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Sous la direction de : M. BOURGEOIS
Guillaume
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Master 1 Recherche Civilisation, Histoire et
Patrimoine Université des Sciences Humaines et Arts de POITIERS Jury :
MM. BOURGEOIS Guillaume et GREVY Jérôme
La scène alternative de
Poitiers
1984 - 1994
Remerciements
Je remercie Guillaume Bourgeois pour l'intér~t qu'il a
manifesté vis-à-vis de mon objet d'étude et mon travail de
recherche. L'attention qu'il a portée à l'élaboration de
mon mémoire et la qualité de ses conseils m'ont été
d'un précieux secours et ont su me guider lors de la
rédaction.
Je tiens également à exprimer m a profonde
reconnaissance à toutes les personnes
ayant construit et fait vivre la scène alternative de
Poitiers, qui ont accepté de
m'accorder du temps et qui se sont pretés au jeu de
l'entretien. Leur témoignage m'a beaucoup apporté. J'adresse
ainsi de sincères remerciements à Luc Bonet et Gil Delisse -- qui
m'ont offert les éléments nécessaires à l'analyse
du fonctionnement du label On a faim ! -- ainsi qu'à Marie Bourgoin et
Gilles Benèche -- sans qui mon étude de la Fanzinothèque
de Poitiers aurait été incomplète. Je n'oublie pas
l'ensemble de l'équipe du Confort Moderne et notamment Emma Reverseau --
qui m'ont permis d'accéder aux archives du centre culturel -- ni celle
de la Fanzinothèque, qui s'est toujours tenue à m a disposition
pour trouver des réponses à mes questions. Je tiens à leur
exprimer ma gratitude la plus profonde.
Mes remerciements s'adressent aussi à mes proches et
à mes amis qui ont su trouver les mots pour m'encourager et qui m'ont
épaulé tout au long de cette aventure.
Sommaire Introduction 1
Première Partie - 1984-1989 : De l'enterrement
à l'enracinement de L'Oreille est
Hardie. 11
I- 1984 : Mort définitive ou simple gestation ?
11
A/ Le Meeting : pleins feux sur Poitiers 11
B/ La Ville de Poitiers et L'oreille est hardie : une politique
de l'effort insuffisante . 16
C/ Muter ou mourir : quelles solutions pour la survie de
L'oreille est hardie ? 19
II- Le Confort Moderne : de nouvelles bases pour un nouveau
départ 22
A/ Un lieu pour L'oreille est hardie : de la friche industrielle
au centre culturel 22
B/ La professionnalisation et l'aide à l'emploi comme
vecteur de durabilité 26
C/ La cristallisation d'activités diversifiées
créatrices d'emplois 29
III-- L'ancrage du Confort Moderne
à plusieurs échelles. 34
A/ Des contacts internationaux anciens. 34
B/ Le Confort Moderne et Poitiers : des doutes à
l'enracinement. . 38
C/ Une place importante de la scène alternative
hexagonale. 42
Deuxième Partie - 1989-1992 : Entre mort nationale
et explosion locale ? 47
I- La fondation de la Fanzinothèque de Poitiers : la
presse alternative comme complément de la scène poitevine
préexistante 47
A/ Poitiers : un espace propice à la création de
la Fanzinothèque 47
B/ Du lieu de stockage de la presse lycéenne au temple du
fanzinat français :
l'appropriation du lieu par ses acteurs 52
C/ L'événementiel professionnalisant et un
matériau inépuisable comme facteurs de durabilité 56
II- La fondation du label On a faim ! : le militantisme
comme moyen de promotion de la musique et des valeurs alternatives 58
A/ Une naissance au sein de relations fortes et
prédéfinies 59
B/ Un label marqué par le sceau de la culture politique
libertaire 62
C/ Entre isolement local et reconnaissance nationale 67
III- Le Confort Moderne : dans l'air du temps sur deux
tableaux 69
A/ Un témoin intéressant de la situation de la
scène alternative nationale 70
B/ Une ligne qui conserve ses caractéristiques
et s'enrichit : vers un pôle culturel de
grande envergure ? 74
