B- Le café : un lieu de rencontre
privilégié des immigrés
De nombreux immigrés italiens deviennent gérants
d'un café, surtout dans les villes où la communauté
italienne est importante36. Ce sont souvent les femmes qui tiennent
les cafés, les hommes conservant leur métier de manoeuvre,
mineur, terrassier ou exerçant parfois une autre activité
(coiffeur, épicier) dans une pièce voisine.
D'après Pierre Milza, dans les années 30, les
Italiens géraient la plupart des cafés de certaines communes
lorraines :
"Dans les régions minières de la Lorraine
sidérurgique, on voit se multiplier les débits de boisson tenus
par les Italiens. À Auboué, dans les années 30, sur 30
cafés, 27 relèvent de cette
catégorie"37.
Les cafés ont une fonction politique : ils servaient
souvent de siège pour les réunions du syndicat, comme le bar, le
Franco- Italien, à Argenteuil pendant la grève de 1909
dans les carrières de gypse.
Leur importance était telle, qu'ils ont parfois
été fermés par les municipalités pour
empêcher les réunions syndicales :
"Avoir les cafetiers avec soi dans une lutte, comme
pendant la grève de 1905 est d'une importance primordiale, non seulement
parce qu'ils ont souvent la confiance populaire, mais aussi parce qu'ils
disposent d'une salle pour les réunions. Dans les périodes de
grève, non seulement les cafés sont interdits au syndicat, mais
pour plus de sûreté, les maîtres de forges font pression sur
le maire pour qu'ils soient fermés les jours de
frte."38
Mais le café est avant tout un lieu de détente.
Les ouvriers y trouvent un peu de chaleur humaine et de réconfort
après leur dure journée de travail à l'usine ou à
la mine. Ils aiment s'y réfugier avant de regagner leur logement
insalubre et misérable. C'est en quelque sorte un lieu suspendu entre
l'Italie et la France : les immigrés s'y rassemblent pour parler, en
italien, du pays, des parents ou amis qu'ils y ont laissés, de leur
travail, de sport ou de politique.
35 Cf. Annexe 4 : Répartition de la population par
départements en 1931.
36 Cf. Annexe 5: Photographies de cafés italiens dans le
Nord- Est de la France.
37 Pierre MILZA, Op.cit. p 183.
38 Gérard NOIRIEL, Longwy immigrés et
prolétaires 1880-1980, p 257-258.
Pour les nouveaux venus, c'est un endroit rassurant, où
ils se sentent moins seuls, et où ils ont le sentiment de ne pas avoir
vraiment quitté leur pays. C'est aussi le lieu où ils peuvent
trouver du travail.
Dans ces cafés, on s'amuse, on boit, on chante, on
« refait le match »39 ou le monde et on joue aux cartes
à la briscola, tresette, à la scopa et
à la morra40 en parlant fort et en dialecte :
"La mourra, la mourre comme on dit en « dialetto
», là oui ça fait du bruit ! Ils jettent les doigts en
avant, à toute volée, tu te demandes comment le bras ne s'arrache
pas de l'épaule pour aller se planter dans le ventre du gars d'en face,
ils étincellent de tous leurs yeux, de tous leurs crocs, ils rugissent
de leurs gosiers énormes (...) Le plafond sursaute. Les vitres
tremblent, elles tremblent pour de bon, quand nous autres mômes on passe
dans la rue ça nous vibre dans la tête, les murs font écho,
toute la rue résonne comme un gros mirliton"41.
Les discussions et les parties de cartes, parfois très
animées, contribueront à la construction d'une image
négative des Italiens :
"Des Italiens jouant aux cartes, il faut avoir vu
ça : c'est l'émeute, c'est la guerre, c'est la haine, la rage, le
désespoir, les cheveux arrachés à poignées, la
mère de Dieu plongée et replongée dans les fosses
d'aisances de tous les bordels du monde, et tout ça en Dialetto
évidemment"42.
Le café est donc un lieu de liberté, où
les Italiens renouent avec leur passé, en pratiquant les mêmes
jeux que ceux auxquels ils s'adonnaient dans leur propre pays, mais c'est aussi
un lieu d'échange, où ils côtoient les Français qui
partagent le goût du jeu de boules. Des terrains sont
aménagés à côté des cafés et on y
organise des compétitions. Les équipes sont mixtes, car elles
sont constituées en fonction du niveau des joueurs et non de leur
nationalité. Français et immigrés italiens vont alors
prendre conscience qu'ils ont des points communs : même si les pratiques
diffèrent, ils aiment les mêmes jeux.
Le café a donc son importance dans le maintien de
certaines traditions mais aussi dans la découverte de la culture de
l'autre.
39 Fabien SURMONNE, Le Républicain Lorrain,
19/07/2009.
40 La mourre est un jeu très ancien, dans lequel deux
joueurs se montrent simultanément un certain nombre de doigts, tout en
annonçant la somme présumée de doigts levés. Le
gagnant est celui qui a deviné ce nombre.
41 François CAVANNA, Les Ritals, Paris, Belfond,
1978, p 19.
42 Ibidem, p 37-38.
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