L'influence des principes de la doctrine sociale de l'Eglise sur les politiques de ressources humaines des entreprises( Télécharger le fichier original )par Ranim EL-HAGE Université Paris 1 Pantheon Sorbonne - M2 Recherche Economie des ressources humaines et des politiques sociales 2007 |
III.6 Le juste salaire« La rémunération est l'instrument le plus important pour réaliser la justice dans les rapports de travail. »70 Ainsi, le juste salaire est le moyen-clé pour vérifier si le système socio-économique fonctionne correctement. C'est bien sûr l'épithète qu'on veut souligner dans l'expression « juste salaire ». « Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d'un mal plus grand, le travailleur accepte des conditions dures que, d'ailleurs, il ne peut refuser parce qu'elles lui sont imposées par le patron ou par celui 66 Jean-Paul II, Laborem Exercens, n.20 67 Jean XXIII, Mater et Magistra, n. 100 68 Léon XIII, Libertas, n.7 69 Jean-Paul II, Laborem Exercens, n.8 70 Jean-Paul II, Laborem exercens, n. 19 qui fait l'offre de travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. »71 Le salaire doit certes correspondre à l'effort fourni, mais pour être juste, il faut aussi qu'il soit suffisant. Le calcul du salaire doit donc être réalisé en fonction du statut familial de l'individu d'une part, et des plus-values réalisées par l'entreprise d'autre part. Il ne doit pas subir les contraintes des entreprises face à la concurrence internationale ou être victime de la rigueur financière. Il incombe aux pouvoirs publics de fixer les règles générales sur les salaires pour éviter toute injustice, surtout au niveau des salaires minimum. Outre le salaire de subsistance pour une vie décente du travailleur et des siens, il ne s'est jamais formé jusque-là une unanimité sur le concept de « salaire familial » au- delà des idéologies et des croyances, bien qu'on ait déjà un consensus sur la nécessité d'offrir aux familles une assistance matérielle spécifique contribuant à leur sécurité et à leur développement, comme les allocations familiales et autres contributions pour les personnes à charge. Le salaire familial en tant que tel, « nécessaire pour permettre la réalisation d'une épargne favorisant l'acquisition de telle ou telle forme de propriété comme garantie de la liberté, »72 n'a été défendu que par la DSE et dans les milieux catholiques, lorsqu'en période de crise les ouvriers de tous bords avaient souhaité que la hausse de leur pouvoir d'achat passe avant leur couverture maladie. D'autre part, les allocations familiales et la mutualisation des risques ont épargné à l'industrie des sommes énormes qu'elle a pu déverser ultérieurement à l'avantage des familles. Les préoccupations démographiques ont été un facteur déterminant dans le développement des allocations familiales, et étaient également une sorte de salaire incompressible lorsqu'une baisse des salaires dans l'entreprise devait être envisagée en période de crise. Les allocations familiales se sont avérées, en tout cas, un facteur de paix sociale et de fidélisation des travailleurs à l'entreprise, surtout lorsque leur rareté dans certains secteurs devient un obstacle pour l'employeur. 71 Léon XIII, Rerum novarum, n. 34 72 Compendium de la Doctrine Sociale de l 'Eglise, n. 250 Pour pouvoir garder les bons travailleurs, les dirigeants doivent veiller à ce que la prospérité d'une entreprise entraîne une augmentation équitable des rétributions du capital et de ceux du travail. « Il y a injustice s'il y a à la fois des salaires insuffisants et des rémunérations anormalement élevées. »73 La rémunération du capital est nécessaire pour la stimulation d'investissements nouveaux et donc pour la création de nouveaux emplois, à condition de revaloriser simultanément la force de travail, notamment si la rente réalisée a exigé une pression physique et financière sur les salariés. Toutefois, « si par négligence et souci insuffisant du progrès économique et technique, l'entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance pour réduire le salaire des travailleurs. »74 Les performances déficitaires doivent être résorbées sur les salaires élevés des dirigeants ainsi que sur les rentes des actionnaires. Le juste profit est légitime, mais « la priorité est accordée aux apporteurs de travail par la distribution d'un juste salaire. »75 A l'heure actuelle, la notion de juste salaire est entachée d'une problématique de ségrégation sexuelle et/ou ethnique. Cette problématique n'est encore résolue ni dans les pays tributaires ni dans les grands pays industrialisés, où des services entiers dont dépendrait l'équilibre social dans le monde sont principalement régis par des femmes. III.7 L'entreprise verte La nature et l'environnement sont des biens communs fondamentaux et originels pour tous les êtres humains. Au sein de l'entreprise, toute décision devrait être prise dans une perspective de développement durable, en évitant de porter préjudice à l'environnement. En France, depuis la loi relative aux Nouvelles Régulations Economiques (loi NRE), toute entreprise doit inclure dans ses rapports annuels un compte-rendu sur ses activités sociales et écologiques réalisées en faveur de l'environnement (recyclage, reboisement, etc.). Elle doit aussi adjoindre des minima environnementaux à ses minima sociaux lorsqu'elle étudie ses prix dans une perspective 73 Jean XIII, Mater et Magistra, n.71 74 Pie XI, Quadragesimo anno, n.79 75 Philippe Laurent et Emmanuel Jahan, Les Eglises face à l'entreprise, Ed. Centurion, 1991, p.35-36 de rentabilité. Dans les entreprises multinationales, on embauche un directeur spécifique qui a pour charge de veiller à harmoniser les activités de l'entreprise avec ses engagements en faveur de l'environnement. Actuellement, ce sont surtout la pollution industrielle et quelques développements biotechnologiques dans le domaine de l'agriculture qui représentent les plus grands dangers occasionnés par les entreprises sur le développement durable de notre planète. L'Eglise encourage toute application des découvertes biologiques et génétiques dans l'agriculture et l'industrie tant qu'elle ne nuit pas à l'écosystème et à la reproduction naturelle de l'être humain. « Il faut (...) tenir compte de la nature de chaque être et de ses liens mutuels dans un système ordonné, »76 proclame Jean-Paul II. La DSE tient à éveiller les individus sur la nécessité de conserver « une attitude de prudence et d'être très attentifs à la nature, aux finalités et aux styles des diverses formes de technologie appliquée (...) en sachant les subordonner aux principes et valeurs d'ordre moral qui respectent et réalisent la dignité de l'homme dans toute sa plénitude. »77 Un des soucis majeurs de l'Eglise est le bien-être des générations futures et l'assurance de leur droit au développement dans un environnement sain et à des ressources naturelles suffisantes. Dans Centesimus annus, Jean-Paul II met en garde contre « l'erreur anthropologique » de l'homme de notre époque lorsqu'il « consomme d'une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même, » croyant pouvoir disposer arbitrairement de la terre en la soumettant sans mesure à sa volonté, « comme si elle n'avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l'homme peut développer mais qu'il ne doit pas trahir. »78 Dans une perspective chrétienne, une entreprise est une communauté de personnes capables de transformer et en un sens de créer le monde par le travail. Se voyant confier par Dieu la sauvegarde du milieu naturel tout en jouissant de ses ressources, cette communauté de doit jamais oublier son devoir impérieux de faire 76 Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, n.34 77 Compendium de la Doctrine Sociale de l 'Eglise, n.458 78 Jean-Paul II, Centesimus annus, n.37 bénéficier les générations futures de ce même droit divin, ce qui devient de moins en moins évident avec la consommation grandissante de biens préfabriqués et non-naturels. Les