C/ Une institutionnalisation à deux vitesses : des
premières compromissions non sans accrocs 78
Troisième Partie - 1992-1994 : mise au pas et
continuité, mise à l'écart et
rapprochement 84
I- L'avenir du Confort Moderne en suspens 84
A/ La rentrée de 1992 : stupeur médiatique et bras
de fer en coulisses 85
B/ La réaction du Confort Moderne : du dépit
à la radicalité 91
C/ La mise en place des soutiens : entre militantisme culturel
et enjeux électoraux 94
II- Résolution et sortie de crise : à quel
prix ? 98
A/ Réveil de la DRAC et reprise du dialogue 98
B/ Le revirement du Confort Moderne 100
C/ Le Confort Moderne, deuxième acte : la mise en place
du nouveau fonctionnement 105
III- L'évolution de la scene alternative de Poitiers
: des changements dans des
trajectoires diverses 110
A/ Le Confort Moderne en voie d'institutionnalisation
définitive . 110
B/ On a faim ! : des changements dans la continuité 115
C/ La Fanzinothèque : une ligne directrice immuable 119
Conclusion 123
Annexes 136
Sources 168
Bibliographie 172
Introduction
« Faire qu'il se passe quelque chose dans notre
région et d'abord faire tourner les musiciens actuels, qui brassent, qui
touillent, qui se défendent pratiquement seuls, sans le soutien des
grands médias. [...] Contribuer à liquider les
préjugés tenaces dont sont victimes les créateurs locaux ;
trouver une alternance au centralisme qui sévit partout en
matière de diffusion et de création. Faire reculer le
sous-développement et la dépendance culturels de la province
à l'égard de Paris. Prendre l'initiative. La
décentralisation à l'épreuve du concert international.
»1
Ce manifeste, cette profession de foi, ici prononcé par
l'association L'oreille est hardie de Poitiers, témoigne bien de la
situation du paysage culturel français du début des années
1980, déchiré entre deux conceptions différentes de la
culture. Cette vision semble prolonger l'état d'esprit d'une «
« scène » qui, depuis la fin des années 70,
réclam[e], en province comme à Paris, sans bruit mais avec
obstination, un autre style, une légitimité. »2
On voit bien ici qu'il ne s'agit pas de réclamer, mais de proclamer une
action culturelle pour satisfaire cette demande croissante d'un autre style, en
dehors du cadre culturel traditionnel qui reste sourd aux aspirations nouvelles
de la jeunesse. C'est donc cette scène autoproclamée, qui
s'affirme contre le centralisme, le sous-développement et la
dépendance culturels qui va guider notre recherche, à
l'échelle de Poitiers, entre 1984 et 1994.
Pour comprendre la construction de cette scène, il faut
d'abord appréhender le fonctionnement du circuit traditionnel de la
musique en France, tel qu'il fut mis en place dès l'après-seconde
guerre mondiale. Déjà prépondérant dans
l'entre-deux guerres, le show-business, ou music-hall, comme
on l'appelle, devient alors hégémonique et exerce son emprise sur
toutes les composantes de la musique hexagonale, qu'il s'agisse de la
sélection, de la production et de la diffusion des artistes : « Les
majors maîtrisent, sur un réseau international et un axe vertical,
toutes les étapes de production de la musique. »3 C'est
pourquoi un musicien voulant ~tre reconnu du grand public avant les
années 1980 doit obligatoirement emprunter ce circuit. Cela signifie
qu'il lui faut dans un premier temps ~tre repéré parmi un vivier
d'amateurs qui font leurs premiers pas dans les petits cabarets ou
dancings. Ce repérage peut revêtir différents
aspects : il s'agit d'auditions convoquées par les
1 Prospectus de l'association « L'Oreille Est
Hardie » - 1983.
2 COUTURIER Brice, Une scène jeunesse,
Paris, Autrement, coll. « A ciel ouvert », 1983, 4e de
couverture.
