Le pain, la paix...
Régis Boyer a affirmé que le rôle
principal des rois scandinaves était d'assurer « le bonheur
matériel et moral de son peuple », et notamment les bonnes
récoltes 2. Il s'appuie en cela sur leur rôle de
sacrificateurs, et, à défaut de réussir dans ce dernier,
de sacrifiés. Presqu'à l'image d'un des fils d'Eirí k que
nous venons d'évoquer, Erling, tué par des boendr
3 excédés par des taxes trop lourdes,
combinées aux mauvaises récoltes mentionnées ci-dessus.
4
Dans la première saga de la Heimskringla, la
Ynglinga saga, nous voyons bien apparaître le modèle du
roi-nourricier avec les successeurs du roi-dieu Óðinn,
Njörð et Frey :
Après lui, Njörð de Nóatún prit
le pouvoir sur les Suédois et continua les sacrifices. Alors les
Suédois l'appelèrent leur roi, et il reçut leur tribut.
Sous son règne, une bonne paix [friður allgóður]
prévalut et toutes sortes de récoltes donnèrent de si bons
résultats que les Suédois crurent que Njörð avait tout
pouvoir sur les récoltes et la prospérité des hommes.
[...] Njörð mourut dans son lit. Il se fit marquer du signe
d'Óðinn [une lance] avant de mourir. Les Suédois
brûlèrent son corps et se lamentèrent amèrement sur
sa tombe.
Après Njörð, Frey accéda au pouvoir. Il
fut appelé roi par les Suédois et reçut tribut de leur
part. Il était grandement aimé et béni par l'abondance
[ársæll], comme son père. [...] Sous son
règne apparut ce que l'on appelle la Paix de Fróði. Il y
avait de bonnes récoltes dans tous les pays en ce temps-là. Les
Suédois attribuèrent cela à Frey. Et il fut
vénéré plus que tout autre dieu car sous son règne,
grâce à la paix et aux bonnes récoltes, la vie des
habitants du pays fut meilleure qu'auparavant. 5
Particulièrement intéressant pour nous est le
lien qui est fait entre la paix et les bonnes récoltes ; le
roi-nourricier serait donc également un roi de paix, modèle
apparemment en contradiction avec les portraits cités plus haut,
où les rois - et les princes - étaient décrits comme non
seulement habiles à la guerre, mais également comme «
victorieux ». L'on pourrait tenter de résoudre le problème
en proposant que le prince idéal est celui qui maintient la paix, mais
est capable si nécessaire d'affronter victorieusement ses ennemis ;
cependant, cela ne correspond guère plus avec nos portraits de grands,
où la participation des princes à la guerre ne semble pas du tout
vue comme un « mal nécessaire ». Surtout, cela ne correspond
pas avec les actes de ces rois tels que décrits par la
Heimskringla : la plupart multiplient les expéditions
guerrières, notamment ceux que nous avons cités. Pour ne parler
que de lui, il est bien connu que Harald le Sévère est mort
à la bataille de Stamford Bridge, en 1066, alors qu'il tentait d'envahir
l'Angleterre.
L'impression d'une contradiction, et plus
précisément d'une tension, se renforce si nous étudions
plusieurs passages qui évoquent des désirs de paix et des
réclamations en ce sens, parfois fortes, adressées à des
rois :
Les boendr de Vík assemblés
déclarèrent qu'il n'y avait qu'un moyen de résoudre leur
problème, et c'était que les rois [de Norvège et de
Suède] parviennent à un arrangement et fassent la paix entre eux.
Ils dirent qu'il leur était dommageable que les rois s'affrontent l'un
l'autre. Mais nul n'osait porter hautement cette requête devant le roi.
Ils prièrent donc Bjorn le Maréchal [stallari] de parler
pour eux au roi et de lui demander d'envoyer des messagers rencontrer le roi
suédois pour lui offrir de parvenir à quelque sorte
d'arrangement. Bjorn était réticent et demanda qu'on l'en
dispense, mais nombre de ses amis l'implorèrent à ce sujet. Enfin
il promit d'aborder la question devant le roi, mais dit qu'il
soupçonnait que le roi n'apprécierait pas d'avoir à
céder face au roi
1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 131 (HGráf ch.2).
2 RÉGIS BOYER, La religion des anciens
Scandinaves, Payot, Paris, 1981, p. 106 ff.