ressources naturelles de la Terre et son équilibre écologique sont des dons de Dieu que l'humanité se doit de transmettre de génération en génération jusqu'à la fin des temps. Tel est l'aspect « diachronique » du principe de la « destination universelle des biens de la Terre ». *** Il n'existe pas encore un véritable modèle de management chrétien que les spécialistes auraient à élaborer à la lumière des principes de la Doctrine Sociale de L'Eglise. Toutefois, inspiré par cette dernière, on pourrait déjà en imaginer une esquisse type. La gouvernance du leader doit se baser sur la délégation et le contrôle permanent à travers sa présence auprès des exécuteurs sur le terrain. A travers un contact plus direct, entre les parties prenantes, le dialogue social sera grandement facilité et les tensions apaisées. La culture d'entreprise se doit d'abord de promouvoir la dignité des salariés et de leur assurer un juste salaire juste à la mesure de leurs compétences et de leur assiduité. Elle doit aussi favoriser la défense de leurs intérêts durables au niveau de l'entreprise, du secteur d'activité et de la nation. IV. Quelques associations d'entrepreneurs et de cadres chrétiens : localisation, membres et activités Après avoir exposé théoriquement comment l'éthique devrait s'affirmer dans le monde des affaires, principalement à la lumière de la DSE mais aussi selon une approche aconfessionnelle bien connue aujourd'hui sous le nom de « Responsabilité Sociale d'Entreprise » (RSE), nous nous proposons maintenant d'explorer ses applications sur le terrain français. Où se trouvent en France les entrepreneurs chrétiens ? Sont-ils nombreux ? Se regroupent-ils ? Partagent-ils quelque chose ? Dans cette quatrième partie, nous introduirons les deux principales associations patronales chrétiennes en France, les EDC (Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens) et les MCC (Mouvement des Cadres Chrétiens). Elles ne sont peut-être pas les seules, mais elles sont apparemment les plus connues et les plus actives sur le terrain. Pour les situer en perspective, nous présenterons, en guise d'introduction, l'UNIAPAC, siège mondial des associations d'entrepreneurs catholiques, et en guise de conclusion, la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens). IV.1 L'Union Internationale Chrétienne des Dirigeants d'Entreprise (UNIAPA C) En 1931, et à l'occasion du quarantième anniversaire de l'encyclique Rerum novarum, naissent les « Conférences Internationales des Associations de Patrons Catholiques », qui regroupent des fédérations d'entrepreneurs catholiques français, belges et hollandais ainsi que des fédérations italiennes, allemandes et tchèques à titre d'observateurs. Après la deuxième Guerre Mondiale, ces « Conférences » s'ouvrent à d'autres pays européens et aux pays latino-américains. En 1949, elles décident de changer de nom pour devenir l' « Union Internationale des Associations Patronales Catholiques », avec les initiales UNIAPAC. En 1962, l'UNIAPAC devient une association oecuménique sous la nouvelle appellation d' « Union Internationale Chrétienne des Dirigeants d'Entreprise » (International Christian Union of Business Executives), mais elle conserve ses anciennes initiales. A la même époque, l'UNIAPAC commence à accueillir des membres de l'Asie et de l'Afrique. Aujourd'hui, l'UNIAPAC regroupe quelque 35000 entreprises et membres individuels des quatre coins du monde, avec une forte concentration européenne et latino- américaine. Le secrétariat général de l'UNIAPAC est actuellement basé à Paris (24, rue Amiral Hamelin). L'UNIAPAC fédère plusieurs associations de dirigeants chrétiens réparties sur plus de 25 pays, dont l'Allemagne, la France, la Suisse, la Belgique, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, les Pays-Bas, la Pologne, le Royaume-Uni, la Slovaquie, la Slovénie, le Brésil, l'Argentine, le Mexique, l'Uruguay, le Chili, le Paraguay, l'Equateur, la Thaïlande et le Congo. L'UNIAPAC est actuellement présidée par le Mexicain José Ignacio Mariscal Torroella, avec comme vice-présidents le Français Pierre Lecocq, président d'UNIAPAC-Europe, et l'Argentin Luis Riva, président d'UNIAPAC- Amérique Latine, et comme secrétaire général le Français Laurent Mortreuil. Toutes les associations adhérentes à l'UNIAPAC y ont des représentants79 qui sont souvent les présidents des associations nationales. Ces associations se réunissent une à deux fois par an en congrès fermé dans un pays membre pour partager leurs activités et débattre des problèmes internationaux d'actualité. Les membres d'honneur sont toujours d'anciens présidents ou membres des hauts directoires de l'UNIAPAC. Il y a aussi un conseiller spirituel permanent pour accompagner les activités de l'UNIAPAC.80 Le dernier congrès de l'UNIAPAC a eu lieu à Lisbonne, les 25-27 mai 2006, sur le thème : « Développer les compétences des dirigeants d'entreprise pour servir les personnes dans le monde moderne » (Empowering Business Leaders to Serve Mankind in a Modern World). Ce congrès international, le vingt-deuxième du genre dans l'histoire de 79 Les représentants de fédérations françaises à l'UNIAPAC sont actuellement Pierre Deschamps, qui représente les EDC, et Philippe Ledouble, qui représente les MCC. 80 Le conseiller spirituel actuel de l'UNIAPAC est le Père jésuite Edouard Herr. l'UNIAPAC, a été inauguré par le cardinal Renato R. Martino, président du « Conseil Pontifical Justice et Paix » et du « Conseil Pontifical pour les Migrants et les Itinérants ». IV.2 Les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) Créée en 1926, la Confédération Française des Professions (CFP) regroupe des syndicats d'employeurs chrétiens décidés à « réintégrer dans le monde des affaires la morale et la conscience ». En 1948, la CFP devient le Centre Français du Patronat Chrétien (CFPC), mais cet organisme prend l'aspect d'une équipe de mise en pratique de la pensée sociale chrétienne plutôt que d'un mouvement syndical et professionnel. En 1958, on associe à la CFPC le sous-titre « Centre Chrétien des Patrons et Dirigeants d'Entreprise Français » pour marquer que le mouvement est ouvert à tous ceux qui ont la volonté de promouvoir la Doctrine Sociale de l'Église en s'appuyant sur un centre chrétien. En l'an 2000, la CFPC devient les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) pour accueillir les patrons désireux de mettre en concordance leur foi chrétienne et leur vie professionnelle. Membre de l'UNIAPAC, à la constitution duquel il a été déterminant, les EDC représentent l'un des mouvements les plus organisés et les plus respectés en France, avec un organigramme bien établi et des activités régulières. Son président actuel est, depuis avril 2006, M. Pierre Deschamps. Le bureau national, sis au 24 rue Amiral Hamelin, regroupe, à part le président, un conseiller spirituel national (le Père Olivier Morand), deux vice-présidents (Jean-Luc Bour et Thierry du Parc), un trésorier national, les présidents de régions et de commissions permanentes, des groupes de travail ainsi que d'autres officiers permanents. Les EDC ont aussi un comité de vigilance composé majoritairement d'anciens présidents nationaux et régionaux ainsi que de quelques personnalités extérieures qualifiées afin d'évaluer le travail annuel et de « veiller à ce que les orientations et les actions engagées par le mouvement soient en conformité avec son objet ». Aujourd'hui les EDC rassemblent plus de 2000 dirigeants de tous les secteurs. Les EDC sont un mouvement oecuménique implanté sur tout le territoire français. Ce mouvemnet est organisé en 200 équipes locales, appelées sections, comptant chacune une dizaine de membres accompagnés d'un conseiller spirituel. La section se réunit une fois par mois. Au cours de ces réunions, un partage d'expériences et de problèmes dans la vie d'entreprise, mais aussi dans la vie personnelle, a lieu. Tout en respectant la confidentialité des propos, les sections s'efforcent