B/ La Ville de Poitiers et L'oreille est hardie : une
politique de l'effort insuffisante
La lecture de l'ensemble de la revue de presse concernant
l'autodissolution de LOH traduit plusieurs faits. Tout d'abord, il est
important de constater que la campagne de soutien qu'engendre la disparition de
la structure poitevine est presque plus importante dans des journaux
extérieurs à la ville de Poitiers que dans les quotidiens locaux.
Le journal Libération suit ainsi les jeunes Pictaviens depuis
le début des années 1980, séduit par une association qui
« a habitué un public substantiel aux dérives sonores les
plus inhabituelles »32, et consacre plusieurs articles
consécutifs à l'annonce du jubilé de LOH en ce mois de
juin 1983. Un envoyé spécial est même
dépêché à Poitiers pour raconter le Meeting au jour
le jour, ce qui témoigne de l'ampleur de l'événement.
À l'échelle nationale, LOH est donc devenue très
réputée et la campagne de presse militant pour sa sauvegarde
laisse mrme transparaitre une nette admiration, voire finalement de l'envie :
« Vive Poitiers ! Qui est capable à Paris de proposer un tel
programme? »33 interroge-t-on dans Le Matin de Paris.
Cette admiration est d'ailleurs amplifiée par l'image que ces titres
nationaux se font de Poitiers. Si la capitale poitevine reflète
déjà par le biais de son campus universitaire l'image
d'une ville étudiante, c'est celle d'une « ville bourgeoise
endormie »34 qui prévaut chez eux et qui force le
mérite de LOH : celui d'instaurer une effervescence culturelle dans
une localité qui ne s'y prte a priori pas. Ce ressenti
est d'ailleurs partagé par certains membres de l'association : Falceto
se plaint ainsi que « Poitiers est encore une ville endormie, c'est
toujours la foire d'empoignes avec des rivalités féodales.
»35 Ce membre de l'association fait donc deux ans avant
l'annonce de la cessation d'activité de LOH, le constat de
relations difficiles avec les institutions poitevines.
Pourtant, le contexte politique de Poitiers et son volet
culturel semblent à première vue adaptés au
développement d'activités musicales E entre autres ~
diversifiées. « En 1977, la nouvelle majorité socialiste
conduite par J. Santrot
32 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai
1982.
33 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), Le Matin de Paris du 25 juin
1983.
34 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1978-juillet 1979), Libération du 19 juin
1979.
35 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), La Nouvelle
République du 23 septembre 1982.
entreprend une politique de développement culturel,
modèle de l'action culturelle locale des municipalités de gauche
de 1970 à 1980. »36 Libération fait le
même constat en observant une municipalité qui « a
multiplié par six le budget de la culture [et] a choisi le
fédéralisme, contre la centralisation-bunkérisation type
Maison de la Culture. »37 On se trouve donc en présence
d'une municipalité « passée à gauche » en 1977,
adoptant une ligne culturelle forte qui favorise les associations #177;
à l'image de beaucoup d'autres agglomérations de plus de 30 000
habitants ayant élu une majorité socialiste cette même
année #177; en contradiction avec celle du gouvernement giscardien et
son « désengagement financier [...] qui laisse aux
municipalités de très lourdes charges. »38 C'est
finalement cet ensemble de politiques locales qui a préfiguré le
volet culturel de la politique nationale du premier septennat de
François Mitterrand, qui « aboutit notamment à la
reconnaissance du jazz, du rock, du rap
»39, des styles musicaux nouveaux, largement défendus
par LOH. La municipalité a donc tenté de favoriser
économiquement les associations poitevines, ce qui s'est traduit par une
augmentation progressive des subventions attribuées à LOH entre
1977 et 1983, censées soutenir le budget de l'association, comme en
témoigne ce graphique réalisé à partir de divers
documents (dossier de demande de subventions et quelques articles de presse)
:
Montant en Francs
1200000
1000000
800000
400000
600000
200000
0
1977 1978 1979 1980 1982 1983
Année
Subventions de la municipalité
Budget de LOH
Evolution des subventions municipales et du budget
de L'oreille est hardie (1977-1983)
36 RAFFIN Fabrice, Friches industrielles, un monde
culturel européen en mutation, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 36.
37 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai
1982.
38 URFALINO Philippe, « De
l'anti-impérialisme américain à la dissolution de la
politique culturelle », dans Revue Française de Science
Politique, octobre 1993 (n° 5), p. 830.
39 POIRRIER Philippe, Société et
culture en France depuis 1945, Paris, Editions du Seuil, 1998, pp.
80-81.