3 Au singulier bóndi : homme libre et
propriétaire de sa terre, franc-tenancier. Voir lexique.
4 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 142 (HGráf ch.16).
5 Ibid, pp. 13-14 (YS ch.9-10).
suédois, même sur un seul point. 1
Bjorn le Maréchal formule bien, ici, un avis selon
lequel ce désir de paix de la part des boendr de Ví k
(qui en situation frontalière entre la Norvège et la
Suède) est en contradiction avec la politique du roi, en l'occurrence
d'Óláf le Gros. Mais le roi de Suède dont il est question
doit faire face à une opposition bien plus sérieuse encore, lors
d'une assemblée à Uppsala où Bjorn le Maréchal,
soutenu par un magnat local, est venu présenter les offres de paix du
roi de Norvège. Le roi de Suède les rejette violemment ; alors
Þorgný, le logsogumaðr 2, se lève
et tient, selon Snorri, le discours suivant :
« Différente est à présent la
disposition des rois suédois, par rapport à ce qu'elle fut par le
passé. Þorgný, le père de mon père, se
souvenait d'Eirík Emundarson, roi à Uppsala, et rapportait de lui
que, dans ses meilleures années, il faisait une levée
[leiðangur] chaque été et menait des
expéditions vers diverses régions, se soumettant la Finlande et
le Kirjálaland [la Carélie], l'Eistland [l'Estonie] et le Kurland
[la Courlande], et de vastes étendues d'autres terres orientales. Et
l'on peut encore voir les fortifications et autres grands ouvrages qu'il fit
[là-bas] ; et il n'était pas si hautain qu'il refuse
d'écouter des hommes qui avaient d'importantes questions à
discuter avec lui. Þorgný, mon père, suivit longtemps le
roi Bjorn, et il connaissait sa manière de faire avec les hommes. Et
tant que Bjorn vécut, son domaine fut florissant et jamais ne fut
réduit. Ses amis trouvaient qu'il était aisé de traiter
avec lui. Moi-même, je puis me souvenir du roi Eirík le
Victorieux, car je fus avec lui dans de nombreuses expéditions
guerrières. Il augmenta le domaine des Suédois et le
défendit vaillamment. Il était aisé de lui adresser des
conseils. Mais le roi que nous avons à présent ne permet à
personne d'oser lui parler, sauf au sujet de ce que lui-même veut que
l'on fasse ; et de cela seul il se préoccupe, mais laisse des pays qui
lui doivent tribut faire défection, par son manque d'énergie et
d'initiative. Il a pour ambition de conserver le gouvernement de la
Norvège sous son pouvoir, ce qu'aucun roi suédois n'a jamais
convoité auparavant, et cela cause des problèmes à
beaucoup. À présent, c'est la volonté de nous autres
boendr que tu fasses la paix avec Óláf le Gros, le roi
de Norvège, et que tu lui donnes ta fille en mariage. Et si tu veux
conquérir à nouveau les régions de l'est que tes parents
et ancêtres ont possédées avant toi là-bas, alors
nous te suivrons dans cette entreprise. Mais si tu ne fais pas comme nous te le
disons, nous nous lèverons contre toi et te tuerons, et ne
tolérerons pas ton hostilité et ton irrespect des lois. »
Alors les gens de l'assemblée frappèrent leurs
armes l'une contre l'autre et firent un grand vacarme [d'approbation]. Alors le
roi se leva et dit qu'il suivrait la volonté des boendr en
toute affaire, comme tous les rois suédois l'avaient fait, laissant les
boendr tenir conseil avec eux sur les sujets qu'ils désiraient.
