3. 3. Critique de la Théorie du Bien-être
Social
La critique de la théorie du bien-être social ici
sera bâtie autour de deux questions. La première est relative
à la possibilité de traiter du bien-être social de
manière normative, en laissant hors champ les jugements politiques et
moraux sur les finalités du développement social. La seconde a
trait à la nature des biens (économiques ou autres) qui doivent
être pris en compte pour évaluer le bien-être.
3. 3. 1. Les approches économiques et leurs
limites
- La richesse au sens de la comptabilité
nationale : une évaluation marchande
Le reproche fait à la comptabilité nationale est
de ne pas fournir de mesure pertinente du bien-être social. L'un des
problèmes auquel se heurte actuellement la Comptabilité
nationale, et qui justifie certaines des critiques qui lui sont
adressées, résulte du poids croissant d'activités
économiques pour lesquelles cette convention marchande ne fournit pas de
réponse claire. Le caractère peu satisfaisant de la mesure de la
productivité des services
révèle la fragilité du partage
volume-prix dès que la production n'est plus faite d'objets
matériels standardisés. Que l'on soit mieux soigné, les
professeurs plus compétents, les administrations plus efficaces, etc.,
constituent indéniablement des faits économiques que l'on devrait
pouvoir mesurer. Or, la Comptabilité nationale ne le permet pas. La
modification de la structure de la production en faveur des services et de
l'immatériel rend de ce fait plus douteuse la signification du taux de
croissance de l'économie. Il n'est cependant pas évident que la
solution consiste à remettre en cause la philosophie actuelle des
comptes nationaux pour essayer d'y faire entrer, par exemple, une mesure de
l'utilité sociale des activités de service. Le gain
d'informations risquerait d'être bien maigre comparé à
l'inconvénient d'une perte de cohérence du système. Reste
que cela n'interdit pas d'élaborer des indicateurs de bien-être
économique au sens d'Osberg et Sharpe, partiellement fondés sur
les données de la comptabilité nationale.
De fait, le procès du taux de croissance est d'abord
celui de son utilisation, réelle ou supposée, comme mesure de
l'évolution de la richesse et du bien-être social. Nul ne
contestera qu'un accroissement général de la production, toutes
choses restant égales par ailleurs, améliore le bien-être,
mais cela ne signifie pas que l'on puisse se limiter à des fonctions de
bien-être social dont les seuls arguments sont des biens pris en compte
dans le calcul du PNB.
- Les théories du bien-être et du choix
social conduisent à une impasse.
Cette autre critique vaut pour toutes les fonctions
d'utilité, indépendamment de leur capacité à
prendre en compte la question des inégalités. Dans sa version la
plus sommaire (définissant l'utilité sociale comme la somme des
utilités individuelles), l'utilitarisme ignore les problèmes de
répartition et présente un biais évident en faveur des
inégalités (dans la mesure où celles-ci peuvent être
favorables à un accroissement global de la richesse). Cette
première critique n'atteint pas l'ensemble de l'économie du
bien-être, dans la mesure ou rien n'interdit d'utiliser des fonctions
« de type Rawls » W= min (U1, ....Un) qui font dépendre le
bien-être global de celui des plus démunis.
On s'attachera aussi à deux critiques plus
fondamentales qui visent toute formulation faisant usage d'une fonction
d'utilité. La première critique a été
formulée depuis longtemps par les économistes eux mêmes et
elle est au point de départ de la « nouvelle économie du
bien-être »: d'un point de vue logique, rien n'autorise à
supposer la comparabilité (ou la
commensurabilité) des utilités individuelles
(postulat individualiste). Or, toute fonction d'utilité suppose qu'il
existe une commune mesure des bonheurs individuels.
La seconde critique semble viser également la nouvelle
économie du bien-être. Rappelons brièvement le principe de
Kaldor-Hicks qui en constitue l'un des fleurons: un état de
l'économie est jugé supérieur à un autre si, pour
parvenir à cet état, les bénéficiaires du
changement peuvent potentiellement dédommager les perdants et ainsi en
arriver à une amélioration parétienne (qui permet
d'améliorer le bien-être d'au moins une personne impliquée
sans pour autant détériorer le bien-être des autres). Ce
principe se résume en fait à postuler que l'on peut dissocier les
problèmes de production et de redistribution ou, ce qui revient à
peu près au même, que les diverses formes d'utilité sont
monnayables.
L'exemple suivant montre quelles conclusions aberrantes
peuvent être tirées d'une telle prémisse: en 1991, Laurence
Summers, alors économiste en chef à la Banque Mondiale,
recommandait que la Banque encourage le transfert des industries polluantes
dans les pays en développement, en application directe du principe de
Kaldor-Hicks. Si l'on admet que des gains économiques peuvent
légitimement compenser les atteintes à la santé des
populations, le raisonnement est difficilement attaquable: « la mesure des
coûts de santé liés à la pollution dépend des
pertes économiques dues à un accroissement de la morbidité
et de la mortalité. De ce point de vue, un montant donné de
pollution doit être fait là où les salaires sont les plus
bas. Je pense que la logique économique qui sous-tends l'exportation des
nuisances toxiques dans les pays à bas salaires est impeccable et que
nous devons la prendre en compte »3. Supposer que l'on puisse
compenser monétairement toute atteinte au bien-être revient
à renforcer le pouvoir (discrétionnaire) de l'argent: c'est donc
tout sauf un choix politiquement neutre.
Pour contourner l'obstacle de la non comparabilité des
utilités individuelles, K. Arrow a tenté de remplacer les
fonctions d'utilité par les préférences (ou plus
généralement des relations d'ordre) auxquelles elles sont
associées, replaçant en fait la théorie du bien-être
dans le cadre plus large d'une théorie du choix social. Mais cette
tentative débouche sur une impasse.
3 Cité par House, repris dans Bernard Perret
L'évaluation des politiques publiques, collection Repères, La
Découverte 2001).
Par ailleurs dans sa conférence Nobel4,
Amartya Sen suggère que la seule issue pour l'économie du
bien-être consiste à remettre en cause l'hypothèse de non
comparabilité des utilités individuelles. Si les
économistes veulent prétendre qu'une situation est meilleure
qu'une autre, ils doivent s'autoriser certains jugements comparatifs sur le
bien-être des individus.
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