de rédiger des rapports internes afin de dégager des orientations générales et des pistes d'action. A partir des sections, les EDC sont structurés en 19 régions, avec pour chacune un bureau régional animé par un président régional et accompagné par un conseiller spirituel régional. Les membres se rassemblent annuellement en assises, qui se tiennent en alternance une fois au niveau régional, et la suivante au niveau national. Les dernières assises nationales ont eu lieu en 2006, à Bordeaux, sur le thème « Entrepreneurs et cris du monde ». Les prochaines assises nationales auront lieu en mars 2008, à Marseille, sur le thème « Diriger et servir ». Au cours de ces assises, des experts dans le business et dans l'économie débattent avec des psychologues, des ergonomes et des membres du clergé de thèmes majeurs intéressant les entreprises. Les EDC organisent aussi des rencontres matinales, « Les Matins des EDC », à laquelle sont invités des responsables politiques ou des personnalités internationales qui débattent avec les membres et même nouent avec eux des liens professionnels. Les EDC publient régulièrement des ouvrages, dont par exemple les livres intitulés L'entreprise au service de qui ? et Progresser sur le licenciement collectif. Ces publications sont généralement rédigées par une équipe d'auteurs appartenant au mouvement. Les EDC publient également une revue bimestrielle, Dirigeants Chrétiens, qui est très appréciée et qui aborde, dans chaque numéro, un thème majeur sur lequel on passe des entrevues avec des travailleurs, des syndicalistes, des associations patronales, des spécialistes membres ou non des EDC, le tout accompagné de témoignages d'expériences vécues plus ou moins réussies. La revue expose également les principales activités des EDC pour la période considérée et introduit les nouveaux ouvrages sur le marché touchant aux thèmes de l'économie et de l'Eglise. IV.3 Le Mouvement Chrétien des Cadres et Dirigeants (MCC) L'intuition originaire du « Mouvement Chrétien des Cadres et Dirigeants » est née dans les années 1891-92, lorsqu'un jeune jésuite pas encore prêtre, Henri-Régis Pupey-Girard, maître d'internat auprès des étudiants préparant leurs concours d'entrée dans les grandes écoles, eut l'idée de créer pour les ingénieurs une association comparable à celles regroupant déjà les ouvriers. Au terme d'une retraite spirituelle réunissant quelques-uns de ses élèves admis à l'Ecole Centrale, ainsi que d'autres issus de promotions plus anciennes, une charte pour une « Union des Ingénieurs Catholiques » (UIC) est élaborée. En 1906, et suite aux lois de séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'UIC devient l'« Union Sociale d'Ingénieurs Catholiques » (USIC). Formée d'élèves ingénieurs encore en formation, les « stagiaires », et de jeunes ingénieurs lancés dans la vie professionnelle, son but est d'intéresser ses membres à la « question sociale » et de leur faire prendre conscience de la dimension sociale de l'activité économique. La doctrine de l'USIC fut élaborée au gré des rencontres entre les membres et à la lumière de leurs pistes de recherche. Leur objectif de l'époque : que « l'esprit chrétien pénètre peu à peu dans les milieux dont les membres de l'USIC ont la responsabilité ». En 1937, l'USIC gagne du terrain et, dans son orbite, naît un autre mouvement comprenant deux branches (celle des cadres et celle des dirigeants), qui s'intitulera « Mouvement des Ingénieurs et Chefs d'Industrie de l'Action Catholique » (MICIAC). Le but du MICIAC n'est pas uniquement de moraliser la société, mais aussi de la rechristianiser. L'accent est donc mis sur le fait de passer à la mise en pratique de la doctrine et de ne plus rester dans l'abstraction des valeurs. En 1965, l'USIC et le MISIAC mettent fin à leur dédoublement et fusionnent pour former le MCC, dont le but principal est de ne pas limiter le christianisme à une simple idéologie, mais de l'appliquer au quotidien, y compris sur le lieu du travail et dans le monde des affaires. Leur devise est la suivante : « A la rencontre de l'autre, placer l'homme au coeur de nos pratiques économiques ». Aujourd'hui, le MCC regroupe quelque 7000 membres, assez homogènes quant à leur niveau académique mais très diversifiés quant à leur provenance professionnelle (chefs d'entreprise, cadres, ingénieurs et intellectuels). Une enquête menée auprès d'un échantillon représentatif de la population du MCC a montré qu'ils envisagent leur profession avant tout comme une mise en application de leurs compétences, mais aussi de leurs convictions et valeurs morales héritées de leur foi chrétienne. L'aspect le plus intéressant qui ressort de l'enquête est que près de 25% des membres ont moins de 36 ans. Ce sont donc de jeunes cadres dévoués à la responsabilité sociale dès le début de leur carrière. Ajoutons que la majorité des membres ont des familles d'au moins quatre enfants, que le tiers des membres sont des femmes, et que la famille reste pour eux une institution sacrée dont ils prennent le plus grand soin parallèlement à leur performance professionnelle. Le siège du MCC est sis au 18, rue Varenne. Les membres, présents sur tout le territoire français mais surreprésentés dans les zones urbaines, se réunissent par équipes de prière et de réflexion. Ces équipes sont souvent formées de couples qui essaient de trouver des solutions aux problèmes humains auxquels leur communauté fait face et d'apporter une assistance utile dans la mesure du possible. Chaque membre actif paie une cotisation annuelle et s'abonne à la revue bimestrielle des MCC, « Responsables ». Cette revue, comme celle des EDC, aborde les thèmes de la vie économique et sociale qui sont d'actualité et qui posent problème. Elle dresse aussi une rétrospective des principales activités passées du mouvement, et recueille des témoignages de personnes représentatives sur la scène entrepreunariale et politique. «Responsables » est également offerte au public externe, qui peut s'y abonner. Le MCC tient également des rencontres nationales annuelles, mais la plupart des WE de rencontres ont lieu par secteurs et départements, toujours accompagnés par un conseiller spirituel. En été, les rencontres se multiplient et les MCC organisent une « Université d'été », qui consiste en de longues journées de recueillement, de méditation et de partage. Les membres du MCC s'entraident à trouver des emplois pour ceux qui en ont besoin. Notons que le MCC restent en contact régulier avec les EDC, mais aussi avec d'autres associations apparentées, et cultivent avec elles des relations solides. La plupart de ces grands mouvements se retrouvent régulièrement une fois par an dans le cadre des « Semaines Sociales de France », assemblée nationale gigantesque qui regroupe gestionnaires, professionnels et intellectuels chrétiens de tous bords. IV.4 ...et du côté des travailleurs: La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC) C'est en 1919 que les syndicats chrétiens ressentent le besoin d'une coordination entre eux. Ils créent alors la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC). Selon l'article premier de ses statuts, « la Confédération se déclare, s'inspire et se réclame des principes de la morale sociale chrétienne ». Jules Zirnheld en est le premier président, poste qu'il occupera jusqu'en 1940. La CFTC commence avec 312 syndicats. En 1937, elle en comptait déjà 2000. Aujourd'hui, elle réunit plusieurs centaines de milliers d'adhérents. La CFTC s'est toujours démarquée de l'autre grand courant du syndicalisme français, la Confédération Générale des Travailleurs (CGT). Opposée à la politisation syndicale de cette dernière et à ses tendances révolutionnaires, la CFTC s'est toujours voulue réformiste et a toujours privilégié le syndicalisme de négociation, qui aboutit à un accord « gagnant gagnant » entre les salariés et les représentants patronaux. En 1964, une fraction de la CFTC, voulant abandonner la référence aux valeurs chrétiennes, se