Cette expression relevée d'une
discussion85, place de l'Indépendance est
caractéristique d'une certaine représentation. Derrière
cette vision, cette conception, cette image des Chinois se cache des
éléments objectifs et subjectifs. Il existe à Dakar, deux
représentations quant à l'implantation des commerçants
chinois. De ceux-ci exclusivement car seuls les boutiquiers entraînent,
malgré eux, ces débats. Le « Chinatown » désigne
le quartier de Gibraltar limitrophe, contigu du boulevard de Gaulle ; le «
China Market » le boulevard lui-même et les deux autres territoires
cités auparavant. Plus que les hommes et femmes vivant et travaillant
dans ces lieux, c'est leur fonction, profession qui est visée. Cette
représentation négative est portée essentiellement par un
cercle social réduit et définis : les commerçants, le
patronat et leurs mandataires.
Les commerçants sont les Libanais dont je parlerai
dans le chapitre suivant. Le patronat et leurs mandataires sont les principaux
protagonistes de cette représentation. Le patronat au
Sénégal est l'UNACOIS, le CNP et la CNES86. Les
différents entretiens réalisés auprès de ces
instances apportent les réponses et arguments reflétant cette
appréciation offensive quant au fait chinois
sénégalais.
Que disent t'ils ? Quels sont leurs mots pour exprimer cette
menaçante implantation asiatique ? Pourquoi et comment les combattre ?
Premièrement, ces interlocuteurs défendent leurs
intérêts. Ils représentent des commerçants,
industriels et entrepreneurs. Que des personnes attaquent leurs rentes et ils
se doivent de répliquer. Que ce soit des étrangers issus d'un
pays lointain et
85 Mamadou, 31 ans. Durant mon étude de
terrain, j'apprendrai beaucoup de ces innombrables discussions auprès
des Dakarois.
86 UNACOIS ou Union Nationale des Commerçants
et Industriels du Sénégal ; le CNP est le Conseil National du
Patronat et la CNES est la Confédération Nationale des Employeurs
du Sénégal.
encore peu connu, qui ne connaissent pas
particulièrement les rouages et commodités du système
économique sénégalais sont d'autres arguments subjectifs
à leurs charges.
L'argument principal donné est la concurrence
déloyale : si les préjudices, soit, la moins- value, ne sont pas
connus, tous l'affirme. Les Chinois utiliseraient tous les moyens en leur
possession pour proposer ces prix défiant toute concurrence, y compris
les moyens illégaux tels l'emploi de condamnés, le non-respect
des règlementations et normes, de fausses déclarations, aux
douanes, de la moitié des produits importés, la vente à
perte, la fabrication illégale dans de petites unités de
transformations. Que ce soit Youssoupha Diop (adjoint du directeur
exécutif à la CNES ), Papa Nall Fall (président de la
commission économique et financière et responsable au Conseil de
la République pour les affaires économiques et sociales au CNP),
Oussynou Niang (secrétaire permanent de l'UNACOIS/Def), Diongue
(secrétaire de la NSTS ) ou Moustapha Sakho (président de
l'UNACOIS ), tous convergent en ce sens (se reporter à l'annexe
entretiens).
A mes questions portant sur la qualité des marchandises
asiatiques, les réponses sont unanimes : « oui mais avant le
Sénégalais avait le goût de la qualité, aujourd'hui
c'est juste un besoin de se satisfaire87 [...] le
Sénégalais lambda ne fait pas la différence entre la
mauvaise et bonne qualité. C'est dans tous les domaines mais aujourd'hui
on ne fait plus la différence entre un robinet français et
chinois, la copie est excellente ». Monsieur Niang affirme même :
« on envoie des déchets au Sénégal, les limites de
péremption sont dépassées ! ». Monsieur Diop, quant
à lui : « comme vous dites oui, mais la qualité c'est autre
chose, mais ça arrange la population... ». Il répondait
à ma supposition : les Chinois ont eux contribués à
baisser les prix des produits de première nécessité.
Qu'en est t'il de l'emploi crée par ces
commerçants ? L'UNACOIS/Def parle d'exploitation, d'esclavage et accuse
la communauté en général de ne pas investir, de ne pas
proposer de transferts de technologie. Son collègue de l'UNACOIS est
plus raisonnable et réaliste en avouant « on peut dire ça
mais juste entre 300 et 500. Ce n'est pas bien, c'est de l'informel, ils ne
payent pas d'impôts... ».
Je reviens quelques instants sur l'espace urbain
occupé par les Asiatiques, dont le quartier résidentiel de
Gibraltar. Éléments faisant partie intégrante de cette
représentation, il sont soumis à une spéculation
foncière sans précédent. Les locataires chinois payent
jusqu'à un million et demi de FCFA (loyer annuel, ce qui
représente plus de 2 000 euros). Quant au boulevard, et hormis l'espace
libre disponible à l'arrivée des premiers détaillants
à la fin des années 1990, « c'est évidemment parce
que le boulevard est bien entretenu, c'est une fierté à Dakar le
boulevard ! En plus, ici ils sont accessibles, le toubab [Blanc en wolof] n'est
pas trop accosté », dixit M. Sakho.
