III. La langue maternelle, un signe distinctif à
effacer ou un héritage à transmettre à ses descendants
?
III.1- Le rejet de ses origines et la non-transmission
de la langue.
A- Causes : volonté d'oublier un passé
douloureux / idéalisation du pays d'accueil Au début du
XXème siècle, les campagnes italiennes étaient
surpeuplées : jusqu'en 1950, il n'y avait pas de travail pour tous. Les
conditions de vie étaient très difficiles. Cependant, Pierre
Milza insiste sur le fait que
"Ce ne sont pas toujours les plus démunis qui ont
pris le chemin de l'exil (...) ce sont bien souvent les plus entreprenants, les
mieux armés pour remplir la mission plus ou moins explicitement
confiée au migrant par le clan, qui sont partis."83
Toutefois, la souffrance du déracinement, de la
solitude, les difficultés rencontrées dans le pays d'accueil, ont
souvent amené les immigrés à dénigrer leur pays
d'origine, qu'ils décrivent comme un pays "où on mourait de faim"
et à idéaliser le pays d'accueil, pays nourricier, symbole de
modernité et de liberté.
De nombreux immigrés ont ainsi essayé d'oublier
leur pays, peut-être pour se protéger émotionnellement. Le
fait de valoriser le pays d'accueil les aidait sans doute à ne pas
regretter leur choix.
L'image négative de leur pays natal était aussi
- surtout - celle que leur renvoyaient les Français, en temps de crise.
François Cavanna se souvient des attaques qui fusaient dans la cour de
récréation :
"Dans votre pays de paumés, on crève de faim,
alors vous êtes bien contents de venir bouffer le pain des
Français"84.
L'hostilité ne cessant de croître au moment de la
seconde guerre mondiale, les immigrés désireux de
s'intégrer ont voulu prouver leur fidélité à la
France en combattant à ses côtés et en demandant la
naturalisation, symbole de la rupture avec leur pays d'origine.
83 Pierre MILZA, Op.cit p.567.
84 François CAVANNA, Op.cit p.43.
B- Conséquences : une intégration qui va
parfois jusqu'à l'assimilation
Pour obtenir la naturalisation, les immigrés devaient
prouver qu'ils s'étaient bien intégrés dans la
société française.
Une enquête sur les immigrés a été
réalisée par l'INED en 1951. Ce sont principalement des
instituteurs qui ont été chargés de l'effectuer. Ronald
Hubscher montre comment, considérant que les immigrés devaient se
fondre dans le creuset français, ils ont cherché à
"débusquer toute trace d'italianité (...) le
fichu ou la mantille des femmes, le chapeau en feutre noir des hommes
désignent l'étranger. La couleur vive des robes des immigrantes
est qualifiée de criarde et manifestement ne correspond pas au
goût français de la mesure. L'intérieur des maisons est
scruté avec attention : le tableau d'un paysage cisalpin ou un
calendrier italien accrochés au mur sont considérés comme
des lieux d'une mémoire qui n'est pas
effacée."85
La maîtrise du français, indispensable pour
obtenir la naturalisation, ne leur suffisait pas, ils relevaient la moindre
erreur de prononciation et toute trace d'accent italien. Ainsi il ressort de
quelques dossiers ces commentaires :
"Il parle le français à peu près
correctement avec une légère déformation de certains
sons"86
"Peut-on l'assimiler à un vrai et loyal
Français ? Non : il a encore quelque chose d'italien dans son allure et
sa prononciation."87
Ronald Hubscher dénonce la falsification des
résultats de cette enquête. En effet, seuls les jugements positifs
sur la France ont été retenus tandis que les problèmes
évoqués par les immigrés ont été
minimisés. En revanche, tout commentaire négatif sur l'Italie a
été soigneusement rapporté.
On comprend alors que les Italiens qui ont rejeté leur
pays, y ont été fortement encouragés par les
représentants de l'État français et par l'opinion
publique.
Étant donné la facilité avec laquelle les
Français ont associé tous les Italiens à Mussolini, puis
la rancoeur provoquée par l'alliance de l'Italie avec l'Allemagne, il
était important pour les Italiens qui comptaient s'établir
définitivement en France, de prouver leur attachement à la France
et de ne pas "se faire remarquer ", autrement dit de s'assimiler pour devenir
transparents.
85 Ronald HUBSCHER, Op.cit. p.195.
86 GIRARD et STOETZEL, Français et immigrés.
L'attitude française. L'adaptation des Italiens et des Polonais,
Paris, INED, «Travaux et documents» Dossier n°17, cité
par Ronald Hubscher, Op cit. p.196.
