Rôle des langues dans la construction de l'identité des immigrés italiens et de leurs descendants( Télécharger le fichier original )par Sylvie ROBERT Université Stendhal Grenoble 3 - Master 1 Français Langue Etrangère 2009 |
B- Peut-on changer d'identité en adoptant une autre langue ?Au début de l'apprentissage, le passage par le stade de traduction de la pensée est inévitable et source de nombreuses erreurs. Penser dans sa langue maternelle conduit à des productions langagières erronées, parce que le locuteur calque les structures des phrases sur celles de sa langue maternelle. Or, comme nous l'avons évoqué précédemment, de nombreuses différences existent entre l'italien et le français bien qu'il s'agisse de deux langues romanes. On peut donc en déduire que plus les langues sont éloignées, plus le cheminement de la pensée sera différent. Lorsque l'on maîtrise correctement une langue étrangère, on pense directement dans cette langue, sans traduire sa pensée préalablement dans sa langue maternelle. Cela sous-entend que l'on a également acquis une bonne connaissance de la culture du pays, puisque nous venons de le voir, la culture est inhérente à la langue. Si comme l'affirme Georges Mounin, "chaque langue reflète et véhicule une vision du monde", les immigrés installés depuis de nombreuses années en France, ne portent plus le même regard sur le monde : ils ne pensent plus de la même manière, ils sont donc différents. Ce qui ne signifie pas qu'ils pensent comme les Français. En effet, ils ont un background culturel qu'un Français ne possède pas et inversement : certains d'entre eux étaient plurilingues avant la migration - ils parlaient leur dialecte natal et maîtrisaient plus ou moins bien l'italien - selon qu'ils avaient été scolarisés ou non dans leur pays, ils avaient acquis des connaissances métalinguistiques dans leur propre langue ainsi que des références culturelles qui ne sont pas celles des Français. En revanche, même s'ils ont acquis une très bonne compétence linguistique en français, il est rare que les primo-migrants accèdent aux savoirs culturels partagés des Français, sauf s'ils apprennent la langue de façon formelle. En parlant le français quotidiennement, ils acquièrent de nouvelles connaissances, s'habituent à appréhender les choses sous un angle différent, mais cela ne signifie pas qu'ils oublient leur passé. Même lorsqu'ils le parlent peu, ils restent attachés à leur dialecte natal, à sa mélodie, à sa cadence, aux mots propres à leur région qui leur évoque un monde familier. Leur identité s'enrichit de cette nouvelle vision du monde. Il en va de même pour les enfants d'immigrés qui ont été scolarisés quelques années dans leur pays : il est normal qu'ils se sentent différents des autres lorsqu'ils intègrent l'école française : en effet, ils portent en eux des expériences scolaires, des connaissances, des références, inconnues à leurs camarades français. Les enfants apprenant beaucoup plus rapidement que les adultes, ils acquièrent une compétence linguistique et socioculturelle égales à celle de Français natifs. Leur identité va donc nécessairement se modifier au contact du milieu français et de la langue française, mais sans pour autant se superposer à leur identité précédente. Seul l'abandon total de leur langue d'origine (dialecte ou italien) peut en causer l'oubli et l'incapacité à s'exprimer. Ils ne perdront toutefois jamais la faculté de compréhension. II.3- Le rapport ambivalent à la langue française. A- La langue « du pain » et la langue « du coeur » La plupart des primo-migrants (66 % des personnes interrogées) ne parlait pas du tout français à son arrivée en France. Mais beaucoup affirment qu'elles pouvaient aisément se faire comprendre, leur dialecte étant parfois proche de certains patois français. Nous avons déjà évoqué le rôle clef de l'apprentissage du français dans l'intégration des immigrés. Pour les adultes, l'apprentissage du français a été difficile, d'autant plus