Ce graphique traduit toutefois bien le décalage entre
les aspirations de l'association ~ matérialisées par le budget
#177; et le soutien apporté par la Ville, malgré ses efforts
financiers. Les désaccords entre LOH et la municipalité sont
anciens et prennent différentes formes. Ceux-ci sont consécutifs
aux changements de conception des membres concernant le fonctionnement de leur
association. Falceto explique ainsi :
« Il y a quatre ans, on regardait avec suspicion les
subventions municipales. C'est tout juste si on a accepté les 1000
francs qu'on nous a alloués. Notre point de vue a heureusement
changé et on ne crache pas sur les 120 000 francs reçus cette
année. Au contraire, on estime que ce n'est pas assez. »40
Cette demande de subventions croissante non satisfaite
s'accompagne par ailleurs d'un manque de compréhension de la part de la
municipalité. Mrme si les efforts financiers déployés pour
aider les associations poitevines sont réels, bien qu'insuffisants, la
Ville adopte une politique de gestion des structures qui semble
inadaptée. Pour le technicien culturel local, « il faut que les 13
associations que nous aidons aient des relations entre elles
»41 afin de mettre leurs moyens en commun : il s'agit du
principe fédéraliste mis en place par le conseil municipal pour
gérer les associations. Il parait toutefois techniquement difficile de
faire mener à bien des projets artistiques communs à des
associations labellisées #177; ayant des buts clairement
éloignés #177; surtout dans le cas de LOH qui propose des
spectacles peu conventionnels. Ce fonctionnement anti-centraliste vise à
impliquer le milieu associatif dans une logique de rentabilité et de
gestion globale de la ville. Il se matérialise à travers «
la SDAC (structure décentralisée d'action culturelle) ; cette
grosse structure qui n'a pas encore de statut juridique [qui] possède de
fait le monopole de l'animation culturelle sur la ville »42,
dans laquelle LOH ne trouve finalement pas sa place et a donc le sentiment de
ne plus pouvoir aller jusqu'au bout de ses projets.
Le manque de moyens conjugué à une mauvaise
conception des réelles ambitions de la structure par la
municipalité pousse donc LOH à sonner le glas de ses
activités au mois de juin 1983. Cela a pour effet d'attiser les
critiques envers la municipalité,
40 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1981-juillet 1982), Libération du 12 mai
1982.
41 Ibidem.
42 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 20 juin 1983.
qui est accusée de laisser tomber une association
réellement active, donnant un souffle nouveau à la vie culturelle
de Poitiers. « Oh hé de la mairie, réveillez-vous, avant que
les Poitevins n'aient plus le choix qu'entre Sardou et les tournées
Karsenty »43 interpelle ainsi le journal
Libération. LOH se trouvant dans l'impasse, il va maintenant
nous falloir analyser les solutions s'offrant à l'association lui
permettant d'envisager un avenir moins sombre que l'autodissolution pure et
simple, et une alternative à un fonctionnement la rendant trop
dépendante du bon vouloir des pouvoirs locaux. Le constat qui
découlera de cette prochaine partie nous permettra ainsi de comprendre
le virage pris par LOH et le manque d'activité culturelle alternative en
1984.
C/ Muter ou mourir : quelles solutions pour la survie de
L'oreille est hardie ?
Additionnées à ces dissensions avec la
municipalité, il convient également d'analyser un certain nombre
de pratiques, propres au milieu associatif, qui condamnent souvent ce type de
structures à de courtes durées de vie, notamment lorsqu'elles
font le choix d'un fonctionnement alternatif, avec une forte
indépendance. Ces codes communs sont d'ailleurs à mettre en
relation avec les divergences entretenues avec les institutions en
matière d'action culturelle. Ainsi, LOH « met en avant des cycles
courts de production accompagnés d'une organisation du travail souple
»44 qu'il faut opposer au fonctionnement administratif plus
lent de la municipalité, qui entrave les capacités rapides
d'organisation d'événements de l'association. Dépendre des
infrastructures municipales et donc de la lenteur des décisions de
l'administration constitue donc un obstacle et peut constituer un facteur de
frustration chez les membres débouchant naturellement sur un sentiment
de lassitude. Un sentiment de lassitude qui peut aisément être
relié à la nature mrme de l'activité des membres.
L'organisation du travail souple évoquée plus haut se conjugue
avec les statuts des acteurs culturels qui constituent les forces vives de
l'association. Ils « sont étudiants, exercent déjà
une activité professionnelle ou sont sans emploi et n'ont pas de projet
précis pour leur avenir. »45 Les programmateurs de LOH
exercent donc cette activité associative en tant que
43 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), Libération du 24 juin
1983.
