Chapitre 1.
Conduire la guerre, entre idéal et
pratique
Comme l'a remarqué S. Bagge, la narration de la
Heimskringla est essentiellement centrée sur les rois
1, et plus globalement sur les grands, les membres d'une
artistocratie 2. Il me semble opportun d'adopter, pour commencer, la
même approche, afin de plonger immédiatement dans un
problème qui ne peut nous quitter : celui du point de vue de Snorri par
rapport à notre sujet - son altitude, sa distance, son angle d'approche.
Les rois étant les principaux protagonistes de Snorri, étudier
leurs actes, leurs expériences, leur place par rapport au
problème et à la pratique de la guerre, c'est exploiter la veine
la plus riche.
La guerre des discours
Beauté physique et habileté aux armes : un
idéal aristocratique
Mais, si l'on suit le récit de Snorri, cette
stratégie a aussi ceci d'avantageux que les rois ne sont pas des
êtres à part, malgré leur place particulière dans le
récit. À la lecture des portraits de grands qui émaillent
la Heimskringla, un élément ressort très
fortement : l'omniprésence des qualificatifs ayant trait à la
beauté, à la force, et à la prouesse 3.
Prenons, pour nous en convaincre, les descriptions de trois rois fort
importants dans la Heimskringla, d'abord Óláf Tryggvason
:
Le roi Óláf était, en Norvège, le
plus excellent des hommes accomplis dans toutes les disciplines
[íþróttamaður 4] que nous
connaissons. Il était plus fort et plus agile que tout autre, et de
nombreux récits existent à ce sujet. Selon l'un d'eux, il
escalada le Smalsarhorn et accrocha son bouclier au sommet de la montagne ;
selon un autre, il aida l'un de ses hommes, qui avait auparavant
escaladé la montagne, et ne pouvait à présent plus ni
monter ni descendre. Le roi alla à lui, le prit sous son bras, et le
ramena en bas. Lorsque ses hommes souquaient à bord du Serpent, le roi
Óláf pouvait marcher sur les rames tout au long du navire. Il
pouvait jongler avec trois dagues, de telle manière que l'une des trois
était toujours en l'air, et il les rattrapait toujours par le manche. Il
maniait l'épée d'une main aussi bien que de l'autre, et pouvait
jeter deux lances à la fois. Le roi Óláf était de
caractère très joyeux et était plein d'entrain. Il
était amical et affable, impétueux en tout,
particulièrement généreux, et s'habillait fort
élégamment. Il était plus brave que tout autre dans les
batailles. Lorsqu'il était en colère, il était fort cruel,
infligeant des tortures à ses ennemis. 5
Ensuite, Óláf le Gros (digre ; il s'agit
de saint Óláf) jeune :
En grandissant, Óláf Haraldsson n'acquit pas une
haute taille, mais fut moyen, bien bâti, et posséda une grande
force. Ses cheveux étaient châtain clair, et son visage large,
avec un teint clair et vermeil. Ses yeux étaient extraordinairement
beaux, clairs et perçants, de telle sorte que de les regarder lorsqu'il
était furieux inspirait la terreur. Óláf était un
homme fort accompli [íþróttamaður,
1 SVERRE H. BAGGE, Society and Politics in Snorri Sturluson's
Heimskringla, cit., pp. 50-60.
2 Pour plus de détails sur cet élément, cf.
Ibid, p. 123 ff.
3 S. Bagge a déjà procédé à
une analyse du « roi idéal » selon Snorri Sturluson ;
cependant, cette analyse étant faite dans une optique d'étude de
la politique et de la société en général, j'ai
jugé bon de procéder ici à une nouvelle analyse avec le
couple guerre/paix comme élément directeur ; pour
compléter ce tableau, cf. Ibid, p. 146 ff.
4 Le terme íþrótt à partir
duquel est composé íþrótta-maðr
(maðr : homme) est ambigu : selon R. Cleasby et G. Vigfusson, il
désigne « [un] accomplissement, [un] art, [un] talent, dans les
temps anciens not. les exercices physiques, mais également le talent
littéraire ». L'on voit déjà ici toute la
complexité des termes ; cependant, la suite du passage cité ici
insiste nettement sur les exercices physiques. Cf. RICHARD CLEASBY; GUDBRAND
VIGFÚSSON, An Icelandic-English Dictionary, Clarendon Press,
Oxford, 1874, p. 320.
5 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 218 (OT ch.85).