scinde et fonde la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT). Selon la CFTC, la référence à l'inspiration sociale chrétienne appelle trois grands principes qu'elle entend respecter et faire respecter dans le monde du travail : le caractère sacré de la dignité humaine, le service du bien commun et le respect du principe de subsidiarité. La CFTC fut partie prenante de toutes les principales négociations syndicales en France au cours du XXe siècle. Elle a participé à la généralisation des assurances sociales et des retraites complémentaires. En 1980, elle est à l'origine d'une loi qui permet aux chômeurs d'être considérés comme travailleurs et donc de maintenir leur droit à la retraite. En 1988, elle soutient la création du revenu minimum d'insertion (le RMI) qui ouvre de nouveaux droits aux prestations sociales. En 1995, et sur proposition de la CFTC, le Plan Juppé, qui est à la base de l'assurance maladie universelle, est institué. Le siège de la CFTC est situé au 13, rue des Ecluses-St-Martin. Son président confédéral actuel est Jacques Voisin, réélu en 2005 pour un deuxième mandat. Le secrétaire général est Jacky Dintinger, et le trésorier confédéral Philippe Louis. Le bureau confédéral supervise l'activité des syndicats affiliés à la CFTC, qui sont invités tous les trois ans à participer à un congrès national pour dresser le bilan des années passées et tracer les orientations pour les années à venir. C'est au cours de ces congrès qu'est élu le nouveau président confédéral ainsi que les membres du conseil confédéral. . La CFTC intervient dans tout ce qui a trait aux droits des travailleurs, à leur protection sociale, à leurs allocations chômage, à leurs pensions de retraite, à leurs salaires en termes de pouvoir d'achat, à leur discrimination à l'embauche et au règlement des conflits au travail de manière pacifique. Elle veille également à ce que les salariés soient assurés d'une harmonie entre leur vie professionnelle et leur vie familiale, et à ce que la précarité des travaux ingrats soit réduite. Elle impose le dialogue social à toutes les entreprises, notamment au sein des PME. Pour conseiller le gouvernement et participer à l'élaboration des lois et des politiques économiques et sociales, la CFTC envoie un groupe de conseillers au Conseil Economique et Social (CES). Le président du groupe CFTC au sein du CES est Michel Coquillion, vice-président de la CFTC et, depuis novembre 2006, également vice- président du CES. La CFTC a fait preuve de vitalité à travers le CES en contribuant à l'élaboration du rapport de synthèse du Conseil Economique et Social européen et en marquant ainsi de son empreinte la Stratégie de Lisbonne (2000), dont l'un des objectifs est de moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l'exclusion sociale. *** Au sein de l'UNIAPAC, les entrepreneurs chrétiens du monde entier se réunissent régulièrement pour se recueillir et réfléchir sur leur vocation à la lumière des enseignements de la Doctrine Sociale de l'Eglise. En France, le MCC, les EDC et autres associations apparentées se partagent, dans un même souci, leurs idées, leurs problèmes, et leurs succès, sans jamais faire des « business deals ». Il s'agit donc de dirigeants et de d'entrepreneurs qui ont de l'estime pour leurs employés et qui tentent de consolider la dignité du travailleur en s'éclairant de la morale chrétienne, objectif dont la CFTC se fait le porte-parole au niveau du syndicalisme français. V. Témoignages et évaluations Cette cinquième partie, qui complète la précédente, portera sur des témoignages recueillis en interviewant directement quelques entrepreneurs français chrétiennement engagés. Cette partie, facile à parcourir, a pourtant été celle dont la réalisation a nécessité le plus de temps et d'efforts. Trouver des personnes chrétiennement engagées dans leur parcours professionnel n'est peut-être pas très difficile, mais en trouver quelques-unes qui veulent bien donner de leur temps pour témoigner de leur expérience à une étudiante étrangère sur simple demande par courriel n'est pas aussi évident. Ainsi, parmi la vingtaine de dirigeants à fonctions et profils différents que j 'ai sélectionnés et auprès desquels j 'ai sollicité un entretien, quatre ont répondu « prêt » dans un laps de temps étonnamment court. Toutefois, je n'ai pas pu réaliser mon entretien avec l'un d'eux, le PDG de Poweo, M. Charles Beigbeder, pour incompatibilité mutuelle d'horaires. Malgré cela, je tiens à le remercier pour avoir été le premier à répondre à mon appel et à montrer de l'intérêt à mon sujet. En revanche, je reproduis en résumé (voir annexe 4) un entretien avec M. Gérald Roux, directeur chez Koné Ascenseurs, que j'ai extrait à partir des archives de l'émission radio Face aux Chrétiens sur la chaîne RCF (Radio des Chrétiens de France). Les trois autres interviewés, MM. Pierre Deschamps, Emmanuel Gravier et Xavier Grenet, ont volontiers répondu à une même série de questions et ont pu me consacrer au moins une quarantaine de minutes chacun. Le fait qu'ils aient des fonctions différentes et des pouvoirs de décision dissemblables a pu élargir mes idées à propos de ce qu'un responsable peut ajouter de social aux finalités économiques de son entreprise avec une marge de manoeuvre variable. A sa façon, chacun d'eux a pu m'aider, grâce à son témoignage sincère et son attitude simple, à tirer de nouvelles conclusions intéressantes. Tous m'ont chaleureusement accueilli, ont été ponctuels avec moi et m'ont accordé tout le temps nécessaire pour que je leur présente l'objectif de mon travail de recherche et que j'obtienne les réponses souhaitées à toutes les questions qui me semblaient primordiales pour réaliser ma note de synthèse. Les trois dirigeants ont apporté leurs témoignages en répondant au questionnaire suivant : 1 - Comment concevez-vous la nature du management souhaité de nos jours? Qu'est-ce que le leadership selon vous ? 2 - Avez-vous une charte éthique dans votre entreprise ? 3 - Quelles sont les principales valeurs de votre entreprise (salariés, fournisseurs, clients etc.) ? 4 - Y a-t-il chez vous une culture d'entreprise ? 5 - Quelle est l'importance du dialogue social dans votre entreprise ? 6 - Comment gérez-vous les licenciements d'une manière éthique ? Que faites-vous pour limiter le nombre de vos licenciements ? 7 - Quelles sont les opportunités de carrières à long terme que vous proposez ? Comment se fait la formation des salariés ? Que pensez-vous du lien université - entreprise en France ? 8 - Quel est le lien entre l'éthique de votre entreprise et son efficacité économique ? 9 - Quel est votre regard sur la gouvernance d'entreprise à la lumière de vos valeurs chrétiennes ? 10 - Quelles sont les principales activités sociales organisées au sein de votre entreprise ? 