qu'ils n'avaient jamais été - ou très peu - scolarisés dans leur enfance. Ceci étant, les hommes réussissaient à communiquer sur les chantiers ou dans les usines car il y avait de nombreux immigrés de différentes nationalités. Tous faisaient donc des efforts pour se faire comprendre. Pour ceux qui ont dû apprendre le français en prenant des cours du soir après leur journée de travail, cet apprentissage s'est souvent révélé fastidieux. Le français était pour eux « la langue du pain », pour s'intégrer et donc survivre, il fallait l'acquérir. Cette motivation leur a donné le courage nécessaire pour apprendre le vocabulaire de la vie quotidienne et du travail. L'apprentissage de la langue a certainement été encore plus difficile pour les femmes qui ne travaillaient pas, et qui avaient par conséquent moins d'occasions de communiquer avec des Français. Le graphique ci-après montre néanmoins qu'il s'agit d'une minorité (12 %), la plupart ayant appris le français en communiquant avec les autochtones. Si l'on compare les chiffres concernant le mode d'apprentissage
et les difficultés Français, n'ont pas le souvenir que cet apprentissage ait été difficile. Les graphiques ci-après mettent en évidence la corrélation entre facilité et communication. En revanche, 27 % des personnes interrogées déclarent avoir eu des difficultés plus ou moins importantes. Ceux qui ont trouvé l'apprentissage très difficile sont ceux qui n'ont bénéficié d'aucune aide. Les immigrés qui ont banni l'usage de leur langue d'origine dans leur foyer ne sont pas nécessairement ceux qui s'attachent le plus au français. Pour certains, la « langue du coeur », celle qu'ils aiment par-dessus tout, reste leur langue d'origine, souvent leur dialecte natal, souvenir de leur enfance, langue de la spontanéité. C'est souvent à elle qu'ils recourent pour exprimer leurs émotions : leurs sentiments, leur joie mais aussi leur colère. Aline, que nous avons interrogée sur la langue utilisée par ses parents déclare : "Mes parents ont toujours parlé en français, même entre eux, mais si mon père se faisait mal en bricolant, il jurait toujours en italien !" L'abandon complet de leur langue d'origine était dicté, la plupart du temps, plus par la volonté de s'intégrer et de protéger leurs enfants que par le rejet de leurs origines. C'est peut-être ce qui explique le fait que leur langue ressurgisse dans l'intimité : "Jamais je n'ai entendu parler italien à la m aison...l'intégration totale était de mise, le parler français sans accent de rigueur !...Mais « mezza voce » un « duemilasessantatre » filtrait à travers les cloisons du bureau comme un ruban soyeux et prometteur : qui pourra m'expliquer l'alchimie du cerveau qui obligeait mon père à faire ses comptes dans sa langue maternelle ?"74 Les amitiés, les rencontres amoureuses peuvent
néanmoins influer sur l'attachement 74 Emmanuelle NIGRELLI, «La marina: Castel di Tusa», in Racines Italiennes, p 112. Si elle ne substitue pas la « langue du coeur », elle devient peu à peu familière et amicale. Le graphique ci-dessus révèle en effet que la majorité des primo-migrants exprime ses émotions en français. B- Le français : langue étrangère, langue d'adoption ou langue maternelle pour les enfants de migrants ? L'approche avec le français a été plus brutale pour les enfants de migrants en âge d'être scolarisés. Ils se retrouvaient du jour au lendemain, arrachés à leur environnement habituel, à leurs amis et face à un maître qui leur parlait dans une langue dont ils ne comprenaient pas un traître mot. Beaucoup se souviennent d'avoir détesté cette langue, qui leur semblait froide, dure, hostile. Inès Cagnati, écrivain d'origine italienne, décrit ce qu'elle a ressenti étant enfant, lorsqu'elle est entrée à l'école dans le Lot-et-Garonne : "À l'école, le monde a basculé. Je ne comprenais rien à ce que l'on me disait, je ne pouvais m r me pas obéir, je ne savais pas ce que l'on me voulait. Les Français n'avaient plus rien de