Les Chinois ne sont pas seuls et pour cause, ce sont les
derniers migrants. Mais en l'espace d'une décennie, ils sont en passe
d'évincer le oligopole sénégalo-libanais, dans le secteur
commercial j'entends. Il est difficile de déterminer le réel
poids des sénégalo-libanais sur l'économie, la politique
et la société civile sénégalaise.
Intégrés, possédant la nationalité
sénégalaise101, ils sont donc comptabilisés
dans les chiffres et données générales du
Sénégal. Dans le domaine commercial, il suffit d'observer : le
plus grand nombre des commerces sont tenus à Dakar par les
Sénégalais d'origine libanaise et les Chinois (je parle des
commerces de taille relativement importante, construits en dur, les petits
commerces étant sénégalais). Dans le domaine industriel,
ce sont les Libanais qui ont investi, avec les Français.
L'indépendance politique n'a en aucun cas permis une indépendance
économique. Les Libanais contrôlent l'industrie de
101 La double nationalité en fait car ils conservent la
nationalité libanaise, transmise par la voie paternelle.
l'emballage, de l'agro-alimentaire (SIAGRO,
Société industrielle agroalimentaire : elle produit l'eau
minérale Kirène), les Français : le reste102.
Une industrie très faible, un secteur tertiaire en voie de
développement et un secteur primaire à la peine, le
Sénégal n'est pas la future économie mondiale, c'est peu
de le dire. Aucun État ne peut se développer sans une politique
industrielle. L'Histoire en témoigne103. Les Libanais l'ont
compris.
Un historique s'impose : les premiers Libanais
débarquent à Dakar entre 1850 et 1900. Ce sont des maronites, qui
tentaient de rejoindre la côte Ouest des États-unis. Le
Sénégal sous tutelle française accueillent donc ces
maronites, puis chiites. Ces émigrés ont des points communs avec
les Sénégalais : ils sont dominés par la France, parlent
donc la même langue et pratiquent pour les mêmes religions,
chrétienne et musulmane. Ce sont en fait les colons français qui
amenèrent les premiers Libanais sur le sol Ouest-Africain. Pourquoi ?
Pour imposer au peuple autochtone des partenaires commerciaux viables. Les
Libanais débutent en commerçant l'arachide (plus
généralement des produits vivriers marchands) et en vendant
à crédit les intrants nécessaires à sa culture. Peu
à peu, ils se développent et deviennent des détaillants,
à l'aide cette fois des crédits français. Je
précise que durant cette période, les Sénégalais
n'avaient accès aux registres de commerce. De fait, une classe sociale
apparaît : les commerçants et intermédiaires libanais,
entre les paysans sénégalais et les comptoirs français. Je
remonte les années : à l'indépendance du
Sénégal, en 1960104, les Libanais investissent dans de
petites et légères industries (le plastique notamment). Leurs
statuts ? Certains ne possèdent pas de papiers, certains sont
français (par l'armée), certains sont sénégalais.
La majorité restent Libanais car, je l'ai dit, au Liban, le droit du
sang par le père apporte la nationalité, si toutefois l'enfant
est dès sa naissance inscrit à l'ambassade. À cette
époque, ceux ayant réussi dans le commerce installent leurs
familles au Sénégal, créant un réseau naturel
libanais105. A la fin des années 1970, un fort besoin de se
structurer en tant que communauté apparaît, d'autant que des
classes sociales naissent, des conflits d'intérêts se
révèlent (entre Libanais ayant réussi et ceux étant
resté au statut de simple commerçant). La religion va
fédérer les Libanais : le cheikh local devient le
médiateur moral, intervient auprès du pouvoir dans
l'intérêt de ses fidèles : il est reconnu « grand
marabout » par les marabouts sénégalais. Cette
première organisation libanaise est contestée. Une seconde
apparaît : laïque, elle est toutefois composée de la
minorité chrétienne maronite et comprend de riches et puissantes
familles telles les Bourgi (cf. photo en fin de point), Sharara, Gandour (dans
les cosmétiques)... Les Bourgi sont craints, respectés et
pratiquent la politique (un des fils, Ramez, était candidat à la
mairie de Dakar). Ce sont les premiers à avoir installer les
cinémas au Sénégal par exemple. L'Alliance (ou
Mission Notre
102 Hormis l'exploitation minière (Inde), les entreprises
d'État et le secteur artisanal.
103 Angleterre, France, Allemagne, États-unis
d'Amérique, ex-URSS.., et aujourd'hui la Chine.
104 Le 20 août 1960 suite au démembrement de la
Fédération du Mali (comprenant le Sénégal et le
Soudan français ou actuel Mali).
105 Les Libanais étaient présents sur l'ensemble
du Sénégal car les Français avaient besoin de liens dans
tout le pays.