3 LEBRUN Barbara « Majors et labels
indépendants », dans Vingtième Siècle. Revue
d'histoire, 4/2006 (no 92), p. 34.
directeurs artistiques de grandes maisons de disques (aussi
appelées majors), de tremplins organisés dans les quelques
grandes salles parisiennes tenues par des promoteurs privés, ou par des
radio-crochets qui voient la collaboration entre ces mrmes salles et des radios
périphériques comme Europe1 ou RTL. L'artiste
repéré entre alors dans l'industrie du disque, exclusivement
dominée par les majors qui détiennent le monopole des circuits
de fabrication et de distribution des albums qu'ils produisent. Il
ne reste alors qu'à diffuser ces productions musicales, diffusion
assurée par les concerts organisés par les promoteurs
privés dans les grandes salles parisiennes (de type Olympia ou Bobino),
ou par les radios qui « matraquent »4 les titres issus des
majors. Le circuit traditionnel du show-business d'après-guerre
forge donc une culture uniforme de masse calquée sur les modes musicales
importées des pays anglo-saxons, oI les artistes qui ont la
possibilité d'y pénétrer sont choisis pour leur
capacité potentielle à vendre un nombre important de disques. Ce
type de fonctionnement exclut donc de fait un nombre important de musiciens
amateurs, qui se voient condamnés à une existence artistique
éphémère, c'est-à-dire à quelques
représentations confidentielles dans des cabarets à faible
capacité d'accueil et donc d'audience.
La première rupture avec ce cadre dominant survient
dans l'Angleterre du milieu des années 1970. Aujourd'hui plus reconnu
pour les scandales médiatiques qu'il engendra, le mouvement
punk5, par les pratiques nouvelles qu'il employa, permit au
vivier d'amateurs mentionné plus de voir leurs productions
exposées au grand public en contournant les rouages du
show-business. Profitant d'un accès facilité
aux technologies d'enregistrement, ces artistes méconnus purent
eux-mêmes fixer leurs créations musicales sur bande. Des
éditeurs indépendants et autoproclamés se chargeaient
alors de la production des disques, qui étaient ensuite
distribués par de petits disquaires, eux-mêmes
indépendants.6 On voit donc qu'à partir du moment o
4 Lucien Morisse, directeur des programmes
d'Europe1dans les années 50 met au point le « matraquage »,
qui « consiste à avantager #177;voire à imposer #177; sur
les ondes le chanteur ou la chanson qui nous plait et dont nous
ménageons parfois l'exclusivité» : MILLET François,
« On connaît la chanson », in MBC, L'année
du disque 2001, Paris, MBC, 2002, p. 3.
5 On parlera ici de mouvement punk (au
sens de mouvement culturel lié à certaines pratiques et
caractéristiques d'ordre non-seulement culturels mais aussi social,
économique ou politique qui lui sont propres) et non de genre musical
punk (qui découle d'une critique esthétique subjective)
dont ce n'est pas le propos.
6 Citons comme exemple le label britannique Rough
Trade, d'abord simple boutique en 1976, puis label indépendant en 1978,
fondés par Geoff Travis, qui souhaitait « promouvoir une musique
marginale, non distribuée par les majors » : LEBRUN Barbara op.
cit., p. 38.