87 Ibidem, dossier n°74.
Marie-Claude Blanc-Chaléard souligne néanmoins que
seule une minorité a choisi de s'assimiler, selon elle "la
réalité est plutôt celle d'une majorité silencieuse
qui cultive dans son espace privé ses traditions identitaires entre deux
cultures"88.
C'est en effet ce qui ressort de la comparaison des
réponses données par les représentants de la 1
ère et de la 3ème génération
quant au maintien des habitudes italiennes. Seuls 7 % des primo-migrants disent
avoir renoncé à leurs coutumes, à leur mode de vie. C'est
exactement le même chiffre que l'on obtient en interrogeant les
petits-enfants.
C- La naturalisation, construction d'une nouvelle
identité ou utopie ? ? Pourquoi vouloir devenir Français ?
Pour les primo-migrants, la naturalisation était souvent
la dernière étape du parcours vers une intégration
réussie.
Le fait de devenir français simplifiait les
démarches pour trouver du travail et assurait un avenir à la
famille : en effet, la menace des expulsions planait toujours au-dessus de la
tête des immigrés (il y a eu de nombreuses expulsions au moment de
la première guerre mondiale, puis dans les années 20 lorsque
Mussolini accède au pouvoir, mais aussi dans les années 34-35,
période de crise économique).
Pour obtenir la nationalité française, il
fallait résider en France depuis de nombreuses années, prouver
son attachement à la France, maîtriser la langue et ne pas avoir
d'idées politiques contraires au gouvernement :
88 Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, Les Italiens en France
depuis 1945, p. 22.
"Nous on est toujours restés Italiens parce qu'on
était de gauche ! Et la naturalisation française, on l'a jamais
eue parce que politiquement...Eh ! Mon père il l'a demandée deux
fois(...) il faisait la demande et elle était refusée,
refusée politiquement. À ce temps-là, quand t'étais
de gauche, on te la donnait pas"
Les délais étaient parfois très longs, mais
peu avant la seconde guerre mondiale, de nombreux immigrés ont
été naturalisés pour être appelés au front
:
"Nous on a eu le droit de vote en 1939 ; mon père
l'avait demandée en 1930 [la naturalisation] et il l'a obtenue seulement
en 1939.89
La volonté de devenir français peut
également résulter des discriminations subies en France et/ou
dans leur propre pays. L'image négative que les autres leur renvoient
d'eux-mêmes les amène à se dévaloriser. Certains ne
supportant plus de se sentir apatrides, ont voulu devenir Français pour
se construire une nouvelle identité.
Les enfants sont également au coeur de leurs
préoccupations, surtout lorsqu'ils ont souffert en étant
rejetés, méprisés. Ils souhaitent protéger leurs
enfants, faciliter leur intégration :
"La majorité des Italiens, ils votent ici, pour
faire étudier leurs enfants, ils ont fait la naturalisation, ils sont
devenus français. Mon fils il est français, parce que le fils
d'un Italien qui est né ici il doit choisir : ou faire le service
militaire en Italie ou le faire ici"90.
C'est rarement un sentiment patriotique envers la terre
d'accueil qui amène les enfants d'immigrés nés en Italie
à choisir la nationalité française. La plupart du temps ce
sont des raisons matérielles qui motivent leur demande : il est plus
facile pour un Français de s'insérer sur le marché du
travail ou de créer une entreprise. Pour les garçons, c'est
souvent pour éviter le service militaire (obligatoire en Italie jusqu'en
2005).
? Peut-on changer d'identité en changeant de
nationalité ?
Cette question renvoie à celle que nous nous sommes
posée précédemment, à savoir : peut-on changer
d'identité en changeant de langue ?
Il nous semble évident que la naturalisation comme
l'adoption du français ne peuvent changer l'identité d'une
personne. Notre identité se construit peu à peu, tout au long de
notre vie. Elle se modifie avec le temps et selon les expériences que
nous vivons.
89 Antonio CANOVI, «La communauté italienne
d'Argenteuil. Identité et mémoires en question» in Les
Italiens en France depuis 1945, Op.cit.p.248.
90 Ibidem
Le fait que les primo-migrants aient voulu être sur un
plan d'égalité avec Français ne signifie pas pour autant
qu'ils voulaient effacer leurs origines italiennes, en s'assimilant
complètement à la société française. Ils ont
été obligés de "jouer le jeu", d'effacer leurs
spécificités pour sembler Français, puisque telles
étaient les conditions pour obtenir la naturalisation. Giovanna Campani
et Maurizio Catani expliquent que "l'invisibilité doit rtre
étudiée comme une stratégie" et soulignent que
"la capacité de se cacher, de se dissimuler
n'implique pas forcément l'intériorisation des traits culturels
de la nation de résidence, mais seulement la connaissance de ses
catégories culturelles".91
Mais la plupart d'entre eux sont restés dans leur coeur
calabrais, siciliens, toscans... .plus rarement italiens.