87 Réponse démagogue étant
donné le peu de moyens dont les foyers sénégalais
disposent.
Sur les migrants eux-mêmes, la position commune
à ces interlocuteurs est la réglementation. Le nombre de 800
commerçants et chinois semble être la limite acquise. Limite
d'ailleurs proposée par A. Wade. Non renouvellement des cartes de
séjour, contrôle stricte des entrées et augmentation des
commissions (ce qui est en fait la licence commerciale) sont les principales
revendications.
D'autres arguments sont avancés. La vente à
crédit des marchandises importées de Chine (par les
commerçants chinois exclusivement), le subventionnement par
l'État chinois, la non- participation des migrants à
l'économie locale, le rapatriement de devises achetées à
une fois et demi du cours et la polémique au sujet des conteneurs. Le
conteneur est associé à un patronyme sénégalais
pour ne pas éveiller de soupçons et que ce faisant le
commerçant chinois, payant un bakchich au passage, peut en toute
quiétude récupérer ses marchandises sans avoir à
passer par les contrôleurs et employés du port autonome de
Dakar.
Les témoignages sont concordants. Afin de lutter dans
la pratique, l'UNACOIS a organisé en août 2004 une manifestation
de grande ampleur. Une manifestation dont le point de départ
était, symboliquement, le monument de l'indépendance au
début du boulevard du général de Gaulle (Nord de
l'artère). Ce défilé anti-chinois s'est transformé
en grève. Durant trois journées, les syndicats ont bloqué
l'ensemble du territoire en baissant les rideaux de tous les
commerçants, sénégalais et libanais. Mis à part ces
derniers et les représentations citées plus haut, dont la
CNES88, la Chambre de commerce participa également à
ce tour de force.
Alors comment combattre politiquement ces Chinois, avec
l'aide du gouvernement si possible ? A ma question - vous aviez
interpellé le gouvernement ? - le président de l'UNACOIS
répond « oui, Wade. Il nous avait dit qu'on ne peut pas interdire
les Chinois parce qu'il y a des Sénégalais partout dans le monde.
Il y a des Sénégalais en Chine qui font du transit... ». Le
gouvernement ne reste pas sourd aux arguments, et agit en conséquence :
« le ministre du Commerce, Mamadou Diop, a révélé
à l'APS que plusieurs tonnes de marchandises convoyées par des
commerçants chinois ne disposant pas de licence ont été
confisquées par les services compétents [...] nous avons
découvert lors des contrôles effectuées que près de
15 pour cent des commerçants chinois n'avaient pas de registre de
commerce. Comme nous sommes dans un pays de droit, le ministère de la
justice a été saisi et nous avons confisqué plusieurs
tonnes de marchandises. Nous avons aussi constaté que les titres de
séjour de beaucoup de commerçants arrivaient bientôt
à expiration, a poursuivi le ministre, indiquant que c'est un
problème qui touche plusieurs départements ministériels
comme la justice, l'intérieur et le commerce »89. De
même,
88 Paradoxe humoristique, son bulletin contient
une publicité pour Espace Auto, dont le slogan est «
Espace Auto est également le premier importateur en Afrique des plus
grandes marques et automobiles chinoises. Symboles d'une nouvelle
génération axée sur le design, la technologie et
l'économie, les marques chinoises vont révolutionner le
marché de la vente de véhicules neufs ». Annexe IIo,
page 158.
89 APS du 4 août 2005.
en Octobre 2003, quatre bar-restaurants tenus par des
ressortissants chinois furent fermés par les autorités
compétentes (information obtenue par un commerçant libanais sur
l'avenue Lamine Guèye).
Comment combattre judiciairement ces Chinois ? Ils saisirent
la commission nationale de la concurrence (structure de la Chambre de commerce,
d'industrie et d'agriculture de Dakar, CCIAD). Soupçonnant, à
raison, l'import de pièces détachées (et non de produits
finis) afin de ne pas s'acquitter des taxes les plus élevées, les
commerçants chinois se sont fait démasqués. Mais la
douane, impartiale ici, a augmenté l'ensemble des taxes : les
Sénégalais se sont placés en victimes.
Ceux-ci ont par ailleurs dénoncé les
installations non légiférées des commerçants
concurrents, les accusant de ne pas être en règle avec le
ministère de l'Intérieur (services de l'immigration dont la
direction de la police des étrangers et des titres de voyage).
Mais ces protagonistes ne sont pas totalement honnêtes
car ils oublient de mentionner un fait : ce sont les commerçants
sénégalais, au sens large, qui ont profité les premiers
des produits made in China90.
Y a t'il des contacts entre les représentations
officielles chinoises et eux ? L'Ambassadeur chinois s'est
déplacé (à l'UNACOIS) en 2006 « pour résoudre
les problèmes » mais les contacts se sont limités à
cette entrevue.
Avant de conclure, que pèsent ces Chinois dans
l'économie ? Peu en vérité, car ce sont de petits
commerces, mais qui amplifient l'informel. L'économie parallèle
est elle très affectée.