Dame du Liban), car c'est son appellation, devient par la
suite une simple association caritative, des conflits de pouvoir ayant
empêché son développement. Monsieur Samir Jarmache en est
le vice- président (voir plus bas). Plus généralement,
dans les années 1980 puis 1990, les Libanais se coupent socialement du
Sénégal : ils n'envoient plus leurs enfants à
l'école publique, et surtout, en 1996, une femme de ménage se
fait assassiner : elle travaillait pour un Libanais. Des manifestations
éclatent à Dakar mais rapidement la police arrive à une
conclusion différente de celle véhiculée par les palabres
sénégalaises : c'est un Nigérian, toxicomane.
Avant de conclure cet historique106, voici
quelques informations : à la différence des Chinois, les Libanais
consomment et investissent dans l'économie locale (les Libanais au
Sénégal sont généralement fiers et aiment
extérioriser leurs richesses : automobiles, habillement). Ils occupent
des postes stratégiques et des professions libérales
(médecins, enseignants, avocats...). La population d'origine libanaise
est composée à 90 % de chiites. Au plus fort, dans les
années 1980, ils étaient 30 000 ; ils sont aujourd'hui environ 10
000. Majoritairement, ils quittent le Sénégal pour la France et
les États-unis (études et emplois) et certains pour la Côte
d'Ivoire, pour investir dans le cacao et le café. Une anecdote : en 2000
lors de l'élection présidentielle, la France avait
dépêché un navire dans le cas où ses ressortissants
et les Libanais s'étaient trouvés dans une situation difficile
(à l'image des extraditions au large de Beyrouth durant
l'été 2006), et, la RPC avait également
affrétée deux navires, au large des îles de Gorée et
de la Madeleine.
Un témoignage capital pour appréhender la
population d'origine libanaise est celui de S. Jarmache107.
Confirmant cet historique, il possède lui aussi une
représentation très précise de la communauté
chinoise : « la Chine il y a vingt ans, c'était un
phénomène. De toute façon ici tous les Asiatiques sont
Chinois. Ils vivent comme des fourmis [...] l'Afrique c'est le continent
où la Chine va faire des miracles ! C'est un véritable ouragan !
[...] Il y a maximum cinq ans, les Chinois ont débarqué par
familles entières. Mais au départ c'est les Libanais qui sont
partis en Chine avec les conteneurs. Comme toujours, les Libanais sont les
initiés, ils ont appris où et comment partir aux
Sénégalais, la filière et le chemin à suivre. Le
problème c'est que les Sénégalais sont autorisés
à frauder, pas les Libanais, ils se sont donc enrichis de manière
extravagante ! Du coup ils se plaignent aujourd'hui, mais ce sont eux qui ont
amené le loup dans la bergerie ! [...] Le Chinois prend le pain de la
bouche du Sénégalais qui l'a lui-même pris de la bouche du
Libanais ! [...] Le Libanais veut un minimum de confort, les Chinois non, ils
s'en foutent, ils dorment entre eux, font la loi entre eux... [... ] Ils
pénalisent le commerce [... ] c'est l'État chinois qui
subventionne.
106 Selon Wael Haidar (employé à
Batiplus, société de BTP) et présent au
séminaire de Niassam.
107 Vivant au 79 de la rue Galandou Diouf, il est
propriétaire de quatre commerces et vice-président de
l'Alliance.
Ils vendent les invendus ici. Il y a 5000 conteneurs qui
attendent un marché à Hong Kong [...] les Chinois sont partis
pour conquérir l'Afrique et rien ne pourra les arrêter ! Les
Libanais eux veulent la paix ». Il est aisé de comprendre qu'il
soutint l'UNACOIS dans sa démarche : « on était avec eux, on
a fait grève en baissant les rideaux. Mais l'accord avec Wade on ne l'a
jamais vu de quoi il en était ».
S. Jarmarche certifie l'historique qui ne débuterait
selon lui qu'à partir de 1900 : « la diaspora est à
l'origine de la misère à cause de l'Empire Ottoman. En 1914-1918,
la France, l'Allemagne et l'Angleterre repoussent l'Empire Ottoman. Des pays
arabes deviennent indépendants. La France va alors orienter
intelligemment les Libanais vers l'Afrique et donc le Sénégal.
Les Libanais croyaient aller rejoindre leurs parents aux États-unis mais
s'arrêtaient en Afrique de l'Ouest [...] première
génération, entre 1900 et 1960 ».
L'article de Luc Ngowet108 confirme.
Les Libanais sont principalement implantés dans le
secteur industriel. Mais, avec le temps, certains Libanais ou
Sénégalais d'ethnie libanaise109, parviennent à
se hisser au rang de simple Sénégalais, comme en témoigne
l'article de L'Express (annexe, page 187).
Un autre homme est Haïdar El Ali, élu homme de
l'année 2002 ! Il dirige l'association Océanium
(où j'ai d'ailleurs logé durant une bonne partie de
l'étude de terrain ), sur le Plateau, route de la Corniche Est.