11 - Avez-vous déjà eu des réactions positives envers votre mode de gouvernance de la part de vos travailleurs ? De surcroît, chaque dirigeant a répondu à des questions spécifiques concernant son engagement dans une certaine association de dirigeants chrétiens. Ainsi, Pierre Deschamps, actuel président des EDC, a été interrogé sur la vie et les activités de ce mouvement. Xavier Grenet, quant à lui, a été interrogé sur les activités du MCC dont il avait été l'ex-président. Emmanuel Gravier, de son côté, m'a très brièvement présenté l'APM (Association du Progrès du Management), à laquelle il adhère. Grâce à un documentaire réalisé par « Casa Dei Productions » et intitulé « Patrons Chrétiens », je savais que M. Gravier avait été en mission au Liban il y a une vingtaine d'années. Ma curiosité m'a alors poussé à lui poser des questions sur son séjour au Liban, et je crois pouvoir conclure que son expérience libanaise a été bien inspiratrice pour son business actuel. V.1 Résumé du témoignage de Pierre Deschamps (Entretien le 6 mars 2007 au siège des EDC) Vers la fin des années 60, Pierre Deschamps a été l'un des fondateurs de l'entreprise UNILOG, société de consultants et d'ingénieurs spécialisée dans les services informatiques. Il a été membre de son directoire durant plusieurs années. Depuis 3 ans, il est président de son conseil de surveillance. Il est aussi président des EDC depuis avril 2006. Selon Deschamps, « même avec un président exécutif qui a des convictions chrétiennes, on n'a pas encore nécessairement une entreprise chrétienne. Ce qui caractérise un dirigeant chrétien, c'est qu'il va analyser le problème auquel il fait face au sein de l'entreprise dans une perspective plus large. Il va se poser des questions qu'un autre ne se poserait pas, notamment en ce qui concerne les salariés, parce que la religion chrétienne souligne fortement la valeur de la relation aux autres. » Deux entrepreneurs fortement chrétiens qui dirigent deux entreprises identiques exposées à un problème identique n'y apporteront pas forcément une réponse identique. Selon Deschamps, la doctrine sociale en tant que telle ne donne pas de recette pour agir en entreprise, « elle ne fait qu'éclairer les données du problème à résoudre. » Le contexte économique avec ses critères d'efficacité complique les données du problème éthique à résoudre et ne simplifie donc pas l'énoncé de sa réponse. Dans le cadre d'UNILOG, dont le directoire est de 5 personnes, chacun connaît les convictions de l'autre, mais on ne dit jamais par exemple, au cours des réunions du directoire : « Moi, je suis chrétien et je veux que la décision aille dans ce sens ». Le directoire d'UNILOG était formé de deux chrétiens engagés, deux chrétiens non pratiquants, et un dirigeant de confession juive. Deschamps a toujours pris ses décisions au sein du directoire à la lumière de ses convictions chrétiennes. Il suggérait d'orienter la décision finale dans tel ou tel sens, mais sans jamais expliciter pourquoi il s'y prenait ainsi. Petit à petit, ses prises de positions ont pu révéler son appartenance chrétienne à ceux qui l'ont connu, surtout lorsqu'il a assumé durant des années une responsabilité dans le domaine des ressources humaines d'UNILOG. UNILOG se caractérise par le fait que le personnel de l'entreprise est relativement homogène en termes de culture et de niveau (80% des salariés ont un Bac +5 et 20% un Bac +2 ou 3). Tant l'équipe dirigeante que les jeunes ingénieurs recrutés sont issus du même terreau. Il y a juste l'expérience et l'âge qui varient, et le dialogue interpersonnel est grandement facilité par cette commune culture universitaire de base. Grâce à cette homogénéité entre collaborateurs, l'ambiance de travail chez UNILOG est assez conviviale. A UNILOG, on ne recrute que des débutants, c'est-à-dire de jeunes diplômés sans expérience, car on considère que cela favorise la culture commune et la cohésion interne. Pour construire la pyramide de l'entreprise, il faut des chefs de projet dans la hiérarchie intermédiaire et des managers au sommet. « Les débutants d'aujourd'hui sont les chefs de projet de demain et les managers d'après-demain», observe Deschamps. Il existe donc chez UNILOG une sorte de marché interne, et comme la société est en forte progression grâce à la croissance du secteur informatique, le modèle basé sur le recrutement de débutants entraîne l'existence de vraies perspectives de carrières. « Les opportunités de progression existent et sont le résultat de la croissance: les chefs de projet sont recrutés en interne et les jeunes recrutés les remplacent. » Ce schéma fonctionne depuis presque 40 ans. La notion de leadership est rendue possible par le fait que tout au long de la pyramide, le chef immédiat de quelqu'un était à la place de ce dernier 2 ou 3 ans auparavant. « Ceci crée une valeur de confiance et d'exemplarité. Il faut être un exemple au niveau professionnel et au niveau comportemental. » Pierre Deschamps distingue le dialogue social, celui officiel entre patronat et forces ouvrières, du dialogue interne entre les parties prenantes de l'entreprise. Les représentants de personnel sont certes importants, mais ne sont que complémentaires au dialogue managérial, qu'il ne faut pas négliger. Le dialogue social est ouvert à tous, mais les personnes qui s'y engagent sont souvent des personnes qui considèrent que l'entreprise ne reconnaît pas leur travail à sa juste valeur et qui cherchent de ce fait à imposer cette reconnaissance à l'entreprise. Or à UNILOG, il n'y a jamais eu de grèves, et beaucoup d'accords ont été signés à la demande des salariés. UNILOG n'a pas recours aux licenciements économiques. Les licenciements personnels sont rares, et n'ont lieu que dans des cas de force majeure. Deschamps avoue qu' « on se sent davantage responsable quand on a pris les jeunes au berceau ». La décision de licencier quelqu'un pour un motif économique ou personnel doit être prise pour des raisons valables et ne doit jamais être influencée par les convictions chrétiennes du décideur. En revanche, « lorsque la décision de licencier est prise, il y a une manière de licencier, et c'est là où le fait d'être chrétien pour un dirigeant va le distinguer de ce que va faire un autre. » En général, une personne licenciée n'a pas beaucoup de difficulté pour se recaser ailleurs. L'entreprise, grâce à ses relations, essaie de le replacer, sinon elle le garde souvent plus longtemps car, pour la recherche d'un nouvel emploi, il vaut mieux ne pas être « appelé à la maison » par le cabinet de recrutement d'une autre entreprise. De même, la recommandation de l'ancien employeur (cité comme référence) pèse dans l'embauche pour un nouveau travail. Alors ce dernier essaie d'être à la fois positif et juste. Il explicite les qualités de la personne et donne la raison du licenciement de manière à ne pas porter préjudice au salarié. « Le dirigeant doit se sentir concerné par la personne licenciée. » Il doit l'aider à se relancer dans le marché du travail et être à sa disposition pour lui suggérer de nouvelles pistes. Il doit mettre sa renommée et ses relations publiques à son service pour qu'elle puisse redresser sa situation. UNILOG a une charte qui définit « l'offre de l'entreprise à ses salariés » ainsi que ce qui est demandé aux salariés en contrepartie. On l'appelle la "UNILOG way", ou l'art et la manière de vivre ensemble à UNILOG. On y retrouve les grands principes de management, notamment la progression des carrières. A UNILOG, on cherchait autrefois à recruter des jeunes diplômés en informatique. Aujourd'hui, on préfère plutôt recruter des jeunes diplômés qui n'ont pas fait d'informatique dans leurs études, mais « qui ont une tête bien faite et bien pleine », quitte à ce qu'ils acquièrent leur complément de formation en informatique au sein de l'entreprise. UNILOG a souvent du mal à recruter. En 2007, on y avait besoin de 1500 jeunes diplômés. Comme on ne les trouve pas tous dans la seule filière informatique, il faut élargir l'horizon de l'embauche. Les salariés acceptent donc cette transposition, et UNILOG doit assurer la formation en contrepartie. Tous les ingénieurs d'UNILOG enrichissent régulièrement leurs compétences, qu'elles soient techniques ou managériales, grâce à " l'Université UNILOG ". Cette actualisation permanente des connaissances, à laquelle UNILOG consacre chaque année 8% de sa masse salariale, garantit aux collaborateurs de nombreuses possibilités d'évolution. Deschamps croit que «le chômage peut être partiellement résorbé à travers un système éducatif plus cohérent avec la demande des entreprises. » Le lien et la coordination université - entreprise sont faibles en France. Outre les forums, il faut que durant les années universitaires les étudiants soient beaucoup mieux mis au courant des activités des entreprises et de la situation du marché du travail. En ce qui concerne le lien entre équité et efficacité, Deschamps parle de « bien- être professionnel » et de « motivation des salariés », et il est convaincu qu'il y a un lien très étroit entre l'efficacité économique des salariés et leur épanouissement. Selon