fascinant. Leur monde était hostile, agressif, il ne nous voulait pas ; je ne comprenais ni son langage ni ses lois et ni ce que je devais faire non pour être tolérée, mais au moins pour être pardonnée d'r~tre moi, différente..."75 Les instituteurs ont généralement fait de leur mieux pour intégrer les enfants étrangers au sein de leur classe, mais plusieurs témoignages prouvent que cela n'a pas toujours été le cas : "J'ai eu des maîtresses d'école neutres à notre égard, parfois bienveillantes. Mais j'en ai eu une surtout (...) de particulièrement haineuse. Sa haine, sans cesse renouvelée, pleuvait sur les Italiens avec la ténacité, la violence et la certitude des pesticides."76 75 Inès CAGNATI, Sud- Ouest Dimanche, 1984, citée par P.MILZA, Op.cit. p 391. 76 Ibidem Au cours d'un entretien, Albert Balducci confie à Pierre Milza, le traumatisme qu'a été pour lui son premier jour d'école en Lorraine, alors qu'il était âgé de sept ans : "Non je n'ai pas été heureux à l'école. Vous savez les gosses, c'est les gosses... Je me rappelle toujours, l'instituteur, je me rappelle comme aujourd'hui. (...) Le premier jour il me dit d'aller au tableau. Alors j'y vais. Je vais au tableau. Mais je ne comprends rien aux questions qu'il me pose. Alors il me balance deux paires de claques. Qu'est-ce que je fais... Quand je retourne à la maison, je gueule. Mais ma mère, qui a déjà tellement souffert, avec mon père qui ne sait ni lire ni écrire, alors elle me dit qu'il faut que j'aille à l'école."77 L'incompréhension, les brimades des maîtres ou les moqueries des autres élèves, l'obligation de l'apprentissage ont entraîné un rejet, voire une haine de la langue française qui semblent bien naturels. Mais avec le temps, le rapport des enfants à la langue a évolué. Peu à peu, le français devient pour eux une langue de socialisation, qui perd sa connotation négative lorsqu'elle est associée à des choses agréables : conversations amicales, encouragements des maîtres, jeux, chansons... Malgré l'ampleur des difficultés, les enfants apprennent vite lorsqu'ils sont immergés dans le bain linguistique. Par ailleurs, comme nous l'avons évoqué précédemment, pour faciliter l'intégration de leurs enfants, les parents ont souvent choisi de ne parler que français à la maison, ce qui a incontestablement favorisé l'acquisition de la langue : " (...) Des familles dont les gosses ne parlaient que le français, les parents s'efforçant de ne pas parler italien entre eux pour « pas embarrasser la tA'te aux petits, qu'ils ont déza assez du mal comme ça d'apprendre oune langue, allora qu'est-ce qué ça serait avec deux, qué ça leur péterait la tête !"78 "Ma grand-mère qui vivait avec nous, cuisinait napolitain, nous éduquait napolitain, vivait napolitain, sans jamais parler autre chose que marseillais."79 L'usage du français dans le cercle familial n'implique pas toujours la perte de la langue d'origine, car lorsque les parents ne maîtrisaient pas suffisamment le français, ils s'adressaient à leurs enfants en italien et ceux-ci répondaient en français. C'est cette alternance linguistique qui explique la contradiction apparente entre les réponses des primo-migrants et celles des enfants d'immigrés : en effet, la majorité des représentants de la 1 ère génération déclare qu'elle s'adressait à ses proches en italien (44 %) tandis qu'un pourcentage légèrement inférieur (40 %) des 77 P.MILZA, Interview d'Albert Balducci, 1992, in Voyage en Ritalie, p.392. 78 François CAVANNA, Op.cit. p 250. 