à nouveau]. Il tirait fort bien, excellait à la
nage, et nul n'était meilleur que lui au jet de la lance. Il
était talentueux et avait un coup d'oeil sûr pour toutes sortes de
travaux manuels, qu'il fabrique quelque chose pour lui ou pour d'autres. Il
était surnommé Óláf le Gros. Il était, en
paroles, audacieux et éloquent, tôt mature en tous domaines, aussi
bien en force physique qu'en ruse ; et il se rendait sympathique à tous
ses parents et connaissances. Il concourait avec tous dans les jeux, et voulait
toujours être le premier en tout, comme il convenait à son rang et
à sa naissance. 1
Enfin, Harald le Sévère
(harðráði) :
Selon l'opinion de tous, le roi Harald avait
dépassé les autres hommes en ruse et en ressources, qu'il doive
agir dans le feu de l'action ou faire des plans à long terme, pour
lui-même ou pour d'autres. Il était particulièrement adroit
aux armes, et victorieux dans ses entreprises, comme cela fut rapporté
précédemment. Comme le dit Þjóðólf :
Ses téméraires exploits emplirent de terreur
Souvent les habitants du Seeland.
L'audace amène la victoire - comme
Harald en est témoin - à la guerre.
Le roi Harald était un bel homme, d'apparence
princière. Ses cheveux étaient blond clair ; il avait une barbe
blonde, de longues moustaches, et l'un de ses sourcils était plus haut
que l'autre. Ses mains et pieds étaient grands, et dans les deux cas,
bien proportionnés. Il était haut de cinq alnir
2 . Il n'avait pas de pitié pour ses ennemis, et
était enclin à punir durement tous ceux qui s'opposaient à
lui. [...]
Le roi Harald était exceptionnellement avide de pouvoir et
de possessions matérielles de toutes sortes. Il offrait des
présents de prix à ses amis et à ceux qu'il estimait.
3
Ces portraits se combinent et se complètent bien. L'on
en retire toute une série d'éléments tenant aux exploits
physiques et guerriers : l'habileté aux armes est commune aux trois,
mais l'on relève aussi la natation ou l'escalade. Néanmoins,
notons tout de suite que ces traits cohabitent avec d'autres, tout aussi
saillants : la belle apparence, l'intelligence, la cruauté.
Mais une phrase en particulier doit attirer notre attention :
celle mentionnant que le jeune Óláf Haraldsson « voulait
toujours être le premier en tout, comme il convenait à son rang et
à sa naissance ». Elle indique un étalon essentiel auquel
les princes se mesurent, la naissance, mais suggère surtout qu'il y a
compétition. Et en effet, à la lecture de portraits d'autres
grands qui, eux, ne sont pas rois, on ne trouve pas de différence
fondamentale d'avec l'idéal exprimé plus haut. Qu'on se rappelle
du deuxième texte cité en introduction, parlant de Grankel et de
son fils Ásmund Grankelsson : Asmund est « un riche
bóndi », « homme aux nombreux exploits dans le
domaine des exercices virils », quant à son fils, « selon
l'opinion de beaucoup, en termes de beauté, de force, et d'exercices
virils, il était le troisième homme le plus exceptionnel de
Norvège, Hákon, le fils adoptif d'Æthelstân,
étant le premier, et Óláf Tryggvason le deuxième.
» 4 Ainsi, un simple fils de « riche bóndi »,
donc d'un libre propriétaire sans titre autre, est classé
troisième juste derrière deux rois de Norvège, et non des
moindres, semblant par la même occasion surpasser d'autres souverains,
notamment Harald à la Belle Chevelure (hárfagri). Cela
donne l'image d'une élite, certes, mais d'une élite fort
élargie ; notons au passage l'étalon adopté ici, « la
beauté, la force, et les exercices virils » !
Et Ásmund Grankelsson n'est certes pas le seul à
entrer ainsi en compétition avec des rois. Un autre bel exemple en
est le jarl 5 Hákon Sigurðarson, qui
régna un temps en Norvège après la mort de
1 Ibid, pp. 245-246 (OH ch.3).
2 Une alin correspond à une longueur de bras,
soit (et selon les cas) environ 40 ou 45cm, ce qui donnerait à peu
près 2 mètres à Harald le Sévère.
3 Ibid, pp. 660-661 (HHarð ch.99).
4 Ibid, p. 364 (OH ch.106).
5 Le titre de jarl (pluriel : jarlar) est le
plus haut, en-dehors de celui de roi, aussi pourrait-on traduire le mot par
« duc » ou « comte » (earl en anglais, qui en est
directement dérivé), quoique la traduction norroise de
dux soit non pas jarl mais hertogi. Leurs fonctions
autant que leur nombre ne sont pas clairement définies et semblent
varier. Cf. lexique.
