B- Le français : une clef pour
l'intégration
Étant donnée l'hostilité manifestée
envers les Italiens, les immigrés ont, dans leur grande
majorité, appris le français rapidement, certains allant
jusqu'à interdire l'usage de l'italien au sein de leur famille. Cette
interdiction visait à faciliter
18 Frédéric MISTRAL obtient le prix Nobel de la
littérature en 1904 pour son oeuvre écrite en
provençal.
l'intégration parfaite des enfants. Ceux-ci transmettaient
les connaissances acquises à l'école à leurs parents.
La plupart des immigrés disent avoir appris le
français « sur le tas », au travail, en parlant avec les gens.
Certains assistaient à des cours du soir, après leur
journée de travail.
De nombreux témoignages montrent que certains
immigrés ont mis un point d'honneur à gommer leur accent italien
:
"Jamais je n'ai entendu parler italien à la maison...
L'intégration totale était de mise, le parler français
sans accent : de rigueur ! "19
"En France, il cessa vite de parler italien, apprit le
français, un français soutenu, nourri de lectures nombreuses
qu'il écrivait sans fautes et qu'il parlait, quand je l'ai connu,
pratiquement sans que rien dans son accent le trahisse"20.
L'intégration linguistique des immigrés italiens
a été facilitée en revanche, dans les départements
de la Provence (Bouches-du-Rhône, Var, Vaucluse) dans la mesure où
le provençal était resté la langue usuelle jusque dans les
années 30 dans les villes et jusqu'à la seconde guerre mondiale
dans les zones rurales, et où les dialectes italiens (génois,
piémontais) étaient beaucoup plus proches des dialectes
provençaux que du français.
Lors des travaux agricoles (cueillette des olives, vendanges...)
les ordres étaient donnés en provençal.
"Avant 1914 ou même 1939, les Italiens arrivant dans
la région [le Var] apprenaient en même temps le dialecte local et
le français ; pour beaucoup mrme (d'origine surtout piémontaise)
le provençal était un intermédiaire quasi obligatoire pour
arriver au français. Tous les ordres ou conseils pour le travail
étaient donnés en dialecte [provençal] "21
Sur les chantiers également, il arrivait aux
immigrés italiens de côtoyer des ouvriers français, venus
de zones rurales, où ils parlaient encore un patois :
"Autrefois avant l'arrivée des Ritals,
c'étaient les gars du Limousin qui montaient à Paris faire les
maçons. Papa en a encore connu, dans son jeune temps. Eh bien, un truc
qui épatait papa, c'est que les ploucs qui parlaient leur patois de
ploucs français comprenaient le dialetto, et que lui comprenait le
limousin. Ça alors !"22
19 Emmanuelle NIGRELLI, «La marina : castel di Tusa»,
dans Racines Italiennes, p 112.
20 Christophe MILESCHI « Les silences de Guizèpe
», dans Racines Italiennes, p 137-138.
21 P.ROUX, 1970, p 58,59, cité par Philippe BLANCHET dans
« Déstructuration et restructuration des identités
culturelles : les exilés italiens en Provence dans la
1ère partie du XXème siècle » dans
Dialogues politiques, revue n°3, janvier 2004 [en ligne].
22 François CAVANNA, Les ritals, p 67.
Cet usage quotidien du dialecte a donc facilité dans un
premier temps, l'intercompréhension, puis la communication entre
immigrés et autochtones.
Italiens et Français ont créé une sorte
d'interlangue : Les Italiens mélangeaient leur dialecte, le
provençal, puis dans les années 40-50, le français, tandis
que les Provençaux italianisaient leur provençal pour se faire
mieux comprendre par les transalpins. Le dialecte a donc été une
étape vers l'apprentissage du français.
François Cavanna souligne que les Italiens du quartier
dans lequel il a grandi passaient inconsciemment d'une langue à l'autre
:
"ils ne savent plus très bien s'ils parlent dialetto
ou français, ils sont à cheval sur les deux
"23.