Deschamps, les hiérarchies inférieures peuvent apporter beaucoup de réponses à des questions que se pose un dirigeant consciencieux de sa responsabilité humaine. Le dialogue social à ce niveau est utile pour signaler des insatisfactions. Deschamps observe qu'à UNILOG, il y a beaucoup plus de démissions que de licenciements, et l'entreprise a plutôt besoin de retenir les personnes chez elle. Le taux de démission est de 10 à 12% par an. Il est dû à plusieurs raisons, dont certaines ne sont pas toujours avouées par les démissionnaires. La motivation du salarié se relâche d'autant plus que le taux embauche-licenciement ou embauche-démission augmente, et ce relâchement croît lorsque la concurrence sur le marché est grande. La plupart des démissionnaires restent généralement en bon terme avec l'entreprise, et un grand nombre y est même revenu. « Jusqu'à ce jour, je reçois tous les ans des cartes de voeux d'anciens collaborateurs », signale Deschamps. UNILOG regroupe 8000 personnes, dont 5000 membres en Ile-de-France. Une telle masse est très difficile à encadrer pour l'organisation d'activités sociales communes. Le personnel est donc organisé en secteurs autonomes de 300 personnes environ, et c'est à ce niveau que se font les rassemblements. Chaque secteur organise chaque année un week-end dans une région vacancière, souvent au bord de la mer, car la moyenne d'âge est de 30 ans et « il faut adapter le cadre aux désirs de la majorité. » Les EDC Pierre Deschamps est depuis 15 ans membre des EDC, et depuis avril 2006 son président. Il confie que « les membres de ce mouvement sont localisés un peu partout en France. Ils ont la même vision chrétienne et viennent de secteurs très différents et variés. » Deschamps insiste sur le fait que « c'est un mouvement de personnes et non un mouvement d'entreprises. » Le critère principal d'adhésion aux EDC, c'est qu'il faut être « en position de prise de décision et de direction et il faut qu'il s'agisse de décisions qui ont de l'impact sur les personnes. » Les EDC sont divisés en sections d'une dizaine de membres chacune. A chaque réunion de section, une personne propose un cas à discuter. Dans une ambiance de confiance et de franchise, on va élargir la perspective du problème, et « la personne ne repart pas avec la solution, mais avec un éclairage plus complet. » Chez les EDC, « on ne fait pas de business, et c'est même interdit. » On peut aider l'autre, mais seulement gratuitement, et sans contrainte d'acquisitions d'entreprises, par exemple. Selon Deschamps, les EDC comptent 2000 membres en France. Ils se réunissent tous les 2 ans en assises nationales pendant les années paires. Deschamps veut « attirer les jeunes en particulier au mouvement » pour assurer son développement et surtout sa relève. Deschamps rappelle que les EDC adhèrent à l'UNIAPAC et en sont l'un des membres les plus importants. Le directoire est constitué des présidents des associations membres et se réunit deux fois par an. Les EDC s'activent surtout en Europe et en Amérique Latine, et c'est pourquoi « les réunions du directoire se tiennent une fois en Europe et une fois en Amérique Latine. » En France, observe Deschamps, « le nombre des membres des EDC est relativement constant depuis très longtemps, et c'est rassurant pour les chrétiens. » Deschamps est satisfait des activités des EDC, mais selon lui il y a certainement des perspectives de développement au-delà de ce qui a été réalisé jusqu'à présent. Evaluation de l'entretien Que ce soit chez UNILOG ou chez les EDC, Pierre Deshamps a de l'ancienneté. Comme beaucoup de personnes engagées humainement, il n'a pas abusé du pouvoir qui lui a été confié, mais a essayé d'en tirer le meilleur pour son entourage. Mon entretien de près d'une heure avec lui m'a permis de constater plusieurs faits. Tout d'abord, Deschamps attache une importance majeure non seulement au recrutement des jeunes, mais à leur progression interne. On sent qu'il a à coeur de promouvoir les juniors. Il insiste à ce qu'ils soient bien formés à travers le « UNILOG IT Training » afin qu'on puisse leur déléguer des tâches et des pouvoirs en vue de leur progression. Le principe de subsidiarité semble jouer un rôle primordial chez lui. Son souci nettement manifesté à l'encontre des démissions et des licenciements et le soutien qu'UNILOG apporte aux dépourvus d'emplois révèlent une forte solidarité au sein de cette communauté de travail. Lors de l'entretien, il a maintes fois fait référence à la doctrine sociale de l'Eglise et à ses principes. La solidarité ressentie chez les collaborateurs d'UNILOG facilite leur dialogue social. UNILOG jouit d'ailleurs d'une réputation internationale pour ce qui a trait à l'expérience précieuse qu'une personne peut y acquérir et la valeur qu'elle peut ajouter au curriculum vitae de cette personne. Par nature et par expérience, Deschamps regarde toujours au-delà de l'horizon immédiat et dans une perspective de développement durable. Un des piliers de ce développement est de dénicher les compétences des jeunes et d'investir dans leur esprit inventif, et Deschamps ne manque aucune occasion pour souligner clairement leur contribution irremplaçable aux idées et à la dynamique de l'entreprise. V.2 Résumé du témoignage d'Emmanuel Gravier (Entretien le 8 mars 2007 au siège de RésoElec) Emmanuel Gravier est PDG et propriétaire du groupe d'entreprises RésoElec, spécialisé dans l'installation électrique. Le groupe, dont Financièrélec est l'entreprise de base, est principalement installé à Rennes, Lyon et Paris. Gravier a réussi plusieurs rachats d'entreprises dont les propriétaires sont passés à la retraite. Gravier observe que son groupe réunit « environ 800 profils » et qu'on y trouve « beaucoup de délégation, et délégation veut dire confiance. » « L'important », insiste-t- il, « ce n'est pas d'avoir des valeurs, mais de les faire ressentir aux travailleurs. Il faut que ça soit concret, et la délégation est alors un élément principal dans le nouveau management. » Le siège central de RésoElec est une équipe de 5 ou 6 personnes qui dirigent un groupe de 800. Selon Gravier, « la contrepartie de la confiance, c'est la confiance. » Il veut bien en prendre le risque et même en payer le prix car, concède-t-il, « c'est pour ça qu'il y a beaucoup d'erreurs. » Toutefois, ajoute-t-il aussitôt, « ce n'est que la prise de risque qui développe et rend prospère les affaires.» A preuve que « RésoElec, entre 2000 et 2007, est passé de 6 millions à 69 millions d'euros de CA » et que « le groupe rassemble aujourd'hui 17 sociétés dans quatre secteurs d'activités. » Gravier souligne que « le rôle du patron est un rôle de "coaching" et d'accompagnement. Le leadership implique être présent physiquement sur le terrain. La doctrine sociale est la source d'inspiration pour le vrai leadership. Le leadership se travaille et se compose de charisme et d'attention aux gens. Il y a une façon de communiquer. Il faut diriger des gens et pas des entreprises. » RésoElec a une charte éthique. A partir des documents que Gravier m'a refilés à ce sujet, j'ai pu dégager six attitudes directrices qui forment l'ossature de cette charte :