0EFSRssiFilifp GIIQrITisAEIr GI10ELP XsiqXIFIXt
GpYIrIRXillpIEII Q'pINiNVEGors plus sIXlIP IQ/ l'aSEQa1I1GIs P ajRrs, XQ
rpsIaXaG'aFtIXLI, IaP I3IXas IX[-aussi, et parfois QRviFIK
EVIsNIstrXFtXrpISRXrIIIP SOEFIr #177; à échelle plus modeste
#177; les autres branches du circuit musical. Ces acteurs (musiciens, petits
labels, disquaires indépendants) qui ont fait du mouvement punk
XQIlpINSI iP SRItaQtI GIUl'histRirI GIK P XsiqXIs SRSXlIirIs, ERQt
EiQsiIIpXssiJà1FRQstrXiLI XQTFiLFXitRSEUllqKI I CFI1Xi
GI1l1iQGXstAiIT musicale traditionnelle en prenant eux-mêmes
les choses en main. Ils ont créé par-là une pratique
culturelle autogestionnaire nouvelle: le Do It Yourself (souvent
abrégé par le sigle D.I.Y., littéralement «
Fais Le Toi-Même a»1 7Xi IIQG FRP SII G'XQIA1pIlOII volonté
de substituer à la politique élitiste et commerciale des majors,
des méthodes de productions musicales volontaristes et
indépendantes. Cela implique le fait que, GEQAUI
IFiLFXitMltIIQatiZ,EFITsRQt l'IQJLIIP IQt INiXIiP SliFIIiRQDGINTIF\IXrs qXi sIP
FlIQt gEUQtir RERRHiI G'XQ GiNIXI AII la GiLIXsiRQ G'XQIAFIpDiRQ P XsiFalI,
IVQGis IX'RQ1SriLilpgiI1GaMQtagI1GEEKlI FiLFXitVtraGitiRQQIl XQID IIIMiRQIQt4I1
considérations esthétiques et rentabilité
financière du projet comme vectrices G'abRXtissIP IQt GI FIUGIIQiIIFE
&IAESIDiIXIK IXtRQRP IsEGXCFiLFXiNpunk ont également exclu
de fait toXtI FIQsXII (IiQRQ lII liP itIs iP SRNpINESar l'artistI
lXimême, ou par le réseau #177;souvent affinitaire #177; auquel il
appartenait) et ont permis G'iQtaRGXirI GIs FRGIs IstwptiqXIs IwiGIspXoIts
QRXaIiXx RGaQs lIrSl \agI EP XsiFDT (notamment le politique, dont il
était relativement exclu et qui était largement favorisé
par la crise sociale anglaise des années 70), faisant de ce mouvement
une véritable avant-garde.
Ce large détour par le mouvement punk
britannique est important, dans le sens où il permet de compreQGrIFFRP P
IQt CI EP RXvIP IQtaltIrQItifEVIMIiQstIllpCIt structuré en France.
Apparaissant en France vers 1976, la scène punk hexagonale
s'Ist IMIQtiIEIP IQt P aQifIstpI à 3Eris, EIX]travIrs GI EIXIEqXIs
ERXSIN emblématiques. Si certaines pratiques culturelles dont nous avons
parlé plus haut furent empruntées à la version anglaise du
mouvement, il faut toutefois remarquer que les punks français
reprirent surtout les caractéristiques les plus
médiatisées du mouvement britannique It iIIQvisThq1IQ24GRQFISCXs
FRP P e une mode musicale ou vestimentaire que comme un moyen de créer
un circuit culturel indépendant de celui GIMP IjRrM IEQ IffIt, P rP I Ai
lIMP pGiTI GI11'pSRIXILSRItaiIQt ARXjRXrs XQ rITarG G'iQFRP S1p1IQsiRQ aX P
iIX[, RXOQpgItiEIX SiLI IIXr lI FRtp SIRYRFIQt spectaculaire
des adeptes de cette nouvelle scène, les grandes
maisons de disques avaient bien compris l'intér~t financier qu'il y
avait à travailler avec ces nouveaux artistes, qui possédaient un
potentiel de ventes important, notamment auprès des jeunes. C'est ainsi
qu'on s'aperçut, en Angleterre d'abord, que l'autoproduction ne
constituait finalement qu'un tremplin vers les contrats avec les majors et
n'était pas une fin en soi.7 Ainsi relayées par les
circuits traditionnels, les productions du mouvement, d'abord marginal, se sont
ainsi assez diffusées pour faire du punk une mode qui, mrme si
elle choquait encore, commençait à entrer dans les moeurs. C'est
ainsi que l'on vit se développer en France une scène
punk, qui comme n'importe quelle mode de masse, reprenait les
mêmes codes que son homologue anglo-saxonne (vêtements savamment
déchirés et barrés de slogans et d'images provocateurs,
chant en anglais). On a donc pu observer en France un mouvement relativement
calqué sur la version anglaise du punk, qui, mrme s'il avait
déjà un pied dans le monde du show-business, a
tout de mrme pu poser certains jalons constituant les prémices d'un
circuit musical indépendant.