Girard et Stoetzel insistent sur le fait que92 "
l'acquisition de la nationalité française exprime un
changement dans une situation juridique. Elle ne modifie en rien les sentiments
profonds, elle ne fait pas disparaître les différences entre
immigrés et Français s'il en existe.
Il est vrai que certains immigrés se sont si bien
intégrés à la société française que
rien dans leur mode de vie, dans leur façon de parler et de penser ne
laisse transparaître leur origine étrangère. Mais ce n'est
pas parce qu'elle est invisible que la différence n'existe pas. Elle
réside peut-être tout simplement dans la mémoire : des
souvenirs lointains de leur enfance : des paysages, des couleurs, des parfums
différents, le souvenir d'êtres chers laissés au pays... et
du départ, de l'éprouvant voyage vers un pays inconnu, de la
solitude et des privations, de la nostalgie... Même s'ils ont
essayé de refouler les souvenirs les plus douloureux, est-il possible
qu'ils aient tout oublié ? Et qu'en est-il des souvenirs heureux ? Cette
mémoire n'est pas celle des Français qui n'ont jamais vécu
ailleurs qu'en France. Grâce à la naturalisation, les
immigrés deviennent Français "sur les papiers", mais il ne s'agit
pas d'une seconde naissance. Girard et Stoetzel ont défini très
précisément ce sentiment de différence qui habite les
immigrés :
"Porteur d'un passé vécu sous un autre ciel,
l'immigrant en garde un souvenir, qu'actualise dans toutes ses démarches
ce qu'il voit, comparé à ce qu'il avait d'abord vu. Au point de
vue professionnel, il peut s'habituer aux modes de culture ou de travail
français, il reste en lui quelque chose de ses impressions du premier
jour, quand il n'était qu'un étranger qui regarde et observe
(...) ses habitudes de vie se modifient au contact du milieu, mais il
en
91 Giovanna CAMPANI & Maurizio CATANI, «Les
réseaux associatifs en France et les jeunes» in
Persée, revue européenne de migrations internationales,
décembre 1985, vol.1, p. 143-160.
92 GIRARD & STOETZEL, Op. Cit. p.291
persiste toujours quelque chose : dans ses
préférences alimentaires, dans sa manière de
célébrer les fêtes par exemple. Il écoute toujours
les nouvelles de son pays avec une attention inconnue aux Français.
(...) Il a beau appartenir à la mr me religion, le c ur ne participe pas
aux cérémonies françaises. Les évènements
internationaux, les crises économiques lui rappellent qu'il n'est pas
semblable en tout à ceux qui l'entourent."93
Ils ressentent d'autant plus cette différence qu'ils
l'observent en se comparant à leurs propres enfants. En effet, ceux-ci
nés en France n'ont aucun souvenir qui les lie à l'Italie, si ce
n'est peut-être des souvenirs de vacances. Le français est leur
langue maternelle, leurs références culturelles sont
françaises, bien qu'ils ne renient pas pour autant leurs origines
italiennes. La plupart des représentants de la 2ème
génération se définissent Français et
Italiens.94
Certains ont pu rejeter leurs origines pendant une période
de leur vie, puis avoir une sorte de "déclic" qui leur fait prendre
conscience du lien qui les unit à l'Italie :
"Qu'il le veuille ou non, le souvenir du petit
garçon qu'il avait été, se trouvait inscrit dans ce
paysage, dans chaque pierre, dans l'air qu'il respirait et qui le contaminait
à nouveau. Une part importante de lui provenait de là, belle,
insouciante, innocente et pure. Rien ni personne ne pourrait la lui arracher.
Qu'il le veuille ou non il appartenait à cette terre.
Plus jamais il ne dénigrerait ses origines et il en
parlerait avec fierté mais pas par nationalisme, sentiment qui lui
était totalement étranger, uniquement parce qu'il savait, enfin,
que ce qu'il était devenu il le devait à ses racines. Les
rabaisser signifiait se discréditer et se nier
lui-même".95
93 GIRARD & STOETZEL, Op. Cit. p. 88-89
94 Cf. Annexe 10, Interviews, Les Français, Guy
GIRARD.
95Salvatore M AGGIORE, Logotomie, paroles
d'immigré, troisième partie, [en ligne] httpi/ulysse51
.overblog.com/article-29278458.html.
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