« Mais la charte ne sert à rien », ajoute Gravier, « si les travailleurs n'en ressentent pas du résultat concret. Le leader doit toujours commencer à s'imposer ce qu'il exige des autres. » Gravier est un homme qui a le sens de la primauté de l'humain dans la fonction de leadership. « Le vrai leader est celui qui aime ses gars. Si ce n'est pas un drame de voir partir quelqu'un [= licenciement], alors c'est grave. » Un autre élément constitutif de ce leadership est la collaboration : le vrai leader « doit être courageux et avoir une vision de long terme, mettre ses collaborateurs au coeur de ses stratégies et les impliquer dans les responsabilités sociale et économique des entreprises. » Concernant le dialogue social, Gravier souligne qu' « il y a des comités d'entreprises dans toutes les firmes, et l'une d'elles est syndicalisée. » Dans les firmes de RésoEléc, « on organise souvent des réunions entre moi, les chefs d'entreprises et les travailleurs pour me poser des questions. Et ce ne sont souvent pas des questions d'argent, mais il s'agit souvent de: « où on va? Les carrières, jusqu'où ? » Il y a ceux qui peuvent et ce qui veulent. Il y a des formations externes et des formations internes. L'évolution des travailleurs dépend avant tout de leurs motivations personnelles. Des entrevues personnelles de 10 à 15 min ont lieu une fois par an avec chaque travailleur. La moitié de l'effectif sont des ouvriers et l'autre moitié des cadres, généralement ingénieurs ou techniciens supérieurs. Il y a une rareté dans ces deux domaines, donc on essaie de faire évoluer les membres, de les former, de les motiver et de les garder. » Pour ce qui a trait au lien université-entreprise, Gravier observe que « les forums. ne suffisent pas ». En contrepartie, ajoute-t-il, « il n'y a pas vraiment une industrie de haute technologie en France, d'où la nécessité d'un "know how" et de l'expérience plutôt que de hauts diplômés. En plus, l'entreprise est un lieu d'intégration, on y apprend plus qu 'à l'université. » En ce qui concerne la question du licenciement, Gravier note que « le licenciement fait partie de la gestion » et remarque qu' « un patron chrétien doit être un bon patron; c'est celui qui peut faire en sorte que les travailleurs soient contents chez lui. » Mais le plus important reste l'aspect de dignité humaine dans le licenciement : « Il faut essayer de traiter humainement les licenciements: lui trouver un travail, accorder des indemnités, mais l'essentiel, c'est la considération qu'on donne à la personne. » Gravier avait été lui-même licencié quand il était président de 2000 personnes : « Il faut valoriser la personne licenciée et j'essaie personnellement de le faire avec le maximum de respect. » Chez RésoElec, « le recrutement se fait par le bas et l'évolution se fait à l'intérieur de l'entreprise. La taille des entreprises est de 80 personnes maximum. Il s'agit donc de structures familiales et on essaie de ne pas déraciner les employés, par exemple les Bretons restent en Bretagne, etc. Les groupes sont alors assez homogènes au moment où les hommes ont de plus en plus besoin qu'on s'occupe d'eux dans un environnement de financiarisation où, en parallèle, les actionnaires sont de plus en plus financiers avec une seule obsession: le profit. » Dans un tel environnement, Gravier estime que le patron a alors une fonction d'intermédiaire qui devient de plus en plus difficile car il est d'une part soumis à la pression des actionnaires, dont il doit mettre en oeuvre les objectifs, et d'autre part aux exigences éthiques envers ses subordonnés et avant tout envers lui-même. Voilà pourquoi il a choisi la stratégie de l'actionnariat minoritaire. « Quand on est propriétaire et dirigeant, on arrive à avoir une cohérence entre son éthique de vie et son comportement quotidien ; il y a toujours tension mais on est moins soumis à la tension financière. » Revenant au concept de l'éthique délégataire, capitale à ses yeux, il note toutefois qu'elle doit être orientée et coordonnée pour qu'elle puisse donner un bon résultat économique : « En laissant les gens complètement autonomes, on ne peut garantir le succès économique. » Selon Gravier, gouverner à la lumière de ses valeurs chrétiennes, c'est arriver à faire co-exister et faire co-prospérer le capital et la personne humaine. Il renvoie au principe du bien commun lorsqu'il dit trouver « un lien important entre le capital et celui qui fait évoluer le capital. » Il est certain que Gravier peut se permettre d'appliquer son éthique personnelle plus facilement que lorsqu'il a affaire à un actionnariat élargi. Mais, remarque-t-il, « la contrainte est encore immense: clients, ressources humaines, intervenants, etc. Il faut donc du recul pour chaque dirigeant. La respiration est indispensable: retraites, moments de discussion éthique. » Pour ce qui est des activités sociales de RésoElec, et si on met de côté le séminaire annuel organisé sous forme d'assemblée générale afin d'évaluer l'année échue et de proposer les objectifs à atteindre pour l'année à venir, il y a, pour chaque secteur, une fête annuelle au début de l'été et des déjeuners conviviaux quatre fois par an. Une tradition sociale solide chez RésoElec est de célébrer la fête de l'Epiphanie et de partager la galette des rois. Quant aux réactions des travailleurs envers son mode de gouvernance, Gravier croit pouvoir dire en leur nom qu'effectivement « il y a une spécificité dans le lien humain » à RésoElec, mais il avoue avoir entendu des réactions négatives aussi. Il reste en contact permanent avec quatre personnes qu'il a dû licencier. Le principal objectif de Gravier, c'est de pouvoir appliquer ce qu'il dit et que les travailleurs ressentent du concret. Son expérience militaire risquée au Liban et la soumission aux ordres lui a beaucoup enseigné comment diriger des personnes soumises. Jadis il a été à leur place, et ceci le rapproche des travailleurs. Concernant l'Association du Progrès du Management (APM), à laquelle il adhère, Gravier précise que ses réunions ont lieu une fois par mois et qu'elles comportent un échange et des discussions avec des intervenants spécialistes. Il considère que ces réunions mensuelles représentent un temps fort dans la vie des entrepreneurs membres et qu'elle leur permet de partager leurs problèmes loin de tout stress pour se ressourcer et reprendre adéquatement l'exercice de leurs tâches de dirigeants. Evaluation de l'entretien Emmanuel GRAVIER est un entrepreneur qui a commencé au point zéro. Il a financé sa première entreprise moyennant un emprunt et a beaucoup enduré avant d'atteindre son statut actuel. De plus, son expérience unique au Liban au cours de la guerre aurait pu lui coûter la vie. Il a donc appris sur le vif à apprécier la valeur de l'argent, et surtout celle de la vie de l'homme et de sa dignité, simultanément nobles et fragiles. Comme Pierre Deschamps, il insiste sur la délégation à l'intérieur de l'entreprise et sur la confiance que le dirigeant doit inspirer aux employés du haut de son poste. Il a également exprimé la même inquiétude quant à la pénurie de compétences technologiques proposée par le système universitaire français. Voilà qui pousse à renforcer la formation interne prise en charge par l'entreprise et à ne jamais la négliger ou l'épargner sous prétexte qu'elle est pesante sur la masse salariale. Dans le documentaire réalisé par « Casa Dei Productions » sur les patrons chrétiens, on voit Gravier s'adresser à des ouvriers d'usine. Ceci est révélateur de son mode de gouvernance spécifique: il est très souvent sur le terrain, et toute la pyramide du personnel a déjà vu, salué ou été interviewé par son PDG. Gravier insiste aussi sur le fait de ne pas déraciner les personnes de leur habitat naturel, ce qui révèle son intérêt pour la famille et l'importance pour lui que celle-ci reste unie et rassemblée dans son quotidien. Gravier lui-même est père de cinq enfants, chose qui reste plutôt exceptionnelle en France malgré la crainte avouée des pouvoirs publics et les incitations financières à la procréation. En ce qui concerne la propriété des capitaux, il avoue qu'il est moins contraint que d'autres dirigeants par les pressions des actionnaires, puisqu'il est majoritairement propriétaire de son réseau d'entreprise. Il invite tous les dirigeants, chrétiens ou non, à aborder sérieusement le problème de trouver leur stratégie optimale pour accorder leurs objectifs financiers à leurs exigences éthiques et leurs responsabilités sociales. Finalement, sa référence au bien commun, quand il dit trouver un lien important entre le capital et celui qui fait évoluer le capital, mérite d'être soulignée. En effet, le capital doit pouvoir être plus ou moins accessible à toute personne afin qu'elle puisse le