Cet accès progressif au français a
favorisé l'intégration des Italiens dans leur environnement
proche et a permis des échanges interculturels : le provençal
s'est enrichi d'emprunts lexicaux de l'italien ou du dialecte des
immigrés, la présence des Italiens a influencé le maintien
de certaines traditions régionales et les goûts des
Provençaux (gastronomie italo-méditerranéenne, engouement
pour le cyclisme, passion de l'opéra).
Il apparaît donc clairement que les langues jouent un
rôle primordial dans l'intégration des Italiens et que l'on ne
puisse étudier l'immigration italienne en France, sans faire de
distinctions entre les régions : on pourrait presque aller
jusqu'à parler d'immigration différente en fonction de la
provenance de l'immigré et de la région d'accueil. En effet,
comme le souligne Philippe Blanchet :
"Quand un Piémontais migre vers la Provence, ce
n'est pas du tout la m r m e chose qu'un Sicilien qui migre vers la Lorraine.
Et pourtant c'est à chaque fois un Italien qui migre vers la
France"24.
23 François CAVANNA, Les ritals, p.26.
24 Philippe BLANCHET, Déstructuration et restructuration
des identités culturelles : les exilés italiens en Provence dans
la 1ère partie du XXème siècle
» dans Dialogues politiques, revue n°3, janvier 2004 [en
ligne].
I.2- Création de communautés italiennes A-
Les « Little Italy » françaises
Au début du siècle, le quartier populaire de la
Villette ressemblait à une « Little Italy » à moindre
échelle évidemment puisque le nombre d'immigrés italiens
était bien inférieur en France. Il y avait, en effet, 46 000
Italiens dans le quartier de la Villette en 1914 et plus de 800 000 à
New-York en 1920 !
Judith Rainhorn a effectué dans sa thèse, une
étude comparée des deux quartiers. Il en ressort qu'ils ne sont
pas aussi éloignés que ces chiffres pourraient le laisser
croire.
En effet, à la Villette comme à East Harlem, les
Italiens avaient des conditions de vie épouvantables, « Ils
s'entassaient dans des logements exigus et insalubres
»25.
La rivalité donnait parfois lieu à des
affrontements violents avec les autochtones et ils exerçaient des
métiers modestes et peu gratifiants :
"Métiers ambulants, cireurs de chaussures, balayeurs
de rue ou débardeurs au port de New-
York, égoutiers, gaziers ou maçons à
Paris"26.
Toutefois, l'italianité a été davantage
préservée à Harlem, grâce à une vie
associative forte, au maintien des traditions, des loisirs (jeux de cartes,
pétanque), tandis que les Italiens de la Villette se sont rapidement
intégrés dans la société. Les mariages mixtes - les
hommes italiens étant plus nombreux que les femmes - ont favorisé
cette intégration alors qu'à Harlem le mariage endogamique
était de rigueur. En Île-de-France, deux autres villes ont
accueilli une importante population italienne : Argenteuil située dans
le Val-d'Oise et Nogent dans le département du Val-de- Marne.
Les Italiens d'Argenteuil ont marqué de leur
présence la ville d'Argenteuil, en particulier le quartier Mazagran :
"Cet endroit, il était célèbre : le
quartier des Italiens. Mazagran (...) Ah, oui, c'était un
quartier
complètement italien "27.
25 Ralph SCHOR, «Judith RAINHORN, Paris, New-York; des
migrants italiens, années 1880-1930» Revue européenne des
migrations internationales, vol.23 n°2|2007 [en ligne]
26 Ibidem
27Témoignage d'Inès, « La
communauté italienne d'Argenteuil. Identité et mémoires en
question », propos recueillis par Antonio CANOVI, in Racines
italiennes, p 241.