Alors les murmures parmi les boendr cessèrent. 3
L'on retrouve dans la bouche de Þorgný les
motivations des boendr de Ví k : la guerre du roi de
Suède « cause des problèmes à beaucoup ». Mais
en même temps, nous pouvons voir tout ce qu'il y a de complexe dans cette
réclamation pour la paix : l'argument essentiel de Þorgný
est que cette guerre est déraisonnable, non conforme aux coutumes et aux
habitudes. Par contre, Þorgný loue les expéditions des
précédents rois promet le soutien des boendr dans le cas
où le roi de Suède accepterait de se tourner vers « ces
terres à l'est que [ses] parents et ancêtres ont
possédées ». Traverser la Baltique pour attaquer les Finnois
ou les Slaves ne paraît pourtant pas être une petite gêne
pour ceux qui pratiquent l'agriculture ! Cette dernière n'est d'ailleurs
pas la seule à être éventuellement perturbée par la
guerre, comme l'évoque le récit de cette discussion entre
Óláf le Gros et le jarl Rognvald, magnat suédois
du Götaland ou Gautland, région frontalière :
Là ils abordèrent de nombreuses questions,
notamment les relations hostiles entre le roi de Norvège et le roi de
Suède ; et tous deux déclarèrent, conformément
à la vérité, qu'il était ruineux aussi bien pour
les habitants de Vík que pour ceux du Gautland qu'il n'y ait aucune
occasion de négoce pacifique entre les deux pays. Et à cet effet,
ils conclurent une paix entre eux jusqu'au prochain été.
4
1 Ibid, p. 299 (OH ch.68).
2 Littéralement « diseur de loi ». En Islande,
son rôle était de présider l'assemblée
(þing) et de réciter une partie des lois à
l'ouverture de celle-ci. Voir lexique.
3 Ibid, pp. 320-321 (OH ch.80).
4 Ibid, p. 298 (OH ch.67).
Que conclure, alors, sur les attentes quant à
l'attitude des rois par rapport à la guerre ? Quel est l'idéal-
type - et en existe-t-il un seul ? Est-ce la figure mythologique, religieuse,
divine même du roi- nourricier, du roi propitiatoire ? Est-ce le
personnage du roi respectueux des coutumes et des traditions, pour ainsi dire
d'un mos maiorum ? Est-ce la personne plus prosaïque du roi dont
la politique a le bon goût de ne pas (trop) perturber l'agriculture et le
commerce ? Ou est-ce autre chose encore, une image plus réceptrice
à ce que nous avions observé précédemment : la mise
en scène d'un idéal aristocratique nettement, quoique non
exclusivement, guerrier ?
Dans The Viking Achievement, Peter Foote et David
Wilson se basent non plus sur le contenu des sources, mais sur leur
quantité pour émettre le jugement suivant : « La paix et la
prospérité étaient appréciées - et il y a
des légendes sur les grands et bons rois sous les justes règnes
desquels le pays était prospère. Cependant, il est parlant que,
de tous les rois de Norvège, on a retenu le moins de choses du
règne d'Óláf le Calme, qui régna en paix de 1066
à 1093, tandis qu'on a retenu, ou inventé, le plus de choses sur
les règnes des deux puissants vikings missionnaires, Óláf
Tryggvason et saint Óláf, qui régnèrent pendant
moins de vingt ans à eux deux » 1. Cela concerne
directement la Heimskringla : Óláf le Calme fait l'objet
de huit chapitres plutôt courts, tandis qu'Óláf Tryggvason
est gratifié de 113 chapitres ; quant à la Saga de saint
Óláf, morceau de bravoure de la Heimskringla, elle
compte 251 chapitres. Il est quasiment incontestable qu'il y a un « effet
de sources » en faveur des deux Óláf « agités
», si j'ose dire, et au détriment d'Óláf le Calme.
Certains passages de la Heimskringla permettent de
donner à cet effet de sources une signification, presque une
idéologie - en apparence du moins. En voici un exemple magnifique, le
chapitre 76 de la Saga de saint Óláf, dans lequel ce
dernier rencontre et évalue, pourrait-on dire, ses demi-frères,
les jeunes fils de sa mère :
L'on nous rapporte qu'alors que le roi Óláf
était à ce banquet, sa mère, Ásta, lui amena ses
enfants pour les lui montrer. Le roi mit sur l'un de ses genoux son
[demi-]frère Guthorm, et sur l'autre genou, son autre
[demi-]frère, Hálfdan. Le roi regarda les jeunes garçons
en fronçant les sourcils et en montrant une expression de colère.