Hákon le Bon :
Il y avait une haine si féroce pour le jarl
Hákon parmi les habitants du Trøndelag que nul n'avait le droit
de l'appeler autrement que : « le mauvais jarl ». Et ce nom
lui resta pendant longtemps. Mais la vérité est qu'il avait de
nombreuses qualités propres au commandement : tout d'abord, un glorieux
lignage, ensuite la ruse et la sagacité dans l'exercice du pouvoir, la
vivacité de réaction [röskleik : adroit, habile,
rusé, vif] dans la bataille, ainsi qu'une bonne fortune lui permettant
de remporter la victoire et de tuer ses ennemis. Comme le dit Þorleif
Rauðfeldarson :
Hákon, nous n'avons entendu parler sous
le ciel d'aucun jarl plus vaillant que
toi - mais plus haut parvint ta
gloire par les guerres - pour gouverner.
Neuf princes à Óðinn -
le corbeau se nourrit sur la chair des
hommes abattus - au loin s'étend ton
renom, en vérité - tu envoyas.
Le jarl Hákon surpassait tout le monde en
générosité, et ce fut une grande infortune qu'un prince
tel que lui doive mourir comme il le fit. Mais la raison en était
principalement que le temps était venu où le culte païen et
les idolâtres furent rejetés, et où le christianisme prit
leur place. 1
L'on peut encore citer Ívar le Blanc, contemporain de
Harald le Sévère, et son fils :
Il y avait un homme du nom d'Ívar le Blanc, un
excellent lendr maðr 2 du roi. [...] C'était un
homme exceptionnellement beau. Son fils était nommé Hákon.
De lui, il est dit qu'il était supérieur à tous ses
contemporains en Norvège pour ce qui est de la vaillance
[fræknleik], de la force [afli], et de tous les
accomplissements [atgervi]. Déjà dans sa jeunesse il se
joignait à des expéditions guerrières et acquit beaucoup
de gloire, portant haut son renom. 3
Immédiatement après lui, Snorri nous parle d'Einar
Þambarskelfir (littéralement, « secoue-panse ») et de
son fils Eindriði :
Eindriði avait l'agréable apparence et la
beauté des parents de sa mère, le jarl Hákon et
ses fils, et la stature et la force de son père, Einar, ainsi que les
accomplissements [atgervi] dans lesquels Einar surpassait tous les
autres. Il était le favori de tous. 4
Pour « exceller » et « surpasser tous les
autres » dans ces « accomplissements »
(íþrótt, atgervi, termes dont on a
déjà signalé la polysémie) sans cesse
évoqués, la compétition est donc rude ! L'on pourrait
penser qu'elle n'a lieu que parmi les grands, les lendir menn, et
notamment ceux qui peuvent se targuer d'une ascendance comparable à
celle des rois, ce qui est le cas du jarl Hákon et de ses
descendants, censés remonter, via Harald à la Belle Chevelure et
les Ynglingar, à Óðinn lui-même. Cependant, dans le cas
de Grankel, l'ascendance n'est pas évoquée, alors qu'il est
explicitement comparé à des rois ; et, si l'on se souvient des
deux bandits avec lesquels j'ai levé le rideau, eux non plus ne
semblaient avoir besoin de nulle ascendance glorieuse pour se mesurer
avantageusement à la suite d'Óláf le Gros, ni pour
recevoir de ce dernier la promesse d'un « haut rang ».
Les rois de Norvège apparaissent ainsi dans l'ensemble
du récit de Snorri, qui traite pourtant de leurs vies, comme des
primi inter pares - les pairs en question étant nombreux, et
les rois ayant parfois du mal à maintenir leur première place,
même s'ils ont un avantage ; encore celui-ci varie-t-il selon la
clarté de la succession, le nombre et la force de prétendants
possibles... 5 Notons qu'ils ne disposent pas, par contre, du statut
de monarque sacré dont peut se prévaloir un roi de France ou un
empereur germanique à la même époque : dans la
Heimskringla, le premier roi à être sacré et
couronné par un archevêque en présence de tous les autres
évêques de Norvège et d'un légat pontifical, est
justement le
1 Ibid, pp. 192-193 (OT ch.50).
2 Au pluriel, lendir menn : littéralement «
hommes possessionnés », propriétaires terriens jouissant
d'un statut social assimilable à celui d'une aristocratie ; voir
lexique.
3 Ibid, p. 609 (HHarð ch.39).
4 Ibid, p. 609 (HHarð ch.40).
5 Voir également à ce sujet : SVERRE H. BAGGE,
Society and Politics in Snorri Sturluson's Heimskringla, cit., p.
135.
dernier du recueil, Magnús Erlingsson. Cela
n'empêche d'ailleurs pas, six ans plus tard (1170) un prétendant
au trône de lever une armée, les « Jambes de Bouleau »
(birkibeinar), qui le nomme roi ; il n'est vaincu par Magnús
que sept ans plus tard.
