La problématique de la rénovation des sciences sociales africaines;lecture et reprise de la théorie searlienne de la construction de la réalité sociale( Télécharger le fichier original )par Barnabé Milala Lungala Katshiela Université de Kinshasa et université catholique de Louvain - Thèse de doctorat 2009 |
0.2. ProblématiqueLes perspectives de réévaluation et de rénovation de la redéfinition de la « réalité sociale » africaine comme par ailleurs le projet de rénovation en général renvoient à une problématique philosophique pérenne de l'Etre et du Devenir. Elles concernent le conflit entre le réalisme et le constructivisme comme visions ontologique et épistémologique du réel social. Et comme les théories et les concepts opératoires en sciences sociales se réfèrent quant à elle à la philosophie de la Nature, la rénovation emprunte donc sur cette question les voies qui amènent au conflit théorique entre le réalisme et le constructivisme, et à la philosophie de la Nature. En résumé , la reforme la reforme a de façon générale une triple dimension ; elle concerne premièrement les concepts et théories des sciences sociales qui sont des lunettes au travers desquels le chercheur rend compte des phénomènes sociaux ou de la réalité sociale ; elle table deuxièmement sur les démarches, les méthodes et les techniques en tant que dispositifs de production de connaissance ; et enfin elle s'occupe de la définition de la « réalité sociale » elle-même à laquelle est appliquée la dichotomie réalisme/constructivisme. Les chercheurs partent du point de vue de la définition de la réalité sociale de deux visions différentes sur la nature ontologique de la « science sociale ». Les deux visions s'élaborant à partir des lois qui régissent la réalité sociale. La position réaliste défend le modèle classique de la science et postule plus ou moins explicitement l'existence d'un ensemble des lois immuables, c'est-à-dire un ordre sous-jacent en tant qu'a priori incontournable ayant un impact déterminant sur le fonctionnement de la réalité sociale. L'enjeu ici, c'est que cette option peut conduire au réalisme naïf. A l'opposé, le conventionnalisme postule le fait que ce seraient les êtres humains et non les lois de la nature qui feraient que la réalité soit telle qu'elle est et qu'elle fonctionne comme elle fonctionne en se fondant notamment sur leur propre langage. Les structures symboliques composent la réalité, les individus contribuent à « construire » le monde dans lequel ils vivent, un monde en quelque sorte « négocié » collectivement de manière plus ou moins délibérée et ayant un sens pour eux. La position conventionnaliste postule le fait que, ce que nous appelons « réalité » est en fait toujours le produit d'une élaboration symbolique et n'a aucune existence indépendante des catégories et des conventions propres à un imaginaire ou un discours social donné, y compris le discours scientifique. C'est le constructivisme ontologique. L'enjeu ici est que, l'on applique au « discours » scientifique, le principe conventionnaliste ou constructiviste qui conduit tout droit au relativisme consistant à traiter l'activité scientifique essentiellement comme une « culture », c'est-à-dire un ensemble des conventions et de présupposés partagés par les chercheurs d'une société et d'une époque. Dans cette optique le thème de la « construction sociale de la réalité sociale »fait partie de l'a priori disciplinaire et peut donc dire que finalement, tout est construit, y compris les quarks en tant que constituants fondamentaux de la matière en micro physique, qui sont une convention admise par eux et qui ne renvoient à aucune « réalité » existante indépendamment des concepts scientifiques et de l'esprit humain. La question de la construction de la réalité sociale débouche finalement sur le débat de la relativité de la connaissance et sur le relativisme culturel. La réalité sociale ou les phénomènes sociaux revêtent un certain nombre des caractéristiques : ils ne peuvent être saisis en eux-mêmes, sinon par l'entremise des représentations ; ainsi le savoir des sciences sociales n'est jamais totalement dégagé de son objet et l'évolution de la vision de la « réalité sociale » a accompagné l'édification des sciences sociales. La construction de la réalité sociale est un programme qui reconstruit les sciences sociales et humaines classiques à partir de ces postulats. Cette reconstruction est menée sous les auspices de ce qu'il conviendrait d'appeler aujourd'hui l' « ontologie sociale », en tant qu'étude des principes d'émergence et du mode d'existence de la réalité sociale. L'ontologie sociale est aussi ce que l'on appellerait volontiers la « cosmogonie sociale » en tant que discours sur l'émergence de l'univers social. Cette activité scientifique est entrain d'envahir les sciences sociales. Le motif, ce qu'il s'agit de tenter de cadrer théoriquement plus