Car si le mouvement punk a été
détourné de son fonctionnement alternatif initial au profit d'un
genre musical de masse, il est important de prendre en compte le fait que
certaines structures indépendantes se sont tout de même
montées un peu partout en France dès la fin des années
1970 dans l'optique initiale du mouvement culturel britannique : celle de
produire et diffuser soi-mrme des oeuvres musicales exclues des circuits
traditionnels du disque #177; sans vocation à intégrer le
show-business #177; et de créer quelques îlots
d'indépendance artistique. Or, « la construction d'alternatives
jà une économie de la musique centralisée et
unidirectionnelle (telle qu'elle existait auparavant) doit beaucoup à
l'ancrage territorial de scènes locales. »8 Ce sont donc
ces premières bases qui ont permis à la scène alternative
de pouvoir réellement exploser au début des années 1980 et
qui lui ont donné sa forme : une juxtaposition de toutes ces
scènes locales, qui constitue ce qu'on appelle désormais le
mouvement alternatif. Ce schéma succinct implique d'ores et
déjà une difficulté concernant une définition plus
exhaustive de la scène alternative dans son ensemble : les
différences
7 Clode Panik, chanteur d'un des groupes
punk français les plus influents a ainsi mis un terme à
l'activité de « Métal Urbain » à cause des
« maisons de disques françaises, qui ont toutes refusé de
signer Métal Urbain » et de « la presse rock (?) et leurs
journalistes encensant les vieilles pop stars sur le déclin » :
RUDEBOY Arno, Nyark Nyark, Paris, La Découverte, 2007, p.
17.
8 GUIBERT Gérôme, « Les musiques
amplifiées en France, phénomènes de surface et dynamiques
invisibles », dans Réseaux, 2/2007 (n° 141-142), pp.
306-307.
qui distinguent les structures locales entre elles, qu'il
s'agisse de leur période d'existence, de leur fonctionnement, de
leur nature, ou de leurs acteurs permettent seulement l'élaboration de
concepts très globaux, n'incluant que les traits communs que partagent
ces différentes scènes, et mettant de coté les
particularités de chacune d'entre elles.
Nous reprendrons donc, pour donner une base à la
définition de notre sujet, la typologie d'une scène locale
construite indépendamment des circuits musicaux traditionnels, telle
qu'elle est énoncée par Gérôme Guibert : « Un
noyau d'acteurs passionnés, musiciens ou mélomanes [qui]
s'implique à des degrés divers pour défendre les groupes
qu'ils aiment, qu'ils connaissent ou dont ils font partie »9 en
tant que disquaires indépendants, producteurs également
indépendants, organisateurs de concerts dans des lieux
spécifiques (comme les bars ou les Maisons de la Jeunesse et de la
Culture), rédacteurs de journaux alternatifs ou animateurs
d'émissions de radios libres, qui font vivre la scène et
créent des connexions avec d'autres villes. Cette définition, qui
reste volontairement très large, permet tout de mrme d'esquisser assez
justement le schéma habituel d'une scène locale. Mais c'est
l'étude approfondie de chacune de ces scènes (qui n'est que peu
effectuée aujourd'hui) qui permettra de pouvoir forger des concepts plus
pointus concernant la réelle teneur du mouvement alternatif.
Nous rejoindrons, dans l'optique de combler ces carences, le
point de vue d'Antoine Hennion, plaidant pour des études de
cas10, qui seraient plus à même de restituer
fidèlement les caractéristiques de la culture alternative en
France dans les années 1980. Pourtant, au sein de la faible
quantité d'ouvrages traitant de ce mouvement, ce sont bel et bien
des études qui l'apprécient de manière globale qui
dominent, mrme s'il est important de distinguer les différents types de
productions constituant l'historiographie de la scène alternative. La
majorité de celles-ci se compose de contributions non scientifiques,
souvent destinées à un public large. Il est donc important de les
utiliser avec précaution dans le cadre d'un travail
9 GUIBERT Gérôme, La production de la
culture, le cas des musiques amplifiées en France, St Amand
Tallende, Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006, p.
240.
