP ».
Tassigny) le festival accueille de nombreux groupes dont la
renommée actuelle n'est plus à faire. L'orchestre de Glenn Branca
ouvre ainsi les festivités le 4 juin et sa venue ne laisse pas la presse
indifférente. Considéré comme « la tête de file
du mouvement musical le plus important depuis les minimalistes
»19, l'artiste newyorkais joue son seul concert en France pour
cette année à Poitiers et amène avec lui d'autres
artistes, presqu'anonymes pour l'époque, mais aujourd'hui mondialement
reconnus. C'est ainsi que le groupe Sonic Youth, un groupe majeur de
la scène rock internationale, effectue sous le chapiteau
poitevin son premier concert en Europe le 26 juin 1983. Les mystérieux
Américains The Residents, eux-aussi très avantgardistes
et très réputés, passent par le Meeting pour un de leurs
très rares concerts. L'éclectisme du reste de la programmation
s'exprime à travers la présence mêlée de grands noms
de la scène rock à réputation mondiale comme
Orchestre Rouge ou Killing Joke et de musiciens traditionnels
égyptiens : les Musiciens du Nil.
Derrière ce festival ayant obtenu un large écho
à travers la presse nationale, notamment dans les colonnes de
Libération qui consacre un article à chacune des
soirées du Meeting #177; écrit par un journaliste
déprché pour l'occasion ~ on retrouve l'association L'oreille
est hardie. Fondée en 1977 avec comme premier nom L'oeil
écoute, L'oreille est hardie, ou LOH, organise et promeut
dès le départ des spectacles favorisant « l'ouverture et le
décloisonnement : Musiques actuelles et traditionnelles (sacrées
et populaires), culture rock, jazz et inclassables [en direction de]
publics jeunes et moins jeunes, jonction avec l'immigration.
»20 Cependant, bien au-delà de la volonté de
mettre en avant un style musical, une esthétique particulière,
c'est l'envie de faire partager des sonorités, des ambiances nouvelles
qui animent l'association. LOH « s'est toujours sentie mal à l'aise
dans la contemplation de valeurs culturelles sûres. »21
Les objectifs fixés par l'association sont donc très clairs : il
s'agit de confronter des artistes peu ou pas reconnus, et donc pas
relayés par les canaux traditionnels du spectacle (publics ou
privés), à des publics visiblement demandeurs si l'on en croit le
succès acquis au fil des années, permettant à la
19 Archives du Confort Moderne (ACM) : « Press
Book de l'Oreille est Hardie » (septembre 1982-juin 1983), Centre
Presse du 1er juin 1983.
20 Archives Départementales de la Vienne (ADV)
: 1256 W 175 #177; 1987- DRAC - Musique et Danse - LOH Poitiers #177; Dossier
promotionnel du Confort Moderne #177; saison 1986-1987, p. 3.
21 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du
20 juin 1983.
structure d'organiser de plus en plus de manifestations (de six
en 1977, LOH est passé à la mise en place de vingt-trois
manifestations trois ans plus tard22).
Cette volonté de faire se produire à Poitiers de
nouveaux artistes a conduit LOH à s'inscrire dans des réseaux
dépassant les limites de l'Hexagone. La programmation établie par
l'association montre bien que les membres de LOH créent dès leurs
débuts des liens avec des groupes ou des structures #177; alternatifs ou
non #177; étrangers, et pas seulement européens. C'est d'ailleurs
probablement cette capacité à faire jouer de grands artistes en
devenir qui a donné à LOH, et par extension à Poitiers,
l'image d'une place culturelle importante, qu'elle conserve encore
aujourd'hui à travers cette histoire. Dès 1981, la presse
locale considère déjà que « L'oreille est
hardie a fait de Poitiers l'une des quatre ou cinq plaques tournantes de
la musique non-européenne en France. »23 Cette
affirmation se justifie par l'éclectisme musical international
installé par LOH à Poitiers : qu'il s'agisse de musique
traditionnelle indienne ou arabe, de blues ou de jazz
américain ou encore de rock alternatif anglais, l'association
poitevine a toujours essayé de dénicher des talents en gestation
à travers le monde #177; quelque qu'en soit le « genre »
musical #177; et dont la venue en France était impossible par le
biais des structures traditionnelles de l'industrie musicale. Les
Poitevins ont souvent été visionnaires, puisqu'ils ont fait venir
à Poitiers de futurs grands noms à maintes reprises. Ce fut par
exemple le cas de The Cure, groupe catalogué « new wave
» (se traduisant par « nouvelle vague »), qui se produisit deux
fois à Poitiers, à l'amphithéltre Descartes, le 27 octobre
1980 et le 8 octobre 1981.24 On remarque une nette différence
entre les deux concerts : on ne trouve aucune trace dans la presse de celui de
1980, alors que celui de 1981 est annoncé dans les quotidiens locaux
comme un événement, et un compte-rendu est même
publié quelques jours plus tard. En un an, le groupe anglais a tout
simplement percé. C'està-dire que LOH fait jouer en 1980 un
groupe quasiment inconnu en France, qui n'attire pas les foules, et participe
ainsi à l'acquisition de sa notoriété ; ce qui lui permet
d'organiser le mrme concert un an plus tard devant une salle comble. Permettre
à des groupes inconnus et exclus des circuits de l'industrie musicale
22 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC -
Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie -
1981.
23 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 25 avril
1981.
