La doctrine de la prestation caractéristique en droit international privé des contrats - une étude critique( Télécharger le fichier original )par Christian Robitaille Université Paris I - Panthéon-Sorbonne - D.E.A. droit international privé et droit du commerce international 1998 |
b) Implication en droit international privé des contratsSi, à la lumière de ce qui précède, on pouvait conclure que le contrat synallagmatique entraîne des coûts et des risques beaucoup plus élevés pour le débiteur de la prestation caractéristique que pour son cocontractant, on pourrait être tenté de favoriser le premier. Celui-ci étant le plus lourdement engagé dans la relation contractuelle, tant par ce qu'il apporte au contrat que par ce que le contrat est susceptible de lui coûter, il aurait un intérêt plus grand à connaître l'étendue exacte de ses droits et obligations contractuels. La règle de conflit de lois pourrait favoriser cet intérêt en désignant la loi de la résidence habituelle du débiteur de la prestation caractéristique, car c'est très généralement la seule loi que celui-ci aura eue à l'esprit, pour peu qu'il ait contracté en considération de règles de droit matériel particulières. c) AppréciationCette analyse recoupe en partie celle menée en termes d'intensité de la réglementation et, dans cette mesure, elle encourt les mêmes critiques. Cela étant, elle s'en démarque aussi à certains égards, ce qui lui mérite des critiques distinctes. En ce qui concerne tout d'abord ce que nous avons appelé les coûts antérieurs à la transaction, ils ne se présentent pas de la même façon dans tous les contrats. Par exemple, si les coûts liés à la conception et la fabrication d'un téléphone portatif sont évidemment plus élevés que son prix de vente, cette disproportion ne s'observe que dans le cas de la vente effectuée par le fabricant. Le détaillant de téléphones portatifs, pour sa part, n'engage pas nécessairement des dépenses sensiblement plus élevées que son client pour pouvoir réaliser la transaction. S'agissant, d'autre part, de prestation de services, les coûts que leur prestataire engage pour être en mesure de les fournir sont souvent proportionnels à leur degré de complexité. Si, par exemple, un avocat doit nécessairement étudier le droit pendant quelques années avant de pouvoir offrir ses services professionnels, d'autres types de prestation de services n'exigent pas toujours un investissement préalable particulièrement important. Quant à ce que nous avons appelé les coûts réels et potentiels découlant de la transaction, ils sont tributaires de la réglementation applicable au contrat; leur importance dépend des obligations imposées au débiteur de la prestation caractéristique par la loi applicable à la situation. Par conséquent, si l'on voulait appliquer ce critère, on serait pris dans un cercle vicieux : quelle loi consulter pour mesurer l'étendue des obligations contractuelles du débiteur de la prestation caractéristique, alors qu'on n'a pas encore déterminé la loi applicable au contrat? À moins, bien sûr, qu'une titanesque étude de droit comparé ne nous indique de manière générale et invariable, pour chaque catégorie de contrat, l'identité de la partie qui assume le plus de risques en raison du contrat, ce qui relève, encore une fois, de l'utopie. En outre, même en faisant abstraction de la diversité des ordres juridiques, il faut bien admettre que l'exercice de la liberté contractuelle peut influer considérablement sur les coûts réels et potentiels découlant d'un contrat. Tout d'abord, au sein même du contrat, les parties peuvent, par des stipulations, étendre ou restreindre leurs obligations, limiter, exclure ou rajouter des garanties. Ensuite, contrats d'assurance et sûretés de toutes sortes peuvent être mis en orbite autour du contrat principal et modifier de manière importante le rapport des risques assumés par les parties. En vérité, même pour une catégorie de contrat donnée, les variations possibles de la charge des risques économiques liés au contrat nous parait trop importante pour que l'on puisse raisonnablement tirer des conclusions générales à ce sujet. Un exemple devrait suffire à s'en convaincre. Selon le Tribunal fédéral suisse, le contrat de prêt doit être régi, en principe, par la loi du prêteur : « s'agissant de prêts, les gros emprunts exceptés, le lien le plus étroit existe en règle générale avec le pays où le prêteur est domicilié, car c'est sa prestation qui caractérise le contrat et c'est sa position qui est la plus menacée. »106(*) On retrouve ici l'idée que le contrat devrait être régi par la loi de la partie dont la situation contractuelle est la plus risquée. L'exemple vaut la peine qu'on s'y attarde. Dans l'hypothèse d'un contrat de prêt d'argent, à première vue, il semble bien que ce soit le prêteur qui prenne le plus de risques. En effet, il confie une somme d'argent à l'emprunteur sans contrepartie immédiate, en escomptant que l'emprunteur tiendra sa promesse de rendre la somme au moment convenu, avec les intérêts stipulés. Au moment de la conclusion du contrat, l'emprunteur ne donne rien d'autre que sa parole. Cependant, il est loisible pour le prêteur de ne consentir le prêt qu'à condition qu'on lui fournisse des garanties suffisantes, et c'est souvent ainsi que les choses se passent. Si une banque prête 100 000 francs à une entreprise et que, en garantie du remboursement de cette somme, l'entreprise lui consent une hypothèque de premier rang sur un immeuble qui vaut 1 000 000 francs, et souscrit une assurance tout risques sur cet immeuble au bénéfice de la banque, peut-on sérieusement prétendre que la banque prend des risques? S'il subsiste encore quelque doute de ce côté, le banquier avisé aura naturellement pris soin d'exiger au préalable un cautionnement de la part des dirigeants de l'entreprise ... de leurs conjoints ... de leurs enfants... En vérité, en pareil cas, on a plutôt l'impression que c'est l'emprunteur qui assume le plus de risques. En effet, afin de disposer, au moment venu, de la somme nécessaire pour rembourser la banque en capital et intérêts, l'emprunteur devra faire fructifier le montant du prêt, il devra le « jouer », en quelque sorte, ce qui comporte toujours des risques, y compris lorsque l'on mise principalement sur soi-même (!). Cet exemple nous porte à croire qu'une analyse des catégories de contrats en termes de prépondérance des risques économiques est réfractaire à toute systématisation. La marge de manoeuvre que la loi laisse aux parties dans l'aménagement de leurs rapports contractuels leur permet de répartir des manières les plus diverses les risques économiques découlant du contrat. Pour un type de contrat donné, la charge des risques peut peser sur l'une ou l'autre des parties, en fonction de divers facteurs, tels le rapport de forces au moment de la négociation du contrat et la solvabilité des parties par la suite. Et l'analyse est d'autant plus compliquée que l'on ne peut examiner un contrat isolément, en faisant abstraction des contrats accessoires qui gravitent autour de lui, car ces contrats accessoires font partie intégrante de l'équation contractuelle. Bref, si nous avions d'abord été séduit par l'idée de faire assumer le risque de la loi applicable par la partie qui est la moins lourdement engagée dans la relation contractuelle, tout bien considéré, un tel critère ne peut pas être érigé en formule abstraite. II ne pourrait être appliqué qu'au cas par cas, au terme d'un examen portant sur l'ensemble des circonstances de chaque situation concrète. Et même là, dans bien des cas, il serait fort possible qu'on n'arrive pas à déterminer avec certitude laquelle des deux parties assume le plus de risques en vertu du contrat. À ce prix-là, le jeu n'en vaut pas la chandelle. Il est préférable de rejeter ce critère, y compris pour les contrats de prêt, et pour les mêmes raisons, sauf le respect que nous devons au Tribunal fédéral suisse. * 106 Arrêt Müller, ATF 78 II 190, 191(10 juin 1952). |
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