Et pourtant, les Italiens d'Argenteuil ne la qualifient pas de
« Petite Italie » dans leurs récits, ils l'appellent plus
volontiers « Petit Cavriago » ou « Petite Reggio », parce
que la plupart des immigrés qui s'y sont installés venaient de la
région d'Émilie Romagne. Ils affirment cependant avec
fierté leur appartenance au quartier, dont ils ont italianisé le
nom, Mazzagrande :
"À l'époque, y'avait 90 % d'Italiens et 10 %
de Français, ils étaient obligés d'apprendre l'italien,
sinon ils ne pouvaient pas vivre, parce qu'on parlait italien partout, dans les
magasins on parlait italien "28.
Ce quartier est devenu dans les années 30 le refuge des
antifascistes. Ils tenaient des réunions dans les salles communales,
dans les cafés et les restaurants. L'engagement politique a joué
un rôle important dans l'intégration des Italiens de Mazagran,
Français et Italiens étaient unis dans la lutte antifasciste :
"Argenteuil devint un des bastions de la ceinture rouge
à la mode franco-italienne comme il en fut plusieurs autour de Paris.
Elle fournit des volontaires Français et Italiens pour la guerre
d'Espagne"29.
Ils y multiplièrent les actes de
désobéissance et de résistance sous l'occupation nazie.
L'immigration italienne remonte au XIXème
siècle à Nogent. Les premiers venus étaient
majoritairement originaires du Val de Nure (70 %), zone montagneuse au Sud de
Plaisance, ils se sont très vite spécialisés dans les
métiers du bâtiment et ont acquis au fil du temps un savoir-faire
reconnu.
Différentes vagues d'immigration se sont
succédé à Nogent : certains fuyaient le fascisme, d'autres
la misère. Les réseaux d'amitié ou de parenté les
amenaient à Nogent.
Les Italiens se sont regroupés dans le centre-ville de
Nogent, où ils vivaient dans la pauvreté, comme le laisse deviner
la description de François Cavanna :
"La rue Sainte-Anne et le quartier tout autour c'est le
vieux Nogent. Les Français ont abandonné ses ruelles
tortillées, ses enfilades de cours et de couloirs et ses caves
grouillantes de rats d'égout aux Ritals."
Certains immigrés ont ouvert de petits commerces, ou des
cafés comme le Petit Cavanna. L'hôtel-restaurant
le Grand Cavanna est devenu une institution et accueillait les nouveaux
venus. Le fait de créer sa propre entreprise montre la
28 Ibidem, témoignage de Marino, p 242.
29 Antonio CANOVI, « Argenteuil, une petite Italie
antifasciste? » in Les petites Italies dans le monde, Marie-
Claude BLANC CHALÉARD (dir.), PUR, 2007, p180.
volonté de s'établir définitivement et
symbolise la réussite dans le pays d'accueil30. Ainsi les
noms des familles d'entrepreneurs : Cavanna, Taravella, Imbuti, entre autres,
sont-ils devenus célèbres dans la région.
Les autres communautés italiennes suffisamment importantes
pour que l'on puisse parler de « Petites Italies » se trouvent en
Lorraine :
Les zones minières et sidérurgiques du Nord- Est
de la France ont, en effet, fait appel à différentes
époques, aux travailleurs italiens, qui se sont regroupés souvent
dans la même ville, à proximité de la mine ou de l'usine.
Comme le souligne Pierre Milza, la population de certaines communes comptait
plus d'Italiens que de Français :
"Il en est ainsi à Mancieulles près de Briey
et à Villerupt en Meurthe-et-Moselle, où les Italiens originaires
pour la plupart du Frioul ou de la région de Gubbio en Ombrie-
représentent plus de la moitié de la
population"31.
Pour les autres régions de France, il est difficile de
recourir à l'appellation « Petites Italies » en dépit
d'une présence très importante d'Italiens. À Lyon, ils ont
occupé quelques rues du centre mais se surtout regroupés en
périphérie, où ils vivaient parfois dans des ghettos
insalubres.