44 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 37.
45 RAFFIN Fabrice, op. cit., p. 36.
bénévoles, à l'exception de « 3
salaries seulement (1 poste et 2 demi) »46 touchant des
salaires autofinances. Il faut donc comprendre la precarite qu'implique ce mode
de fonctionnement se fondant sur un benevolat passionne. Dans une region
où les seuls tourneurs de musiques amplifiees ou traditionnelles sont
des benevoles qui portent à eux-seuls le poids d'une demande croissante
I de la jeunesse notamment ~ dans ce domaine, il est évident que la
pérennité de l'association n'est que relative. «
Forcément, au bout d'un moment, les gens ils s'épuisent, ils
cherchent du travail, ils s'en vont et puis voilà : les choses se
plantent. »47 Ce témoignage d'une des membres de la
Fanzinothèque de Poitiers traduit donc bien le sentiment de fatigue qui
peut-rtre perçu par des bénévoles, d'autant plus
lorsqu'ils se heurtent à une municipalité qui ne répond
pas à leurs attentes. La survie de l'association n'est donc plus
garantie que si la passion et l'envie des membres sont plus fortes que les
entraves municipales. Or, en 1983, il semble bien que le formalisme
administratif de la Ville soit venu à bout des ardeurs de LOH.
Cette base associative de benevoles conduit d'ailleurs
jà une consequence évidente, très liée au
caractère passionné de l'activité de LOH : une vision
à très court terme. Celle-ci se concretise par une spontaneite
affirmee de leur action, engendrée par les goûts et les envies des
membres. L'expérience associative alternative, notamment celle des
debuts de LOH, est une aventure du moment, immédiate. Les membres
mettent tout en oeuvre pour faire venir à Poitiers les artistes qu'ils
souhaitent voir évoluer, sans trop se soucier des retombées
économiques ou de la viabilité du projet, puisque leur regard se
focalise sur l'instant et non sur le long terme. L'échec
temporaire est donc permis, puisqu'il n'a qu'une faible incidence sur la survie
de la structure et ne remet en cause #177; pour le cas de LOH #177; qu'un
faible nombre de salaries, eux-mêmes conscients de leur precarite. La
spontaneite est donc au centre de l'activité de l'association,
qui se focalise uniquement sur l'organisation pragmatique des
manifestations culturelles, et ne s'inscrit pas sur la durée E en
temoigne la non-conservation de leurs archives administratives, par exemple. Ce
benevolat passionne est significatif du caractère aventureux,
experimental de LOH et implique une cessation d'activité
facilitée. La structure étant animée par
46 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 20 juin 1983.
47 Entretien avec Gilles et Marie de la
Fanzinothèque, propos recueillis le 31 janvier 2011.
l'engagement de ses membres et peu soumise à des
impératifs financiers, il est aisé de se saborder lorsque l'envie
fait défaut. C'est une des facilités permises par
l'indépendance des composantes du mouvement alternatif et l'absence de
comptes à rendre. On remarque d'ailleurs que cette indépendance
devient de plus en plus difficile à garantir étant donnée
l'augmentation #177; même insuffisante #177; des subventions, et les
rapports impératifs #177; même conflictuels #177; devant
être entretenus avec les structures municipales pour pouvoir organiser
des manifestations. Les membres de LOH « n'ont pas toujours réussi
leur intégration. C'est du reste à ce prix qu'ils ont pu
préserver cette indépendance... qui leur coûte cher
aujourd'hui. »48 L'association a donc des ambitions en 1983 qui ne
correspondent plus à son fonctionnement. Même si celui-ci tend
à se formaliser avec la création d'emplois mrme précaires,
l'organisation d'événements de plus en plus nombreux et de plus
en plus importants en termes d'audience, ne peut plus se conjuguer avec
l'absence de réponses de la part de la Ville. L'association
décide donc de mettre un terme à ses activités en juin
1983.
Le manque d'activité culturelle alternative
en 1984 s'explique donc aisément par la dissolution de
l'association motrice de cette scène à Poitiers. Pourtant, il
convient d'appréhender ce sabordage comme un message fort aux
institutions qui ne répondent pas à ses besoins, plutôt que
comme une mort pure et simple. Les membres de l'association entrent finalement
dans une période de réflexion concernant leur fonctionnement et
il semblerait que le festival censé marquer la fin de LOH soit
finalement le point de départ d'une nouvelle aventure culturelle
à Poitiers.
48 ACM : « Press Book de l'Oreille est Hardie
» (septembre 1982-juillet 1983), La Nouvelle
République du 22 juin 1983.
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