adéquatement le changement continuel et profond de la réalité sociale. Il s'agit au demeurant, du point de vue de la philosophie, d'une préoccupation fondatrice et ancienne en philosophie. Pour échapper au piège d'engluement soit à l'empirisme soit à l'idéalisme, il faut s'engager avec lucidité et discernement dans une démarche qui, tout en reconnaissant que le monde est donné, mesure à sa juste valeur l'autonomie et le pouvoir reconstructeur de la raison humaine. C'est la démarche que John Searle justement propose. John Searle s'est emparé décidément aujourd'hui de la question principale de fondement de l'existence du monde social à travers la reconstruction des conditions de sa constitution. Il s'oppose à toute forme de constructivisme antiréaliste : il refuse les deux options ontologiques exclusives pour éviter selon le cas les conséquences désastreuses du relativisme et du réalisme naïf qui, en sciences sociales constitue une menace aux principes de la rationalité et à l'objectivité. Searle présente une approche particulière du réalisme à partir de la philosophie du langage qu'il prolonge entant que philosophie des états mentaux. Pour Searle, l'ontologie des faits sociaux appelle l'ontologie objective de la réalité. Nous dirons en d'autres termes que la réalité extérieure perceptible est une réalité ontologique objective indépendante d'une réalité ontologique subjective et sociale. John Searle nous en offre une conception « originale » dans notamment deux de ses livres : La construction de la réalité sociale et La redécouverte de l'esprit. Réfléchissant sur les Temps modernes, Searle se demande pourquoi nous sommes terrorisés à l'idée de retomber dans le dualisme cartésien. Le problème, c'est que la conception cartésienne du physique, la conception de la réalité physique comme res extensa n'est tout simplement pas adéquate pour décrire les faits qui correspondent aux énoncés portant sur la réalité physique. John Searle donne à l'appui un exemple : si vous réfléchissez aux problèmes de la balance de paiement, à des phrases agrammaticales, à mon aptitude au ski, au gouvernement de l'Etat de Californie, vous avez moins envie de penser que tout doit entrer dans la catégorie soit mentale, soit physique. La terminologie s'élaborerait autour d'une fausse opposition entre le « physique » et le « mental ». Nous pouvons le dire d'emblée, Searle développe ici l'autonomie des sciences sociales comme ayant une ontologie propre par rapport aux sciences physico-mathématiques. Pour justifier sa position, Searle utilise une réflexion analytique en prenant les exemples de la compréhension du sens littéral des phrases. Le contenu sémantique des énoncés ne suffit pas en lui-même ; il faut un Arrière-plan, que Searle désigne spécifiquement comme des schèmes conceptuels pour donner tout leur sens aux choses. Nous disposons des phrases comme : le Président a ouvert la séance, l'artillerie a ouvert le feu, Pierre a ouvert un restaurant. Supposons qu'à l'ordre « Ouvrez la porte » je me mette à faire des incisions dans la porte avec un bistouri, ai-je ouvert a porte ? Autrement dit, ai-je obéi littéralement à l'ordre littéral « Ouvrez la porte » ? L'énonciation littérale de la phrase « Ouvrez la porte » exige, pour être comprise, quelque chose de plus que le contenu sémantique des expressions qui la composent et les règles de leur combinaison en phrase. Comprendre c'est autre chose que saisir un sens, ce que l'on comprend va au-delà du sens. L'Arrière-plan est en définitive une pré-condition de la représentation linguistique ou mentale. Searle s'autorise de passer des énoncés linguistiques aux états mentaux qui sont tout aussi représentationnels, tels que la croyance, le désir, l'intention, etc. Ceci est pour lui révolutionnaire parce qu'il redécouvre les états mentaux bannis par sa révolution pragmatique antérieure. Chaque phrase de la liste est comprise avec un réseau d'états intentionnels et sur fond d'un Arrière-plan des capacités et des pratiques sociales. Aussi, si la représentation requiert un Arrière-plan, n'est-il pas possible que l'Arrière-plan consiste lui-même en représentations sans engendrer une régression à l'infini. Le réalisme et le concept d'Arrière-plan jouent justement un rôle important pour les fondements des sciences sociales et pour l'explication des phénomènes sociaux. John Searle n'adhère que partiellement à la position conventionnaliste et constructiviste par sa théorie de la construction de la réalité sociale, il défend le point de vue d'un réalisme particulier au moyen du concept central de l'Arrière-plan comme un ordre sous-jacent qui est mis à jour à travers une analyse du langage ordinaire. La question, au demeurant, porte sur le présupposé essentiel de toute activité scientifique. Pour Searle, justement, le réalisme est un présupposé essentiel de toute philosophie sensée, pour ne pas dire de toute