Alors les garçons gémirent. Ensuite Ásta lui amena son
plus jeune fils, nommé Harald. Il avait alors trois ans. Le roi le
regarda en fronçant les sourcils. Mais il lui fit face. Alors le roi
prit le garçon par les cheveux et les tira. Le garçon attrapa la
moustache du roi et la tordit. Alors le roi dit : « Tu seras sans doute
vindicatif lorsque tu seras adulte, parent. »
Un autre jour le roi, accompagné de sa mère, se
promenait dans la propriété. Ils s'approchèrent d'une
quelconque mare, et là étaient les jeunes Guthorm et
Hálfdan, les fils [d'Ásta], en train de jouer. Ils avaient
fabriqué de grosses fermes et granges, avec nombre de bétail et
de moutons, et jouaient avec. Non loin de là, dans une anse boueuse de
la mare, était assis Harald qui jouait avec des morceaux de bois, et en
faisait flotter une multitude sur l'eau. Le roi lui demanda ce qu'ils
étaient. Il répondit que c'étaient ses vaisseaux de
guerre. Alors le roi rit et dit : « Il se peut fort bien, parent, que le
temps viendra où tu commanderas des vaisseaux. »
Alors le roi appela Hálfdan et Guthorm, leur disant de
venir à lui. Il demanda à Guthorm : « Que
désirerais-tu le plus avoir, parent ?
« Des champs », répondit-il.
Le roi dit : « De quelle taille voudrais-tu que ce champ
soit ? »
Il répondit : « Je voudrais faire ensemencer toute
cette péninsule chaque été. » Il y avait là
dix fermes.
Le roi répondit : « Cela donnerait beaucoup de grain.
» Puis il demanda à Hálfdan ce qu'il désirerait le
plus avoir.
« Des vaches », répondit-il.
Le roi demanda : « Combien de vaches voudrais-tu
posséder ? »
Hálfdan répondit : « Tellement que, lorsqu'on
les mènerait boire, elles se tiendraient en rangs serrés tout
autour de cette mare. »
Le roi répondit : « Vous voulez tous les deux avoir
de grandes fermes, comme votre père. » Puis le roi demanda à
Harald : « Et que désirerais-tu le plus avoir ? »
« Des húskarlar 1 »,
répondit-il.
Le roi demanda : « Et combien ? »
« Tellement qu'ils mangeraient toutes les vaches de mon
frère Hálfdan en un seul repas. »
Le roi rit et dit à Ásta : « De lui, tu feras
sûrement un roi, mère. » L'on ne nous dit pas ce qu'ils se
dirent d'autre. 2
Il faut savoir que ces trois fils, Ásta les as eus avec
Sigurð Sýr, roi ou plutôt « roitelet »
d'Hringaríki, « un fermier très efficace »
3. Lorsque la Heimskringla décrit Óláf
revenant chez sa mère et son père adoptif après une
jeunesse passée en expéditions vikings, et dévoilant son
intention de devenir roi de Norvège, Sigurð Sýr l'exhorte
à la prudence dans une entreprise qu'il décrit comme dangereuse.
Mais sa mère Ásta, elle, tient ce discours :
« Pour ce qui me concerne, mon fils, je te dirai que je
ressens de la joie pour toi, et d'autant plus que tu prospères
davantage. Je n'épargnerai rien de ce que je possède pour t'aider
dans ton entreprise, quoique mes conseils ne soient pas d'une grande aide. Mais
si le choix m'était donné, je préférerais te voir
devenir roi suprême de la Norvège, même si tu ne vivais pas
davantage qu'Óláf Tryggvason pour la gouverner, plutôt que
tu ne sois pas un roi plus grand que Sigurð Sýr et que tu meures de
vieillesse. » 4
Les paroles attribuées à la mère et au
fils semblent se bien combiner pour former une idée cohérente :
ce n'est pas vraiment être roi que n'être « pas un roi plus
grand que Sigurð Sýr », en possédant, comme le fait le
père et comme le veulent ses fils Hálfdan et Guthorm, de grands
champs et troupeaux, et en ayant un caractère prudent,
réservé, de « fermier très efficace ».
Être roi, c'est, comme Óláf le Gros et comme son
demi-frère Harald, avoir un caractère « vindicatif » et
ambitieux, ne rien vouloir de moins que d'être « roi suprême
de la Norvège », et posséder nombre de vaisseaux de guerre
et de húskarlar - qui, notons-le au passage, dévorent
les troupeaux des agriculteurs !
