A- Rôle de la langue maternelle dans la
construction de l'identité.
La langue maternelle ou première a un rôle
primordial dans la construction de l'identité car elle est indissociable
de la pensée, comme l'affirme Henri Delacroix :
"la pensée fait le langage en se faisant par le
langage".
C'est lorsqu'il commence à parler, que l'enfant pense.
Mais bien avant d'être capable de parler, donc de penser, l'enfant entend
la langue de ses parents et comprend ou plutôt établit des liens
entre les actions de sa mère et les mots qu'elle prononce. Dès
les premiers mois de sa vie, l'enfant est très sensible aux sons, aux
couleurs, aux formes de ce qui l'entoure.
C'est la raison pour laquelle le lieu où l'on naît
est déterminant dans la construction de l'identité.
La langue est également un marqueur d'identité :
les locuteurs d'une même langue appartiennent au même groupe, ils
se comprennent entre eux et sont facilement identifiés par les autres.
Le fait de parler un dialecte définit plus précisément
l'identité du locuteur, puisque sa langue trahit sa provenance
régionale. Un Napolitain ne s'exprime pas du tout comme un Milanais : il
parle plus fort, accompagne son discours de gestes, son accent est plus
prononcé, les consonnes sont redoublées, la langue est chantante.
Le dialecte Milanais, moins exubérant, a une toute autre
musicalité, transmet moins de chaleur et d'allégresse. La langue
et l'attitude du locuteur sont donc en accord parfait et s'influencent
mutuellement. Ce n'est pas par hasard que nous avons choisi de comparer les
dialectes de deux régions très éloignées
géographiquement : le lieu de naissance influence certainement notre
mode de vie, notre façon d'être et notre façon de
penser.
Par ailleurs, la langue n'est pas seulement un outil de
communication, un système de signes et de sons. Elle permet de formuler
la pensée et d'exprimer la vision du monde d'un peuple :
"On ne peut pas dissocier une langue de sa culture et du
contexte de la société dans
laquelle elle existe. Tout interagit : la langue fait la
société, c'est-à-dire les rapports qui, à
Notre façon de concevoir les choses, de voir le monde
qui nous entoure, de structurer de notre pensée est liée à
notre langue maternelle. Il s'agit du concept de relativité linguistique
qu'Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf ont exprimé sous forme d'une
hypothèse :
"L'hypothèse énonce que le langage n'est pas
seulement la capacité d'exprimer oralement des idées, mais est ce
qui permet la formation mr me de ces idées. Quelqu'un ne peut pas penser
en-dehors des limites de son propre langage. Le résultat de cette
analyse est qu'il y a autant de visions du monde qu'il y a de langages
différents."
En effet, chaque langue a des structures qui lui sont propres,
ce qui signifie que le cheminement de la pensée de locuteurs de langues
différentes ne sera pas le même. Dans chaque langue, il existe des
expressions que l'on ne peut pas traduire littéralement dans une autre
langue. Les expressions imagées reflètent la vision du monde d'un
peuple, elles ne peuvent par conséquent être identiques, d'une
langue à l'autre même lorsqu'elles expriment le même
concept, comme le prouve l'exemple suivant : Quand les poules auront des
dents / quando gli asini voleranno70.
Comme nous l'avons évoqué
précédemment, le lieu de naissance exerce une grande influence
sur notre façon d'être et sur notre vision du monde. On remarque
en effet, des différences de perception sensorielle entre les individus
qui ont une langue maternelle différente : chaque langue transcrit les
onomatopées - les cris des animaux par exemple - en fonction des sons
dont elle dispose et qu'elle utilise le plus fréquemment.
Les langues possèdent un vocabulaire plus ou moins
riche pour désigner les couleurs. Le caractère chinois
ts'ing peut désigner le bleu ou le vert. Le même terme
russe peut traduire le jaune ou le vert. Les Japonais, par exemple, sont plus
sensibles à l'aspect mat ou brillant. Les occidentaux distinguent les
couleurs chaudes des couleurs froides tandis que les Africains font la
même distinction entre couleur sèche et humide.
Les confusions ou au contraire, les nombreuses
dénominations d'une même couleur dans certaines langues, ont
amené les linguistes et les anthropologues à s'intéresser
à l'influence de la langue maternelle sur la perception des couleurs.
69 Philippe BLANCHET, Parlons provençal, p.34.
70 Littéralement : « Quand les ânes
voleront »
On ne peut pas affirmer avec certitude que ces
différences de perception proviennent du langage ou du milieu, mais
force est de constater que les différentes populations ne nomment pas
les choses qui les entourent de la même façon. Il semble donc
évident qu'elles ne les voient pas de façon identique : tandis
que les Français parlent du jaune d'uf, les Italiens parlent du
« rouge d'oeuf » rosso dell'uovo.
L'exemple le plus fréquemment donné pour
illustrer les différentes interprétations du monde est celle de
la langue inuit qui possède plus de vingt termes pour désigner la
neige sous ses différentes formes. Ces distinctions n'existent pas dans
les autres langues parce qu'elles ne renvoient à aucune
réalité connue pour les autres peuples. Selon Boas, les mots
d'une langue sont adaptés à l'environnement dans lequel ils sont
utilisés.
Dans le même ordre d'esprit, le symbolisme lié
aux fleurs, aux couleurs, aux animaux varie selon les cultures : le
chrysanthème associé à la mort dans les cultures
occidentales est une fleur sacrée au Japon, liée à la
joie.
On s'habille de noir en Europe pour porter le deuil tandis qu'au
Viêt Nam, en Corée du Sud ou en Inde, on revêt des habits
blancs.
En comparant des expressions familières italiennes et
françaises, qui associent des couleurs aux émotions, on constate
qu'elles ne recourent pas à la même couleur, bien que leur
signification soit la même :
Français
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Italien
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Rire jaune
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Ridere verde71
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Avoir une peur bleue
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Avere una fifa verde72
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Être rouge de colère
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Essere arrabbiato nero73
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Enfin, la langue véhicule la culture d'un peuple, au sens
large du terme, c'est-à-dire, l'ensemble des connaissances (historiques,
littéraires, religieuses, populaires...) partagées par le plus
grand nombre.
Les expressions populaires se nourrissent de ces
références, difficiles à comprendre pour des
étrangers.
71 Traduction littérale: "rire vert"
72 Traduction littérale : "avoir une trouille verte"
73 Traduction littérale: "Être noir de
colère"
Citons quelques exemples :
C'était Waterloo (référence
historique)
Pleurer comme une Madeleine (référence
biblique) Un repas gargantuesque (référence
littéraire)
Nous pouvons donc affirmer que la langue maternelle n'est pas
un simple constituant de l'identité, mais qu'elle la construit et
qu'elle influe sur notre conception du monde. La pluralité des langues
implique donc une pluralité de visions du monde.
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