Cette caractéristique institutionnelle est importante,
car elle explique que les rois de Norvège soient sans cesse sous
pression, contraints d'affirmer et de démontrer leur pouvoir royal, y
compris en matière de capacité guerrière. Ce qui explique
que la poésie scaldique, outil de propagande pour les grands
1, mette en avant de tels traits, comme on peut le voir dans les
quelques strophes citées ci- dessus ; et, les poèmes scaldiques
étant l'une des sources de Snorri, ces descriptions se retrouvent dans
la Heimskringla, sous forme de citations ou non. Savoir si Óláf
Tryggvason, Óláf le Gros ou Harald le Sévère
étaient véritablement grands, beaux et accomplis au maniement des
armes n'est guère possible, ni d'ailleurs véritablement
intéressant ; plus important est le fait que c'est ainsi que ces rois
choisissent d'apparaître, ou sont décrits par ceux qui les louent
ou les admirent. Seulement, les souverains ne sont pas les seuls à
être le sujet des poèmes des scaldes - on l'a vu avec le
jarl Hákon - et surtout, ces textes les placent sur un terrain
où ils doivent faire face à la concurrence, plus ou moins
sérieuse, de nombreux autres personnages.
D'ailleurs, posséder les traits qui correspondent
à cet idéal aristocratique n'est pas suffisant à
l'exercice réussi de l'autorité royale. Un exemple, celui des
fils d'Eirík à la Hache Sanglante, résume bien le
problème :
Eirík était un homme grand et beau, fort et
très vaillant [hreystimaður], un guerrier éminent et
victorieux, de disposition violente, cruelle, fruste, et taciturne. Gunnhild,
sa femme, était très belle, rusée et adroite en magie,
amicale en paroles, mais pleine de tromperie et de cruauté. Ceux qui
suivent étaient les enfants d'Eirík et de Gunnhild. Gamli
était l'aîné, ensuite venaient Guthorm, Harald,
Ragnfröð, Ragnhild, Erling, Guðröð, Sigurð Slefa.
Tous les enfants d'Eirík étaient beaux et prometteurs.
2
Ces derniers traits ressemblent décidément
à des topoï... Mais Eirík, malgré ses
qualités, ne parvient pas à obtenir la couronne contre son
frère Hákon le Bon ; quant à ses fils, quoiqu'ils
réussissent à l'obtenir, ils ne la gardent pas longtemps. Plus
loin, il est dit d'eux :
Les fils de Gunnhild avaient été baptisés
en Angleterre, comme cela a été dit. Mais lorsqu'ils
accédèrent au gouvernement de la Norvège, ils ne
réussirent pas à en convertir les habitants, et tout ce qu'ils
firent fut de détruire les temples païens et de faire cesser les
sacrifices ; et cela leur attira beaucoup de rancoeur. Il y eut de mauvaises
récoltes pendant leur règne, car il y avait de nombreux rois,
chacun ayant sa suite autour de lui. Ils demandaient beaucoup pour leur
entretien, ils étaient fort voraces et ne respectaient pas les lois
qu'avait établies le roi Hákon, sauf lorsque cela était
à leur avantage. C'étaient tous des hommes très beaux,
forts et de haute stature, et accomplis dans tous les domaines
[íþróttamenn]. Comme le dit Glúm Geirason
dans la drápa qu'il composa au sujet de Harald, le fils de
Gunnhild :
Le bâton d'effroi
Des dents de Hallinskidi 3,
Lui qui souvent surpassait les rois
Pratiquait douze disciplines.
Souvent les frères étaient ensemble, mais parfois
ils allaient chacun de leur côté. Ils étaient cruels
1 « La poésie panégyrique est propagandiste
en ce sens que, à de rares exceptions près, elle met en avant une
idéologie militaire, glorifie le dédicataire et ses hommes, et,
parfois, appuie des revendications territoriales. » DIANA WHALEY, «
Skaldic Poetry », in RORY MCTURK (ED.), A Companion to Old
Norse-Icelandic literature and culture, Blackwell Publishing, Malden,
2007, p. 482.
2 SNORRI STURLUSON, Heimskringla. History of the Kings of
Norway, cit., p. 95 (HHárf ch.43).
3 Les dents de Hallinskidi étaient en or ; le prince
est leur « bâton d'effroi » car il distribue
généreusement l'or. Pour cette strophe, je cite la traduction et
reprends les explications de François-Xavier Dillmann dans SNORRI
STURLUSON, Histoire des rois de Norvège : Heimskringla.
Première partie, Des origines mythiques de la dynastie à la
bataille de Svold, Gallimard, Paris, 2000, p. 207.
et courageux, de grands guerriers, et souvent victorieux.
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