§II : LA PROLIFÉRATION DES ALPC, UNE MENACE
POUR LE
DÉVELOPPEMENT
Les rapports entre l'armement et le développement
impliquent de très longs développements théoriques. Pour
certains auteurs comme John Maynard Keynes, repris par la production d'armement
conjuguée avec l'augmentation des dépenses militaires sont des
atouts favorables à un essor économique. L'idée
défendue est que l'économie des armes permanente à
travers les dépenses militaires exerce une influence positive sur les
profits, la technologie capitaliste et la demande de travail (Fontanel et
Guilhaudis 1986, 17-33 et Daloz 2001, 1-23). Cependant, John Kenneth Galbraith
dans « Economie Hétérodoxe »
(Galbraith 2007) en tant qu'économiste de la paix, invalide la
théorie du militarisme excessif. C'est Jacques Fontanel qui
résume la quintessence des arguments de Galbraith. Selon lui, dit-il
« le secteur militaire illustre parfaitement le pouvoir des
technostructures. Celles-ci sont partiellement autonomes échappant
à tout contrôle démocratique. Le pouvoir militaire, dans
les pays en développement, mais aussi dans les pays
développés, est en contradiction avec la démocratie et le
développement économique. Même si les dépenses
militaires peuvent influencer positivement l'économie à court
terme, à long terme, elles représentent un gaspillage qui entrave
le développement économique des régions pauvres et
favorise l'émergence de conflits sanglants qui ne profitent qu'à
certains ». En conséquence, Galbraith plaide pour le
désarmement et pour la réduction de l'aide militaire aux pays en
développement. Il en va de même la Charte onusienne aux termes de
l'article 26 : « Afin de favoriser l'établissement et
le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ne
détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et
économiques du monde, le Conseil de sécurité est
chargé, avec l'assistance du Comité d'état-major
prévu à l'article 47, d'élaborer des plans qui seront
soumis aux Membres de l'Organisation en vue d'établir un système
de réglementation des armements ». (Nations Unies 1945).
Peu importe les arguments, en Afrique de l'Ouest, il est de
notoriété publique que la prolifération des ALPC porte un
coup d'arrêt aux programmes de développement. Les menaces sont
d'une part au niveau micro-économique et d'autre part, au niveau
macro-économique.
Au plan micro-économique, la disponibilité des
ALPC mine le développement micro-économique en incitant certains
individus à investir, non dans l'éducation, mais bien dans le
développement de leurs activités criminelles et combattantes. La
disponibilité des armes fragmente, en outre, les réseaux sociaux
préexistants étant donné que les personnes se sentent
isolées et de plus réticentes à quitter leur logis. La
disponibilité et l'utilisation largement répandues des ALPC
perturbent la production agricole, les réseaux de transport et le trafic
commercial (Muggah Berman 2001) et contribuent donc à des
pénuries alimentaires prolongées, à la flambée des
prix du marché et à la nécessité des programmes
alimentaires d'urgence. Dans les Etats dits fragiles comme la Guinée
Bissau, le Libéria, la Sierra Leone, la Guinée et la Côte
d'Ivoire et presque les autres Etats d'Afrique de l'ouest, la violence et les
conflits armés au moyen de ces armes, « pèsent
lourdement sur le bien-être économique et le développement
régional. Dans cette sous-région, la plupart des victimes de la
violence armée sont des hommes jeunes, qui représentent le
potentiel économique le plus important. Les armes font plus de blessures
non mortelles que de morts, mais ces blessures ont un coût qui
pèse sur la productivité et les dépenses de santé
et ce sont, dans la plupart des cas, les particuliers, les foyers et les
communautés qui subissent ces coûts » (Kelli 2008,
10). Le foisonnement de ces armes crée un climat de peur, de manque de
confiance et amoindrit l'essor économique. Cette situation, dit Kelli
« empêche les gens de faire des affaires ; elle freine le
commerce et les investissements étrangers. La violence a des
répercussions considérables sur le tourisme. Cela touche aussi
les services publics : la prolifération des armes dans la
sous-région gêne l'accès à des infrastructures et
services essentiels comme les centres de soins, les écoles et les
marchés. Il existe un lien très fort entre la violence par les
armes et la dégradation des services publics. Les services
gouvernementaux et les programmes d'aide doivent être réduits ou
supprimés à cause de l'insécurité. Les taux de
scolarisation et d'alphabétisation ont reculé, tout comme ceux de
vaccination, tandis qu'augmentaient la mortalité infantile et
maternelle. Au fil des années, cela représente une perte
considérable du point de vue de la productivité et de la
richesse. Ce sont des décennies de développement et de
progrès qui sont annulées ». Par exemple, selon
le Rapport Mondial sur le Développement Humain 2005, la violence
armée, rurale ou routière empêche la production
agricole et la réduction de la famine : les campagnes et les zones
rurales ou règne l'insécurité sont désertées
et les activités agricoles abandonnées. C'est le cas de la
Casamance au Sénégal et de nombreuses régions en Cote
d'Ivoire, au Liberia et en Sierra Leone. Elle limite aussi la commercialisation
des produits agricoles et, par conséquent, l'augmentation du revenu
monétaire des paysans, ce qui limite encore plus les progrès dans
la lutte contre la pauvreté. Les analyses d'experts montrent, par
exemple, que pendant la guerre civile en Sierra Leone, environ 500 000 familles
agricoles ont été déplacées, la production de riz
(la principale culture de base) à chute, au cours de la guerre civile de
1991 à 2000, à 20 % du niveau d'avant-guerre (PNUD 2005). En
outre, la violence faite aux femmes et aux filles et aux jeunes gens compromet
gravement la réalisation de l'Objectif 1 du Millénaire qui est la
réduction de la pauvreté et de la faim d'ci 2015.