10 HENNION Antoine, « La musique, le Ville et
l'État. Plaidoyer pour des études de cas » dans Les
Collectivités locales et la culture, les formes de
l'institutionnalisation, XIXe-XXe siècle,
sous la dir. de Philippe Poirrier, Paris, Comité d'Histoire du
ministère de la Culture ~ Fondation Maison des sciences de l'Homme,
2002, p. 315.
universitaire et de porter un regard critique sur ces
écrits et leurs auteurs : « Dans un style qui balance
entre le nouveau journalisme, l'érudition sourcilleuse et la
prose post-moderne, ce sont pour l'instant essentiellement d'anciens critiques
de rock. »11 Nous partageons ce point de vue, mrme
s'il nous semble nécessaire de le nuancer en invoquant l'existence
d'ouvrages réalisés par d'anciens acteurs12 du
mouvement alternatif qui réaniment leurs réseaux d'alors, pour
livrer des compilations de témoignages bruts très exploitables.
Celles-ci contrastent avec les productions de critiques rock dont
parle Philippe Teillet, qui se proposent d'établir un panorama de la
musique rock en France à cette période, sans faire de
distinction entre scène show-business et scène
alternative, ce qui montre leur faible niveau d'analyse. l l'opposé de
ce type de littérature, nous trouvons une très faible
quantité de travaux scientifiques, de différentes natures, mais
nous allons le voir pas sans lien. Si quelques thèses universitaires
s'essaient dès le début des années 1990 à la
définition de cette scène alternative13, c'est «
à une nouvelle génération d'universitaires français
que l'on doit aujourd'hui un effort de production et de publication de travaux
de recherches en sciences sociales concernant ces musiques. »14
On assiste en effet depuis quelques années dans la communauté
scientifique, à un intérest soudain pour ce qu'on appelle
aujourd'hui les musiques actuelles, ou plus justement musiques
amplifiées, qui se développent avec l'expérimentation de
l'amplification. Ce terme, « qui représente un outil
fédérateur regroupant des univers qui peuvent estre très
contrastés : certaines formes des musiques de chansons dites de
variétés, certains types de jazz et de musiques dites du
monde, de fusion ; le jazz-rock, le rock'n'roll, le
hard-rock, le reggae, le rap, la techno, la
house music, la musique industrielle, le funk, la
dance-musique... »15, englobe des musiques qui se sont
développées au sein de la scène alternative. Cela a donc
poussé ces jeunes universitaires à étudier ce mouvement et
à apporter le regard scientifique qui manquait à
l'historiographie le
11 TEILLET Philippe, « Replacer le Rock dans
des dynamiques socio-historiques » dans « A propos des musiques
populaires : le Rock », sous la dir. d'Emmanuel Brandl, dans
Mouvements, 5/2006 (no 47-48), p. 221.
12 Rémi Pépin est notamment connu pour
avoir officié au sein du groupe parisien « Guernica », et Arno
RudeBoy fut membre de « Bolchoï ».
13 FOLCO Alain, Le mouvement rock alternatif,
Thèse d'Etudes Politiques et Sociales sous la dir. de M. Benoist, IEP de
l'Université de Droit d'Economies et des Sciences d'Aix-Marseille,
1990.
14 TEILLET Philippe, op. cit., p. 221.
15 TOUCHE Marc, « Musique, vous avez dit
musiques ? » in Les rencontres du grand Zebrock. A propos des musiques
actuelles, sous la dir. de Pierre Quay-Thévenon, Noisy-Le-Sec,
Chroma, 1998, p.15.
concernant. On retrouve donc un certain nombre de productions,
qu'il s'agisse de 7 monographies ou d'articles de revue, traitant #177;
directement ou indirectement ~ rigoureusement et méthodiquement de la
scène alternative. On remarquera que la plupart de ces auteurs gravitent
autour des éditions Mélanie Séteun, qui éditent de
nombreux ouvrages ainsi que la revue « Volume ! » (fonctionnant sur
le principe du Do It Yourself, alliant ainsi rigueur universitaire et
indépendance financière) traitant des musiques amplifiées.