Le moment est sans doute bien choisi pour se remémorer
les strophes des Hávamál citées en introduction,
où meurent bétail et parents, mais non point le renom acquis par
des exploits fameux 5. L'on pourrait appliquer ces strophes comme
une prophétie à ces rois et fils de roi, Óláf le
Gros, Guthorm Sigurðarson, Hálfdan Sigurðarson, et Harald
Sigurðarson : de Guthorm et Hálfdan, ceux qui désiraient des
champs et... du bétail, la Heimskringla ne parle plus ; tandis
qu'Óláf connaît une apothéose - d'un point de vue
chrétien au moins - en étant tué à la bataille de
Stiklestad (Stiklarstaðir) et en devenant le « roi
éternel » de la Norvège ; et le Harald que nous venons de
voir rêver à des navires de guerre et à des
húskarlar est le futur roi Harald le Sévère.
Il suffirait alors de laisser à Magnús aux Jambes
Nues (berfoetts) le soin de conclure : tué au combat à
environ trente ans, alors qu'il menait une expédition en Irlande, il
avait, selon Snorri, cette habitude :
Il est rapporté que lorsque ses amis lui dirent qu'il se
comportait souvent imprudemment lors de
ses expéditions à l'étranger, il
répondit : « Un roi est fait pour les exploits glorieux, non pour
une
longue vie. » 6
Tableau lapidaire, vigoureux, convoquant aisément, sans
doute, nombre d'images épiques... Trop aisément peut-être.
Revenons au cas d'Óláf le Calme et à ses huit courts
chapitres. Voici le portrait avec lequel Snorri ouvre cette très courte
saga :
Óláf était un homme imposant sous tout
rapport, et bien proportionné. Tous sont d'accord
pour dire que nul ne vit jamais un plus bel homme, ni une
apparence plus princière. Il avait des
1 Au singulier húskarl ; littéralement,
« homme de la maisonnée », ce qui peut signifier aussi bien un
serviteur qu'un membre de la hirð (q.v.) d'un grand, notamment
d'un roi. Voir lexique.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., pp. 314-315 (OH ch.76).
3 Ibid, p. 245 (OT ch.1).
4 Ibid, p. 271 (OH ch.35).
5 HENRY ADAMS BELLOWS (TRAN.), The Poetic Edda, cit., p.
44.
6 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 687 (MB ch.26).
cheveux blonds et soyeux, d'une grande beauté, et une
belle peau. Ses yeux étaient exceptionnellement beaux, et ses membres
bien formés. En règle générale, il était peu
loquace, et parlait peu aux assemblées. Mais il était joyeux et
buvait beaucoup, discutait volontiers et agréablement, et, pendant son
règne, fut enclin à la tranquillité. Comme le dit Stein
Herdísarson :
Ses terres, le seigneur des habitants du Trøndelag
- ses hommes apprécient cela -
fort capable de prouesse -
volontairement, laisse en paix.
Hautement ils le louaient d'apaiser
les querelles dans son propre pays
tandis qu'il effraie les Anglais.
- Óláf sous le ciel. 1
Remarquons d'abord qu'Óláf le Calme est
décrit comme possédant tous les traits de l'idéal-type
aristocratique : beau, grand, bien proportionné... La nouveauté
étant qu'il est dit « enclin à la tranquillité
». Mais la strophe qui suit, et fait partie d'un poème
intitulé Óláfs drápá, complique ce
commentaire. En effet, elle précise qu'Óláf le Calme est
« fort capable de prouesse » ; mais « volontairement, il laisse
ses terres en paix », « ce qu'aiment bien ceux de sa suite ».
Nous aurions ainsi une illustration du cas hypothétique
évoqué plus haut : l'idéal du prince capable de combattre
et de remporter la victoire, mais qui préfère maintenir la paix
autant que possible. Óláf le Calme en serait néanmoins le
seul représentant dans toute la Heimskringla. Par ailleurs,
l'on pourrait expliquer le déséquilibre quantitatif entre la
Saga d'Óláf le Calme et la Saga de saint
Óláf ou la Saga d'Óláf Tryggvason par
un effet de source de la part de Snorri lui-même : comme il se concentre
essentiellement sur les conflits, les enjeux de pouvoir, le règne
d'Óláf le Calme, s'il a véritablement laissé un
souvenir de « calme », ne présente guère
d'intérêt comme cas d'étude. D'ailleurs, la phrase par
laquelle Snorri conclut sa Saga d'Óláf le Calme ne
simplifie pas les choses : « En tant que roi, il était très
aimé, et durant son règne la Norvège crût grandement
en richesse et en honneur » 2. Il semble alors qu'il soit
inutile d'être belliqueux pour acquérir ce « renom »
dont parlent les Hávamál... L'on se souvient pourtant du
jugement d'Óláf le Gros sur ses deux demi-frères «
enclins à la tranquillité » ! Comment démêler
cet écheveau d'attitudes idéales du souverain par rapport
à la guerre, qui semblent à la fois se croiser et se heurter ?