science. L'argument principal concerne justement le réalisme et le réalisme concerne l'Arrière-plan comme structure invisible de la réalité sociale et ayant un impact sur l'ontologie des faits sociaux et des instituions sociales. La position du problème comme chez Ruwen Ogien4(*) loge le réalisme dans les phénomènes sociaux. Pour Searle c'est un présupposé essentiel, disons que c'est un présupposé de l'Arrière-plan. Searle aborde cette question qualifiée aussi de question de l'existence de la « réalité extérieure », pour montrer comment il serait tout simplement absurde que toute la réalité soit assujettie à nos représentations humaines, en dehors des conditions formelles d'intelligibilité. Searle ne se contente pas de cette discussion ,il aborde les questions connexes de création, de maintien et de l'effondrement de la réalité sociale à partir des concepts centraux d'Arrière-plan, d'intentionnalité collective, les actes de la parole et de comportement régi par des règles et tente de nouer des liens théoriques avec des thèmes, des théories, des schèmes, des principes et des concepts des sciences sociales depuis les fondateurs des sciences sociales, philosophes et ,ou sociologues et autres spécialistes des sciences sociales. La réalité sociale ne peut être saisie qu'à travers la représentation, soit linguistique soit mentale. Autrement dit, nous construisons le monde social au moyen des éléments minimaux qui commandent le mental, le langage et l'interaction. En fait, le concept de structures profondes désigne en général des systèmes de règles élémentaires qui justement commandent la connaissance, la parole et l'interaction. Ces règles sont des structures profondes auxquelles les individus dans leurs oeuvres culturelles observables obéissent intentionnellement ou pas. John Searle dans une visée intentionnaliste postule les règles constitutives (X compte comme Y dans un contexte : C par exemple ce papier compte pour de l'argent dans le contexte des transactions interbancaires autorisées par la Banque centrale congolaise), qu'il faut ajouter aux concepts d'Intentionnalité collective et celui de l'Arrière-plan. Searle joint donc à la question ontologique sus- nommée les phénomènes du langage et de la conscience. La conception du fait social chez Searle se démarque de celle de plusieurs théoriciens en la matière, mais elle est plus proche de celle de Friedrich Hayek, en ce qu'elle postule l'imposition des fonctions sur la réalité physique (la réalité brute) au moyen des règles dites constitutives, de l'intentionnalité collective et de l'Arrière-plan. Nous pouvons dans certaines circonstances (dans la forêt par exemple) assigner des fonctions aux « chaises » par exemple à des morceaux d'arbres coupés et jetés à terre. Ces morceaux deviennent, par ce fait d'imposition de fonction, des phénomènes sociaux. John Searle développe donc une ontologie distincte. Cependant, la vision de John Searle n'est pas exempte de contradictions. Vue de l'Afrique, la vision de John Searle étonne à plus d'un titre en ce qu'elle reconduit des présuppositions philosophiques et théoriques problématiques tout en postulant contradictoirement l'exigence de l'éthique comme base de toute construction sociale durable. Pourtant Searle viole sa propre éthique : sa théorie sociale apparait pour nous africains comme une « violence symbolique » et un retour à une sorte d'ethnologie passéiste ,une synthèse des descriptions ethnographiques reconduisant multiples concepts problématiques et aporétiques : « société sans écriture », société des « seigneurs de guerres » et donc des sociétés sans démocratie, études (sous-entendue) des primitifs, alors que le courant pragmatico -cognitiviste dans le quel il évolue regarde à l'avenir dans une perspective de correction. Ses allusions à l'Afrique nous semblent plus un préjugé implicite et ethnologique passéiste plutôt qu'un regard prospectif scientifiquement soutenable. Ces prises de position différentes sont finalement, dans sa théorisation sociale, fort problématiques pour l'Afrique en ceci qu'elles reconduisent une grave violence symbolique. Nous prenons cette question des « sociétés sans écriture » qui ne dispense pas l'Afrique traditionnelle pour aborder les présupposés ontologiques et épistémologiques généraux des sciences sociales en Afrique. Enfin, au point de vue théorique et conceptuel, une double question théorique peut résumer notre recherche : - Que devient l'approche structuro-fonctionnaliste dans la pragmatique et le cognitivisme de John Searle ? - Quel est le signe , le concept ou l'icône qui nous permet de lire et de re(contruire) le programme de John Searle et, en même temps ,de lire et de reconstruire l'Afrique , notre société et notre culture ? * 4 Ruwen OGIEN, « La philosophie des sciences sociales », in Jean-Michel BERTHELOT (Dir.), Epistémologie des sciences sociales, Puf, 2001, Paris, p.534. |
|