On remarquera toutefois que c'est l'étude sociologique qui est
privilégiée au sein de cette école et que l'approche
historique du mouvement alternatif reste encore à explorer, même
si certains spécialistes des musiques amplifiées adoptent parfois
une démarche socio-historique. Ce sont d'ailleurs certainement les
méthodes de la sociologie qui ont donné lieu à la
formulation de définitions globales basées sur des enquêtes
de terrains réalisées dans des espaces locaux16, ce
qui rejoint l'idée d'une multiplication d'études de cas pour
appréhender un phénomène global.
Cette historiographie parcellaire et les affirmations qu'elle
avance vont donc construire notre questionnement. Nous avons par exemple vu que
le mouvement alternatif s'était appuyé sur des structures
héritées du mouvement punk et qu'il fonctionnait
également selon les principes du Do It Yourself, ce qui l'a
amené à être facilement associé au punk ou
accolé à un autre genre pour donner le « rock
alternatif »17. Ce premier postulat va donc nous amener
à nous demander si cette relation fut réelle, si la scène
alternative est restée intimement liée à la mouvance
rock, ou si elle s'est au contraire ouverte à de nouveaux
horizons culturels. Notre étude va également se poser la question
de la datation du mouvement : on retrouve communément au sein de la
documentation portant sur le rock alternatif un cadre temporel qui
part généralement du début des années 1980 (oE
l'influence du premier mandat de François Mitterrand légalisant
les radios libres et du ministère Lang est fréquemment
évoquée) pour s'achever en 1989, date symbolique du concert
d'adieu d'un des groupes alternatifs les plus influents de la scène :
Bérurier Noir. Cette date, qui semble marquer une rupture pour
les auteurs ayant écrit sur le mouvement nous
16 Fabien Hein réalise une enquête de
terrain en Lorraine dans son ouvrage Le Monde du Rock, ethnographie du
réel, St Amand Tallende, Mélanie Séteun et Irma
éditions, 2006 ; tandis que Gérôme Guibert en
réalise une autre en Vendée dans La production de la culture,
le cas des musiques amplifiées en France, St Amand Tallende,
Mélanie Séteun et Irma éditions, 2006.
17 Arno Rudeboy choisit ainsi comme sous-titre de son
ouvrage Nyark, Nyark, Paris, La Découverte, 2007 : «
Fragments de scènes Punk et Rock Alternatif ».
parait interessante et nous a pousses à determiner les
bornes chronologiques de notre étude. La fin d'un groupe, aussi
emblématique fusse-t-il, a-t-elle pu compromettre en une soirée
le déroulement d'un mouvement culturel en plein essor? Les structures
qui se sont montées au coeur des années 1980 ne devaient-elles
leur salut qu'à des groupes qui drainaient un large public et
commençaient à obtenir une audience mediatique tels les
Bérurier Noir? Nous allons tenter de voir si cette mort du
mouvement a reellement eu lieu et si la date fatidique de 1989 a effectivement
eu une influence notoire sur l'activité de la scène alternative.
Pour cela, nous avons choisi d'établir des bornes chronologiques
couvrant cinq ans de part et d'autre de l'année 1989, et qui nous
donnent donc un cadre temporel s'étalant de 1984 à 1994. Nous
nous sommes ainsi refuses à calquer notre analyse de la scène
locale poitevine sur les dates symboliques generalement employees pour evoquer
la naissance et la mort du mouvement à l'échelle nationale,
préférant porter notre étude sur l'évolution locale
des structures independantes face aux retombees provoquees par cet evenement
apparemment très significatif. Ce cadre nous amènera d'ailleurs
à observer l'évolution de l'action des pouvoirs publics
vis-à-vis de cette scène, qui s'est manifestee à travers
les deux septennats de François Mitterrand, et qu'on considère
beaucoup dans l'historiographie comme un élément
déterminant dans la naissance et le fonctionnement du mouvement.
L'étude des structures poitevines va nous amener jà
considérer l'influence d'un pouvoir socialiste sur la marche de ces
dernières. Notre travail se basera sur trois d'entre elles : Le Confort
Moderne, la Fanzinothèque et le label « On a faim ! a».