L'épisode qui suggère le mieux la solution est,
à mon avis, la compétition orale (mannjafnaðr) entre
les rois Sigurð le Croisé (jórsalafari ;
littéralement « qui est allé à Jérusalem
») et son frère Eystein. Après avoir échangé
des répliques touchant à des éléments qui nous sont
familiers désormais - les exploits physiques d'abord, puis l'apparence,
puis la ruse et la connaissance des lois - ils en viennent à leurs hauts
faits :
Le roi Sigurð dit : « C'est l'opinion des hommes que
l'expédition au loin que j'ai entreprise a été assez digne
d'un prince. Pendant ce temps, tu restais à la maison, comme si tu
étais la fille de ton père. »
Le roi Eystein répondit : « Tu en viens maintenant
au fait. Je n'aurais pas lancé cette controverse si je n'avais pas une
réponse à cela. Il me semble plutôt que c'est moi qui t'ai
doté, comme si tu étais ma soeur, avant que tu puisses lancer
cette expédition. »
Le roi Sigurð dit : « Tu as probablement entendu dire
que j'ai livré de très nombreuses batailles en Serkland
[littéralement « pays des Sarrasins », Afrique], comme tu le
sais probablement, et que je remportai la victoire dans chacune d'entre elles,
et acquis toutes sortes d'objets de valeur, comme nul n'en a jamais vu dans
notre pays. J'ai été tenu en la plus haute estime où que
j'aille, chaque fois que je rencontrai les hommes du plus haut rang ; tandis
que toi, je pense que tu n'as jamais été qu'un casanier.
Le roi Eystein répondit : « J'ai entendu dire que tu
avais livré quelques combats au loin ; mais
plus utile pour notre pays a été ce que j'ai fait
pendant ce temps. J'ai bâti cinq églises à partir des
1 Ibid, p. 664 (OK ch.1).
2 Ibid, p. 667 (OK ch.8).
fondations [jusqu'au clocher], et j'ai construit un port dans
l'Agðanes, là où auparavant la côte était
dépourvue de port, et à un endroit où chacun doit passer
s'il fait voile vers le nord ou le sud en suivant la côte. De plus, j'ai
érigé le phare dans le détroit de Sinholm et la salle
[royale] de Bergen, tandis que tu passais des Maures par le fil de
l'épée en Serkland et les envoyais au diable. Je considère
cela peu profitable à notre pays. »
Le roi Sigurð dit : « Au cours de cette
expédition, à son apogée, j'ai fait route jusqu'au
Jourdain et l'ai traversé à la nage. Et au-delà, sur la
rive, il y a un buisson, et là j'ai fait un noeud sur lequel j'ai dit
des mots, de telle sorte que tu devais le dénouer, frère, ou bien
subir les mots que j'ai dits dessus 1 . »
Le roi Eystein dit : « Ce noeud que tu as noué
pour moi, je ne le déferai pas ; mais j'aurais pu nouer ce même
noeud pour toi, et tu aurais été plus incapable encore de le
défaire : à savoir, lorsqu'avec un seul vaisseau tu as
rencontré ma flotte, au moment où tu es revenu au pays. »
Après quoi ils cessèrent de parler, et tous deux
étaient furieux. Plusieurs choses advinrent dans leurs relations
mutuelles qui montraient que chacun se mettait en avant, lui-même et ses
prétentions, et que chacun voulait être le premier ; cependant la
paix fut maintenue entre eux deux tant qu'ils vécurent. 2
Snorri nous livre bien l'enjeu de la joute verbale : «
chacun voulait être le premier ». L'on voit comment chacun des deux
« combattants » procèdent à cet effet : Sigurð
ouvre le feu en se situant dans un registre tout à fait conforme
à un idéal aristocratique marqué par un fort
élément guerrier, ce qu'il avait d'ailleurs déjà
suggéré auparavant dans le dialogue. C'est l'occasion pour lui de
traiter son adversaire avec un mépris marqué : il se serait
comporté « comme [s'il] avait été la fille de son
père ». Mais Eystein n'en est pas démonté pour autant
; il trouve le moyen de mettre à son tour en doute la virilité de