Quelle est la position officielle du CNP ? « Nous avons
des rapports avec le MEDEF [Mouvement des Entreprises de France], alors ce
serait anachronique d'être xénophobe ! ». Étonnante
position, le MEDEF n'est pas singulièrement connu pour ses positions
anti-racistes et c'était bien des commerçants chinois dont nous
parlions à cet instant. Mais une phrase, de Youssoupha Diop, attirera
mon attention : « ce pays est le notre, on a un devoir et une
responsabilité citoyenne ». Je dois préciser que l'UNACOIS
et ses partisans sont qualifiés de xénophobes par leurs
opposants, dont j'expliquerai leur représentation dans le prochain
point.
Enfin, une autre raison de défiance est
l'aménagement urbain. Il y a là de véritables enjeux
territoriaux, des rivalités de pouvoirs car les Chinois sont
installés dans les rues et boulevards où l'on touche directement
les symboles de l'identité nationale : militaire car c'est sur cette
voie que
90 La cupidité des commerçants
sénégalais n'est pas à démontrer. Jusqu'à
l'arrivée des Chinois, ces premiers se sont enrichis grâce aux
produits made in China : ils les revendaient jusqu'à trois fois
plus cher que leurs actuels concurrents Asiatiques.
Concordant, ce témoignage de Momar Ndao
(président national de l'ASCOSEN) : « oui, avant les
Sénégalais faisaient même faire les photos en Chine et les
revendaient 10000 francs [15 €] alors qu'aujourd'hui les Chinois les
vendent 1000 [1,5 €]. Ils les vendent au prix réel. ».
défile ces derniers, idéologique et historique
pour la population, et, c'est enfin une fierté nationale car ce
territoire reste un des mieux agencés, plus entretenus et
convoités.
Cette représentation est clairement hostile aux
Chinois. Elle est relayée par deux pouvoirs, au combien importants au
Sénégal et dans toutes les démocraties : les pouvoirs
politique et médiatique.
L'échiquier politique dans cette République
n'est pas scindé en deux camps, mais trois au minimum. Le parti
d'Abdoulaye Wade (PDS ou Parti démocratique sénégalais)
est sans conteste le plus armé et puissant pour conduire son leader au
pouvoir suprême, étant donné sa
réélection91. C'est ce qu'on peut nommer la droite
libérale voire ultra-libérale, copiée sur le
système étasunien. La gauche est représentée par
Tanor Dieng, sous le Parti Socialiste (PS). Le troisième parti dont je
parle est Rewmi, le parti d'Idrissa Seck, ancien Premier ministre
sénégalais sous la première présidence Wade. Il
existe également le AFP ou Alliance des Forces de Progrès,
classé à droite. C'est son président, Moustapha Niasse
qui, il est d'ailleurs le seul, (hormis naturellement A. Wade qui dut se
prononcer), a se positionner en faveur ou à l'encontre des
commerçants chinois - du moins à en débattre lors de la
campagne présidentielle. Dans un article du journal Wal Fadjri,
il, selon le journaliste Ndakhté M. Gaye, « promet de faire la
lumière ». Son contenu est en annexe presse et citations,
page 186. Ce geste en faveur de l'UNACOIS et du patronat
sénégalais est éminemment politique. En effet, M. Niasse
tente par là de s'attribuer les voix de ces derniers, qui
représentent en comparaison, le MEDEF et la CGPME92 en
France, ce qui durant une élection présidentielle, compte.
La presse est également d'une importance capitale dans
cette représentation. Nouvel horizon est un magazine. Son
N° 497 contient un dossier spécial sur les commerçants
chinois, son titre : « le péril chinois ». Son introduction :
« quand les commerçants sénégalais ont, pour la
première fois, stigmatisé la présence de leurs «
collègues » chinois, on a vite fait de crier à la
xénophobie. Aujourd'hui que tous les secteurs ont fini par être
gangrenés, il n'y a qu'un seul mot d'ordre qui vaille : vaincre le
péril chinois au nom de la défense de l'économie nationale
».
D'autres journaux s'intéressent à ce
débat, tels Le Quotidien, Wal Fadjri, Le
Soleil,
L 'Observateur, Sud Quotidien, des journaux
électroniques tels
Afrik. com... Simplement, le
seul média proposant une neutralité est Wal Fadjri. Ses articles
prennent en compte les deux camps, les deux représentations et surtout
donnent la parole aux « pro-chinois ». Fait rare dans la presse
sénégalaise mais également dans les médias visuels.
Deux titres d'articles peuvent être cités : «
Sénégal : pour ou contre les commerçants chinois ? »,
daté du 13 août 2004 et « Sénégal: À
Kolda, le cachet sous-régional pérennisé, l'absence des
chinois déplorée » en date du 6 avril 2007.
91 Réélu en mars 2007 au premier tour
avec 55,9 % des voix devant Idrissa Seck (14,9 %) et Ousmane Tanor Dieng qui
recueillit 13,5 %. Moustapha Niasse obtint 5,9 % des suffrages
exprimés.
92 Confédération Générale
des Petites et Moyennes Entreprises.
Les Chinois possèdent donc des alliés au
Sénégal, et ils sont nombreux.