Conscient qu'il serait réducteur de réduire la
scène poitevine à ces seules trois entites, precisons que
c'est sur leurs critères d'audience, de longévité et
d'originalité que nous avons déterminé ce choix. Ce
travail ciblé ne nous empêchera neanmoins pas de croiser les
quelques autres acteurs qui ont contribue à developper la scène
de Poitiers, de façon plus confidentielle.
Nous nous appuierons pour realiser ce memoire sur les archives
du Confort Moderne, qui detient une revue de presse très complète
depuis la creation en 1977 de l'association qui gère le lieu : L'oreille
est hardie. L'exhaustivité de cette compilation d'articles
éclairera notre travail concernant le regard porté à
l'époque sur l'action culturelle de l'association. Par ailleurs, nous
avons également pu disposer des archives administratives de cet
etablissement, qui, malgre leur caractère incomplet, nous ont tout de
même renseigne sur le fonctionnement interne de la
structure, grâce des comptes-rendus de reunions, des
arrêtes de subventions, des conventions et autres documents internes de
differentes natures. Les archives de la Direction regionale des affaires
culturelles et de la municipalite nous ont quant à elles donne des
informations completant parfois les manques du fonds du Confort Moderne et
offert le regard porte par les instances officielles sur les composantes de la
scène de Poitiers, notamment le Confort Moderne et la
Fanzinothèque. Concernant cette dernière et le label On a faim !,
la quasi-absence d'archives papier nous a conduit à rencontrer
directement les acteurs qui ont fait, ou font toujours (pour le cas de la
Fanzinothèque) vivre ces deux structures, afin de comprendre comment
elles se sont creees, agencees et ont pu perdurer. Nous nous sommes donc
entretenus avec eux en les considerant non seulement comme des Poitevins actifs
dans la vie culturelle de leur ville, mais egalement comme des témoins
directs d'un mouvement national, auquel ils ont contribué en ajoutant
leur pierre à l'édifice. On remarque donc que nous avons pu nous
appuyer sur une documentation, même si elle reste parfois partielle,
beaucoup plus prolifique lorsqu'il s'agit du Confort Moderne. Notre
difficulté consistera donc à restituer l'histoire du label On a
faim ! et de la Fanzinothèque de façon aussi objective que pour
le Confort Moderne, avec une documentation beaucoup moins fournie et surtout
avec des sources relayant quasiexclusivement le point de vue interne de ces
structures.
Nous essaierons toutefois de garder en ligne de mire notre
principale question qui consistera à nous demander comment la
scène alternative poitevine a evolue en depit de la date apparemment
fatidique de 1989. Nous n'entendons donc pas restituer la genèse, la
naissance de la scène locale poitevine, même si nous nous verrons
obligés d'y faire allusion, mais chercherons plutôt à
appréhender la réalité ou non de la fin du mouvement
à Poitiers annoncée par l'historiographie. Cette question nous
permettra ainsi de décrire et analyser de manière précise
l'évolution du Confort Moderne, de la Fanzinothèque et du label
On a faim !.
Nous adopterons, afin d'articuler notre développement,
un decoupage chronologique qui nous permettra de delimiter les temps forts
ayant rythme la vie culturelle alternative de Poitiers entre le milieu des
annees 1980 et celui des annees 1990. Notre première partie nous
conduira ainsi à constater l'évolution difficile et pleine de
doutes de LOH, conduisant à la creation et la mise en place du
Confort
Moderne entre 1984 et 1989. Notre second chapitre
débutera en 1989 et s'achèvera en 1992. Il nous permettra de
constater si la prétendue fin du mouvement alternatif national a
réellement eu les conséquences que nous avons entrevues sur les
composantes structurant cette scène en marge des canaux traditionnels du
monde de la musique. Nous y constaterons et étudierons la naissance de
nos deux autres sujets d'étude : la Fanzinothèque et le label On
a faim !. Enfin, notre troisième partie englobera la période de
l'année 1992 à 1994, et nous montrera les changements de cap
opérés par nos trois exemples de structures alternatives,
à une heure oil le mouvement alternatif est considéré
comme disparu et oil la politique culturelle française en matière
culturelle revoie quelque peu les positions adoptées dans les
années 1980.
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