son contradicteur 3, grâce au fait que c'était lui,
Eystein, qui avait fourni à Sigurð les navires nécessaires
à son expédition vers Jérusalem. Ensuite, vient
véritablement la comparaison de ce qui a été accompli par
l'un et l'autre. Sigurð reste dans un domaine guerrier, avec ses «
très nombreuses batailles », mais il brandit également le
prestige qu'il a récolté au cours de son expédition, ainsi
que les richesses qu'il en a rapportées : la guerre et les fruits de la
guerre. Eystein riposte par un discours fondé sur l'utilité de
son oeuvre de bâtisseur, comparée à l'utilité qu'il
y a pour la Norvège à avoir « envoyé [des Maures] au
diable » : c'est, sinon l'idéal de paix, du moins celui de
modération et de raison utilisé contre ce que Sigurð
présente comme une quête réussie de gloire, mais qui sonne
dans la bouche d'Eystein comme de l'aventurisme. Mais la fin de la joute est
tout aussi intéressante. Sigurð utilise contre Eystein le fait qu'il
est allé bien plus loin que lui, au-delà du Jourdain ; alors,
Eystein répond au ruban de Sigurð - son gage, pourrait-on dire en
termes chevaleresques - par une menace de violence à peine
voilée, quoiqu'elle soit rétrospective : lui, Eystein, aurait pu
faire un sort à Sigurð lorsqu'il est revenu de son expédition
avec un seul vaisseau et a rencontré la flotte d'Eystein. Ainsi Eystein
finit-il tout de même par invoquer sa puissance, sa capacité
à la violence pour avoir raison contre Sigurð.
La solution recherchée n'est-elle pas là, dans
la perspective du discours, donc de la situation dans laquelle se trouve celui
qui est à la fois locuteur (auteur d'un discours a priori ou
a posteriori) et acteur (en ce sens qu'il met en scène un
discours, mais également agit, les deux actions se confondant) ? Une
série, assez large d'ailleurs, de champs lexicaux sont donnés -
parmi lesquels le registre guerrier - mais l'on peut les articuler de diverses
façons pour se présenter comme prince idéal, ou
présenter son adversaire comme anti-idéal. Dans le discours de
Sigurð le Croisé, le fonctionnement articulatoire est bien visible :
un moteur, l'expédition guerrière ; deux engrenages
entraînés par ce dernier, le prestige et
1 Le texte dit : fórmala, soit «
préambule, prière, stipulation » ; L. M. Hollander
interprète cela comme « un défi », tandis que Samuel
Laing, dans sa traduction de 1844, traduit par « une malédiction,
un sort ».
2 Ibid, pp. 703-704 (Msyn ch.21).
3 C'est un élément classique d'un autre genre de
dialogue fort proche : la senna ou échange d'insultes. Voir
notamment, à titre d'exemples, le
Hárbarðsljóð (HENRY ADAMS BELLOWS (TRAN.),
The Poetic Edda, cit., pp. 121-137) et la Lokasenna
(Ibid, pp. 151-173). Au sujet de ces genres, cf. ERIC CHRISTIANSEN,
article « Senna-Mannjafnaðr », in PHILLIP PULSIANO (ED.),
Medieval Scandinavia : an encyclopedia, Garland, New York, 1993, pp.
567-569.
le butin. Il ne serait donc pas possible de
démêler l'écheveau, tout simplement parce que chaque
acteur-locuteur l'emmêle et le tisse de manière à ce qu'il
soit cohérent dans et à sa situation. Ici se pose, à
nouveau, la question de l'effet de source : n'est-ce pas Snorri qui, avec ses
discours et ses paroles fabriquées 1 - comme chez Thucydide - nous donne
cette image d'une éloquence capable de jongler avec les idéaux,
qu'en fait ses personnages n'auraient pas possédée ? Question
insoluble... Cette dernière possibilité doit bien demeurer
à l'esprit. Mais il me semble néanmoins que l'alternative - des
locuteurs-acteurs capables, au moins dans une certaine mesure, de manipuler ces
articulations, de faire de l'idéal-type un jeu de Meccano 2 - n'est pas
si improbable qu'on doive la rejeter.
|