L'Océanium est un club de plongée mais représente
en fait la principale organisation environnementale au Sénégal :
Haïdar est reconnu de la Casamance à St Louis pour ses actions en
faveur de la sauvegarde des ressources halieutiques et de l'environnement en
général. Très courtisé par le milieu politique, il
soutint Ousmane Tanor Dieng, le premier secrétaire du PS.
Enfin, comment parler des Libanais sans évoquer Adnan
Houdrouge. Ce milliardaire vivant aujourd'hui à Monaco possède un
parcours atypique. Ayant vécu au Sénégal jusqu'à
l'obtention de son baccalauréat, il part en Suisse à la fin des
années 1960. Il est désormais dirigeant de Mercure International
(distribution), une multinationale de 500 millions d'euros. Il est le
secrétaire général de la Chambre de commerce et de
développement de Monaco et vice-président et actionnaire de
l'A.S.Monaco F.C.110 Décoré de la Croix Saint Charles
pour « service rendu à Monaco », par le Prince Rainier Albert
II, qu'il accompagne lors de ses voyages diplomatiques (Shanghai) et qui lui a
confié la création de « Peace and sport »
(Paix et sport), il ne revient au Sénégal que dans le cadre de
projets économiques. Il est propriétaire des supermarchés
Score depuis 1995, aujourd'hui Casino
108 Annexe presse et citations, page 187.
109 Selon Fayçal Sharara, premier vice-président
de la CNES et dirigeant une conserverie de thon, la société
Pêcheries frigorifiques du Sénégal et Amerger Casamance,
une usine de filetage.
110 Association sportive de Monaco Football Club,
http://www.asm-fc.com/organigramme.aspx
(seuls supermarchés au Sénégal), du nom
du même groupe. Voici donc un homme qui agit en profondeur sur
l'économie sénégalaise, mais contrairement à ses
semblables, a choisi de ne pas rester dans son pays originel111.
Globalement une question ressort, c'est la suivante : comment
une communauté vivant au Sénégal depuis plus d'un
siècle peut-elle parvenir à s'assimiler, à
s'intégrer. Et, comment une communauté arrivée il y a
moins de 10 ans pourrait t'elle le faire ? Les Chinois seraient t'ils les
nouveaux souffre-douleur des Sénégalais (après les
Libanais) ? Le Sénégal, pays hospitalier, n'a-t-il pas en
réalité un double langage, une double pratique ? S'agit t'il de
la couleur de peau ? Non, selon plusieurs discussions, les
émigrés Noirs (des pays limitrophes) sont également peu
reconnus, d'autant que beaucoup mendient et propagent cette mauvaise image du
Sénégalais pauvre, sollicitant sans arrêt le toubab.
Ayant fait le tour de cette question libanaise, quels sont
dorénavant les liens et possibles antagonismes apparaissant entre les
Chinois et Libanais ?
Les liens sont évidents : les Libanais étant
les premiers Sénégalais a avoir importé les marchandises
made in China, ils sont naturellement les premiers à avoir
négocié et rencontré les Asiatiques. Arrivés au
Sénégal, ces derniers qui détiennent les réseaux
commerciaux Chine-Sénégal n'ont pas la nécessité
des services Libanais. Pourtant, ceux-ci connaissent, et pour cause, le terrain
et les acteurs. C'est dans ce but que les Chinois qui comptent
s'allient et investissent dans le secteur du textile et du BTP.
Les différends sont plus fréquents. Les Chinois
ont fait chuter les marges et l'éventuelle croissance des
échoppes sénégalo-libanaises. Aujourd'hui, force est de
constater que les commerçants originaires du pays du cèdre se
fournissent tous auprès des Chinois112, malgré leur
réticence à l'avouer, ce qui remet en cause leur place et
légitimité même.
Mais ces deux communautés ont un avenir prometteur :
les Chinois, nouveaux rois du commerce et les Libanais, dont leur histoire est
intimement liée à cette profession, peuvent dorénavant
s'unir et investir ensemble. Les objectifs et les moyens se cumulant et
s'associant, cette coopération pourrait en l'espace d'une dizaine
d'année refonder et bouleverser le tissu économique local, si
toutefois les investisseurs chinois osent le faire dans le secteur dont le
Sénégal a réellement besoin : l'industrie.
Les Libanais occupent donc un rôle complexe mais
essentiel et majeur au Sénégal. Cette population dont les
restaurants proposant les chawarmas113 ou kebabs,
est historiquement liée à la France et ses ressortissants.
111 Selon l'article de Sud Online,
http://www.sudonline.sn/spip.php?article2894
112 Annexe entretiens, page 178.
113 J'ai recensé cinq restaurants libanais dans le
centre-ville dakarois.
Rue Bourgi, grande famille
libano-sénégalaise. Le 19 février 2007.
Un projet
immobilier libanais, place de l'Indépendance. Le 19 février
2007.