Il n'y a pas de « Petite Italie » à Marseille
non plus, bien que les Italiens soient arrivés si nombreux qu'ils ont
suscité un sentiment d'invasion chez les Marseillais. Il y avait
cependant à l'époque des quartiers italiens, autour du
Vieux-Port, dans le Panier, le quartier Saint-Lazare et le quartier de
Saint-Mauron, surnommé « Petite Sicile ». L'intégration
des méridionaux n'a pas été facile, nous avons
déjà évoqué les manifestations xénophobes
à l'égard de ceux que l'on appelait sans distinction « les
napolitains ». C'est ainsi que le quartier du Vieux Port devint le «
Petit Naples » pour les Marseillais. Comme en témoigne Nicole
Giacomuzzo :
"Tout autour du Vieux Port, dans ces rues aux noms
pittoresques de vieux métiers, on n'avait pas vraiment l'impression de
vivre dans une « Little Italy » car là se côtoyaient les
descendants de ceux qui étaient venus de tous les rivages de la
Méditerranée (...) Et pourtant, même si autour de moi on ne
parlait pas italien, tout au plus quelques expressions, injures ou
imprécations en dialecte, mon quartier était bien une petite
Naples"32.
Après la seconde guerre mondiale, les quartiers italiens
de Marseille disparaissent : le quartier du Vieux-Port, qualifié
"d'empire du péché et de la mort" par l'académicien
30 Cf. Annexe 3: Entreprises du bâtiment et
évolution de la colonie italo-nogentaise.
31 Pierre Milza, op.cit. p 95.
32 Nicole GIACOMUZZO, «Saveurs d'enfances», in
Racines italiennes, Op.cit. p 104.
Louis Gillet33 est détruit, ses habitants -
dont beaucoup étaient Italiens - sont évacués par
milliers.
Aujourd'hui, on retrouve quelques traces de cette
présence italienne, car les représentants des
générations successives sont venus se réinstaller dans le
quartier. À Nice, ville italienne par excellence, l'arrivée
massive des immigrés a été aussi mal perçue
qu'à Marseille, mais leur intégration a été moins
difficile, probablement en raison des affinités culturelles et
linguistiques et parce qu'ils n'ont pas constitué de véritables
communautés : en effet, ils se sont disséminés dans toute
la ville et se sont mêlés à la population, même si on
relève une présence plus forte dans le Vieux Nice et à
Nice Ouest (Magnan, la Madeleine).
Laure Teulières s'est interrogée sur l'absence
de « Petites Italies » dans le Sud- Ouest de la France : en effet,
l'arrivée massive des Italiens dans les années 20, aurait pu
donner lieu à des regroupements : il n'était pas rare d'ailleurs
que les nouveaux venus soient tous originaires du même village italien.
Mais ils se sont dispersés dans les campagnes pour s'installer sur des
terrains laissés en friche et sont passés inaperçus, comme
en témoigne le résultat d'une enquête sur la population de
la France dans le département du Tarn-et-Garonne :
"Les immigrés italiens sont ici retirés,
silencieux, invisibles. Le fait est qu'on ne les voit pas.
Pour les découvrir, il faut aller les chercher au fond
de leurs campagnes"34.
Ils n'avaient de contacts qu'avec leurs voisins avec lesquels
ils se réunissaient lors des fêtes, pour jouer aux cartes.
Toutefois, malgré un certain repli sur la famille et l'entourage proche,
ils ont tissé des liens avec les agriculteurs français, surtout
lors des moissons : ils travaillaient ensemble et partageaient leur repas.
Dans les villes et les villages, il y a avait des commerces,
des cafés et des restaurants italiens et quelques associations
italiennes ont vu le jour, notamment sous l'influence fasciste. Leur
succès a néanmoins été limité par
l'éloignement géographique.
Étrangement ce ne sont donc pas dans les
départements les plus italianisés35, mais dans de
petites communes du Nord et du Nord- Est que ce sont formées les «
Little Italy » à l'échelle française
33 Pierre MILZA, Op.cit. p 537.
34 Enquête sur la population de France. Le
département du Tarn-et-Garonne, L'Illustration, 23
février 1929, cité par Laure Teulières, in « Perdus
dans le paysage ? Le cas des Italiens du Sud- Ouest de la France » in
Les Petites Italies dans le monde, Op.cit. p1 89.
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