79 Nicole GIACOMUZZO, «Saveurs d'enfance» in Racines italiennes, p.104. représentants de la 2ème génération affirme qu'ils parlaient uniquement en français avec leurs parents. Les enfants jouaient un rôle de médiateurs au sein de la famille : c'est par leur intermédiaire que les parents apprennent le français. L'acquisition rapide de la langue confère aux enfants un nouveau statut au sein de la famille : c'est à eux qu'incombe la tâche de remplir les documents administratifs, de faire les démarches auprès des institutions car les parents ont souvent des difficultés avec la langue écrite. Ces responsabilités valorisent les enfants et changent par conséquent leur perception de la langue française. Autrefois hostile et synonyme d'échec, elle devient un motif de fierté : "Les jours, les semaines et les mois s'écoulaient ainsi. Peu à peu de nouvelles racines et un nouvel attachement s'implantaient imperceptiblement dans sa tête. Il surmontait les difficultés quotidiennes, comme autant d'obstacles destinés à prouver sa volonté d'intégration. À mesure, que sa s ur et lui progressaient dans la maîtrise de la langue, leurs parents, leur demandaient d'assumer les démarches administratives qui ne manquaient pas : sécurité sociale, inspection du travail, commissariat de police."80 Avec le temps, cette langue imposée, la langue de l'école, acquiert une sonorité plus douce pour les enfants d'immigrés et devient leur langue, ils se l'approprient. Le rapport à la langue est évidemment différent pour les enfants de migrants nés en France. Si on ne peut parler en ce qui les concerne de langue maternelle dans le sens étymologique du mot « langue transmise par la mère » - sauf dans le cas où les parents ne parleraient exclusivement français en présence de l'enfant - le français est néanmoins leur langue première, celle qu'ils ont entendue dès les premiers mois de leur vie et la première qu'ils ont appris de façon formelle. Leur compétence linguistique est celle de locuteurs natifs, ce qui les différencie de leurs parents. Ils 80 Salvatore MAGGIORE, Logotomie, paroles d'immigré, deuxième partie, [consultée en ligne] http://ulysse51.over-blog.com/article-29278494.html sont naturellement attachés à cette langue, dont ils entendent la mélodie depuis toujours. La langue d'origine de leurs parents peut leur être totalement étrangère, ou vaguement familière. Dans le cas où les parents continuent à parler leur langue à la maison, l'enfant apprenant le français et l'italien en même temps, devient bilingue. Le fait que le français soit leur langue première au même titre que les Français de souche a des conséquences évidentes sur leur sentiment d'identité nationale. Il est intéressant de constater qu'aucune personne interrogée n'a déclaré ignorer complètement la langue d'origine de ses parents, cela s'explique par la communication alternée que nous avons évoquée précédemment et également par le fait que beaucoup aient choisi d'étudier l'italien à l'école. Certains d'entre eux ont alors découvert qu'ils avaient d'immenses facilités à apprendre cette langue qui ne leur était pas étrangère même s'il est était "interdite" à la maison : "Par un bel hasard objectif, après avoir voulu opter pour le grec ancien en quatrième (mais faute d'un nombre suffisant d'hellénistes en herbe, le cours ne serait pas ouvert), ( ) je devais commencer à apprendre à défaut du grec l'italien. Et à aimer aussitôt l'italien. A retenir sans peine listes de mots, conjugaisons et règles de grammaire italiennes. A très vite parler couramment cette langue étrangement intime, à la surprise enthousiaste de mon enseignante."81 "Ce voyage, il avait une autre raison de l'entreprendre, presque instinctive comme une nécessité vitale. Il avait dénigré son pays natal depuis qu'il l'avait quitté. Plus encore, il en avait une vision méprisante. Cette certitude avait été quelque peu ébranlée par l'apprentissage de l'italien qu'il avait choisi comme deuxième langue au collège puis comme unique langue étrangère au lycée. La découverte de la littérature italienne et surtout des écrivains du Sud, lui ouvrit les yeux sur un monde qu'il connaissait peu en fin de compte".82 81 Christophe MILESCHI, « Les silences de Guizèpe », in Racines italiennes, p.140. 82 Salvatore MAGGIORE, Logomie, paroles d'immigré, troisième partie, [consultée en ligne], http://ulysse51.over-blog.com/article-29278458.html |
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