Au niveau macro-économique, comme le souligne le
Rapport 2001 du Small Arms Servey, la prolifération des ALPC
décourage non seulement les investissements étrangers et directs,
mais aussi l'épargne interne, car les personnes perdent confiance dans
les perspectives de croissance de leur pays. Le conflit, la criminalité
et la violence conjugale, poursuit-il, hypothèquent également les
perspectives de développement économique en affectant le taux de
scolarisation et la productivité générale (Small Arms
Servey 2001, 250). Par exemple, en Côte d'Ivoire, le domaine des
enseignements a subit des difficultés depuis la guerre de 2002. Ainsi,
le taux de scolarisation brut des enfants est passé de 10 % en 1960
à 73 % en 2002. Cependant avec la guerre, on observe la baisse du taux
brut de scolarisation (de 73 % en 2002 on est passé à 69 %
en 2008). Il y a également l'enrôlement des élèves
dans la rébellion ; l'apparition des enfants soldats
évalués à environ 4 000 par la Croix Rouge ; la
déscolarisation massive (2 000 jeunes filles de 12 à 16 ans
sont livrées à la prostitution dans l'Ouest de la Côte
d'Ivoire) et l'insuffisance du personnel de l'éducation dû
à leur départ massif vers l'administration générale
(Doumbia 2008).
Aussi, le climat d'insécurité crée t-il
une situation de méfiance entre les acteurs étatiques et non
étatiques favorise de nouveau la conservation ou l'achat d'armes. Ce qui
crée des impacts indirects sur le développement. En effet, il y
aura une réaffectation des ressources consacrées au
bien-être ou au commerce vers l'expansion des forces de
sécurité ou l'acquisition de services de sécurité
privatisés. Pour aggraver encore la situation, tout gouvernement
impliqué dans de tels conflits sera tenté
d'accélérer l'exploitation de ressources disponibles -
pétrole, minéraux, bois, afin de payer la facture des armes. Des
groupes d'insurgés ou des seigneurs de guerre locaux, s'ils le peuvent,
feront de même. Des programmes de développement sont
détournés ou supprimés au profit des groupes criminels.
Les situations de conflit armé et de violence sont non seulement
inséparables au développement mais aussi liées à la
pauvreté.
Dans leur étude « Les
milliards manquants de l'Afrique : Les flux d'armes internationaux et le
coût des conflits », Oxfam International, IANSA et
Saferworld, ont évalué le coût économique des
conflits armés pour le développement de l'Afrique. Pour ces
organismes. « Environ 300 milliards de dollars ont
été perdus, depuis 1990, en Algérie, en Angola, au
Burundi, en République centrafricaine, au Tchad, en République
démocratique du Congo (RDC), en République du Congo, en
Côte d'Ivoire, au Djibouti, en Érythrée, en
Éthiopie, au Ghana, en Guinée, en Guinée-Bissau, au
Libéria, au Niger, au Nigeria, au Rwanda, au Sénégal, en
Sierra Leone, en Afrique du Sud, au Soudan et en Ouganda ». Ce
qui est paradoxale, c'est que la même étude montre que
« Cette somme correspond à l'aide internationale des
principaux donateurs au cours de cette même
période ». Selon la recherche, les pertes de l'Afrique
dues aux guerres, guerres civiles et insurrections s'élèvent
à environ 18 milliards de dollars par an. Les conflits armés
réduisent, en moyenne, l'économie africaine de 15%. Et ce chiffre
est probablement sous-estimé. Les coûts réels de la
violence armée seraient bien plus élevés. Les coûts
proviennent de bon nombre de facteurs. Il y a les coûts directs
évidents de la violence armée - coûts médicaux,
dépenses militaires, destruction des infrastructures et soins
apportés aux personnes déplacées - qui détournent
l'argent utilisé à des fins plus productives. Les coûts
indirects qui résultent d'opportunités perdues sont encore plus
élevés. L'activité économique faiblit ou
s'immobilise. Les revenus qui découlent des ressources naturelles de
valeur finissent dans les poches d'individus, plutôt que de profiter au
pays. Ce dernier souffre d'inflation, de dettes et de la diminution des
investissements, tandis que les populations souffrent du chômage, du
manque de services publics et de traumatismes. De plus en plus de personnes, en
particulier des femmes et des enfants, meurent des conséquences des
conflits, plutôt qu'à cause des conflits en eux-mêmes. Les
recherches menées dans le cadre de ce rapport ont montré que le
coût des conflits armés pour le développement de l'Afrique
s'élève à 284 milliards de dollars depuis 1990 - un
chiffre choquant. (Oxfam International, IANSA et Saferworld 2007). La
circulation incontrôlée des armes prend en otage les plans de
développement. Contrairement aux approches selon lesquelles le
développement de l'armement rimerait avec essor économique, ici
les armes, sans être directement contre le développement, sapent
en tout cas les programmes de développement.
En somme, que ce soit au titre de la sécurité
humaine qu'au titre du développement, le peu de contrôle des ALPC
et leur emploi abusif sont néfastes pour la société. La
prolifération des ALPC n'est pas seulement une question de
sécurité ; c'est aussi une question de droits de l'homme et
de développement. La prolifération des ALPC prolonge les conflits
et les exacerbe. Elle met en danger les Casques bleus et les travailleurs
humanitaires. Elle nuit au respect du droit international humanitaire. Elle
menace les gouvernements légitimes mais peu solides et profite au
terrorisme et à la criminalité organisée (Small Arms
Servey 2001, 2). C'est donc à juste titre que la CEDEAO a mis sur pied
des normes et des institutions afin de mieux contrôler les flux de ces
engins de mort qui ne font que mettre en péril toute la région.
Cependant que renferme l'architecture de ce cadre normatif et
institutionnel ?
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