24 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 10 octobre
1981.
d'atteindre la notoriété et la reconnaissance fait
donc partie des objectifs de l'association dès le début :
« Face à l'industrie privée du spectacle
(« le show bizz a») qui n'a jamais
créé de musique novatrice et se contente d'exploiter des valeurs
sûres, il n'y eut jusque là qu'un réseau d'associations
plus ou moins éphémères pour soutenir les musiques
créatives, pour programmer les groupes et leur permettre de trouver un
public. [...] Et c'est souvent dans de tels réseaux fragiles que
les vedettes d'aujourd'hui ont trouvé leurs premiers partenaires, ceux
qui leur ont permis de tenir jusqu'à la reconnaissance
médiatique. »25
C'est ce genre de pratiques qui confère aujourd'hui
encore à LOH la réputation de remarquables découvreurs de
talents à l'échelle internationale, mrme si cette image a souvent
été acquise à retardement.
En effet, faire découvrir de nouvelles
expériences musicales constitue un risque certain pour l'association,
qui s'est souvent heurtée à l'incompréhension du public.
Les premiers pas de LOH ne se font d'ailleurs pas sans difficulté : on
retrouve par exemple dans la revue de presse du Confort Moderne de 1979 un
article dont l'origine et la date précise ne sont pas
spécifiées, dressant un bilan de l'action de LOH au bout de deux
ans. Il en ressort beaucoup d'incompréhension de la part du journaliste,
qui oppose le point de vue de l'association déplorant un public trop
fermé d'esprit, au sien et à celui d'une partie du public,
critiquant l'élitisme de la structure. Ce manque de
réceptivité transparaît beaucoup à travers la presse
d'époque, qui n'hésite parfois pas à tirer à
boulets rouges sur certaines manifestations organisées par LOH. Ainsi,
les quotidiens locaux ne sont pas tendres lorsqu'ils relatent le manque
d'ambiance au concert de 12°5 organisé par LOH à la
MJC d'Aliénor d'Aquitaine. Si les journalistes mettent un peu l'accent
sur la démarche éthique du groupe qui « ne sont pas des
requins tristes reconvertis un peu démago ou des jeunes cadres aux dents
longues du rock business »26 et revendiquent par
là une démarche alternative, c'est d'un « bide
a», d'un groupe qui « s'est ramassé »
dont le même journal parle quatre jours plus tard. Pourquoi retient-on
alors aujourd'hui ce genre d'événement si décrié ?
Parce que le journaliste n'a perçu qu'un groupe jouant une musique
à laquelle il n'était pas très réceptif, devant un
public clairsemé, ce qui équivalait pour lui à un
échec. Or, ce que l'on garde aujourd'hui, et qui a d'ailleurs
25 ADV : 1666 W 1- 1976-1984 #177; DRAC -
Manifestations culturelles - Historique de l'association l'Oreille est Hardie -
1981.
26 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1980-juillet 1981), Centre Presse du 3 octobre
1980.
été compris il y a longtemps par les
contemporains de cette époque, c'est que LOH a fait jouer à
Poitiers #177; et ainsi contribue à sa renommee #177; un grand nom de la
musique amplifiee française, qui a collabore avec de nombreux artistes
de la musique populaire hexagonale, comme Jacques Higelin ou Bernard
Lavilliers. Ce « flair », cette capacite à faire decoller des
artistes de talent #177; français ou non #177; est donc devenue en
quelque sorte la marque de fabrique de LOH et lui a donne une réputation
à l'échelle nationale.
Pourtant, malgré l'image de marque, les succès
indéniables accumulés jusqu'en 1983 et « plus de 200
groupes, orchestres ou solistes produits à Poitiers sans concession
à la mode, sans se soucier des habitudes de consommations culturelles
»27, LOH decide de mettre un terme à ses activites en
organisant un dernier événement à la hauteur de
l'empreinte que la structure a laissé dans le paysage culturel poitevin
: le Meeting. Veritable « manifeste politique, qui a rendu fou
Santrot28 »29 selon Francis Falceto,30 ce
festival s'installe au coeur de Poitiers durant presqu'un mois et offre le
« plateau le plus prestigieux et le plus megalo de « Juin à
Poitiers.» »31 Cette manifestation consacre les pratiques
et les liens dans lesquels LOH s'est inscrite depuis sa fondation : l'axe
Poitiers ~ New-York atteint son sommet avec la venue de Glenn Branca et de
Sonic Youth, les liens avec le rock anglais s'expriment
à travers Killing Joke, et la musique traditionnelle du monde
entier trouve egalement sa place avec les Musiciens du Nil. Ce
sabordage retentissant sonne donc comme le dernier coup d'éclat de
l'association poitevine, qui fait l'objet d'une large campagne de soutien
à travers la presse nationale, poussant LOH à continuer son
action culturelle. Voyons à travers tous ces articles, les raisons qui
ont pousse les jeunes Poitevins à abandonner leur activite de
programmateurs artistiques.
27 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), Nouvelle République du 20
juin 1983.
28 Maire de Poitiers de 1977 à 2008, Jacques
Santrot fut conseiller general de la Vienne de 1973 à 1988 et depute de
1978 à 1988.
29 MOUILLE Thierry : Le Confort Moderne,
1985-2005, Poitiers, L'Oreille est Hardie, 2005 (source
audio-visuelle).
30 Membre de L'oreille est hardie, Francis Falceto fut
l'un des quatre piliers ayant fondé le Confort Moderne. Il est
aujourd'hui spécialiste des musiques éthiopiennes.
31 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle République du
20 juin 1983.
|