fructifier d'une manière qui lui soit propre et pouvoir en bénéficier. V.3 Résumé du témoignage de Xavier Grenet (Entretien du 11 mai 2007 au siège de St-Gobain) Selon Xavier Grenet, « on ne dirige plus aujourd'hui comme on dirigeait il y a quelques années. Dans toute fonction, il faut être légitimé. Il faut créer la confiance pour que les gens acceptent de vous suivre. Si la hiérarchie est réduite, le chef existe toujours. Le management aujourd'hui doit être fondé sur la compétence et l'autorité, la seconde nécessairement liée à la première, mais surtout sur le respect des personnes et la reconnaissance de ceux qu'on veut conduire. » Grenet a passé 34 ans à St-Gobain. Directeur des ressources humaines du pôle vitrage du groupe, il a, en tant que directeur des cadres, eu plus de 5000 entretiens personnels avec des futurs cadres et reçu des hommes et des femmes de plus de 60 nationalités différentes. Pour lui, « le respect de la différence est primordial. Le point commun à tous est la reconnaissance qui est au coeur du management. Etre Homme, c'est être reconnu par d'autres. Exister, c'est toujours exister par le regard de l'autre. Confronté à un choix, un DRH recrute des gens qui lui inspirent confiance et qui semblent être prêts à rentrer dans l'aventure des autres. Le patron doit avoir de l'autorité, être présent. Il faut avoir le goût de la performance de l'autre, le sens de l'autre, celui de déléguer des fonctions à d'autres, et la capacité de former l'autre, de le motiver et de l'aider à avancer. Il faut jumeler reconnaissance et autorité pour un bon management. » Le leadership, selon Grenet, « c'est la capacité de conduire une équipe, la capacité d'entraîner. » Pour cela, « il faut avoir de la vision et être capable de segmenter et de classer les choses par ordre d'importance. Le leader doit être doux, mais pas mou ; il doit montrer les grands horizons et avoir des capacités de relations humaines. » Un bon leader doit s'exprimer mais aussi savoir faire exprimer. De même, « il faut savoir se faire aimer, pas en se vendant mais en se faisant considérer, pas parce qu'on va offrir le chemin le plus facile de la démagogie, mais parce qu'on va situer des axes et inviter à l'effort. » Concernant la charte éthique de l'entreprise, Grenet se base sur la parabole évangélique de la brebis perdue : « On ne peut être chrétien sans avoir la vision de l'Homme unique. Il ne faut pas observer l'Homme à l'aune de son utilité, car on le détruit en l 'instrumentalisant. Kant dit qu'on ne peut jamais considérer autrui comme un moyen ou une ressource seulement, mais toujours comme une fin. L'homme le plus humble, le plus petit, est porteur d'absolu et nécessite un respect absolu. La réflexion sur ses mots véhicule les valeurs du management idéal. Les machines se cassent mais ne sont jamais en grève. Le respect des personnes passe au premier rang. Il faut porter de l'attention à chacun. » Pour Grenet, la règle éthique de base, c'est de dire ce que nous faisons mais avant tout de faire ce que nous disons : « On ne peut exiger quelque chose de quelqu'un sans être le bon exemple. Pascal dit que la force doit être au service du droit. A St-Gobain, les jeunes générations ont poussé le groupe à faire une charte éthique. Ces générations, qui ont vu leurs ancêtres peu bien menés dans l'entreprise, ont demandé davantage un droit de regard, et elles ont raison. Les jeunes générations sont bien demandeuses, et la nouvelle gouvernance consiste à écouter les jeunes, qui eux véhiculent les nouvelles nécessités pour la continuité du groupe. Ainsi, et pendant deux ans, les principes ont été élaborés à partir de l'écoute de l'autre. » Se voulant plus spécifique sur ces principes, Grenet ajoute : « Il faut que les principes viennent de l'intérieur. Existent alors des principes de comportements personnels et des principes d'actions collectives. » Le principe de comportement personnel consiste en un engagement professionnel assidu et à « être au service du bien commun, accompagné du principe du respect de l'autre. » Au niveau de l'action collective, il faut montrer « de l'intégrité et de l'honnêteté au budget et à la gestion des fonds, une loyauté envers tous les niveaux et une solidarité de faire passer l'intérêt général de St-Gobain avant les succès individuels de chaque entité. » On respecte quatre principes d'action à St-Gobain:
4. Droit des employés. Grenet explique que « le premier principe, c'est l'engagement professionnel, c'est un devoir ; le dernier principe c'est le droit des travailleurs, c'est un droit. » Quant aux deux autres, ils relèvent plutôt du bon ordre dans la société, et « cet ordre est essentiel. On est d'abord au service d'un bien commun qui est plus grand que nous, et il faut être d'accord sur ce principe. » En ce qui concerne la culture d'entreprise à St-Gobain, Grenet répond que « c'est un groupe connu, où existe une grande diversité de métiers et de secteurs. Le groupe est donc extrêmement étendu, mais il est en même temps discret et n'occupe pas trop la une des journaux. La culture de St-Gobain est beaucoup liée au respect des personnes. Nous avons davantage besoin des autres pour réussir. Et c'est ce qui fait l'attachement au groupe. » A ce propos, Grenet remarque aussi que « les membres se reconnaissent de génération en génération, même si elles ne se rencontrent que très rarement. » Sur le thème du dialogue social au sein du groupe, Grenet observe qu'il est très important et qu'il y a rarement eu des drames. Côté licenciements, « à St-Gobain, on essaie toujours de les gérer de manière éthique. » Grenet a dû fermer une usine, et ce fut pour lui une expérience très douloureuse : « Il faut respecter les personnes et les accompagner après le licenciement. Il ne faut jamais confondre l'éthique et la matérialité de nos actes. Il faut promouvoir les personnes quand c'est nécessaire, mais parfois cela peut se révéler non éthique. Souvent il faut se séparer des gens pour leur bien car ils se trouvent face à une impasse.» Beaucoup de personnes ont été aidées par Grenet à quitter le groupe. Il les a écoutées et leur a montré tout le respect qui leur était dû : « Il y a des manières parfaitement éthiques de gérer des actes durs. Après la fermeture de l'usine, on a en quelques mois recasé toutes les personnes. C'est la compétitivité qui permet de limiter les licenciements. » Grenet a des idées très claires en ce qui concerne la vraie portée de son poste : « Le métier des ressources humaines passe par l'écoute et consiste à connaître les personnes, pas avec naïveté mais avec bienveillance, et c'est elle qui fait exister les autres. Il est important que tous ceux qui sont la parole de la maison soient des personnes à qui on puisse faire confiance. Il ne faut pas seulement exécuter des oeuvres, mais confronter les décisions avec les avis des autres. Les décisions humaines sont toujours hésitantes, et donc on a besoin de l'autre. » Grenet explique que le recrutement à St-Gobain se fait en général « du bas de l'échelle des cadres qualifiés, et il y a des parcours qualifiants avec toutes sortes d'outils, tels que les bourses d'emplois avec des entretiens annuels d'appréciation, et les « people reviews », qui permettent de voir l'évolution des carrières. La formation se fait en interne, et on est en train de créer une université interne à Aubervilliers, intitulée « Ecole de management de St-Gobain ». Cette université va enseigner les langues, les techniques, mais aussi la connaissance du groupe et son esprit, et ce pour diffuser la culture de StGobain à travers des cours de Young Managers, de management et développement, et de management opérationnel, avec un séminaire de management international. L'appréciation annuelle à la suite de ces formations internes va permettre d'avoir une vision plus lointaine des carrières et de voir si le profil est fonctionnel et opérationnel. On entre progressivement dans la connaissance de soi-même, on écoute son désir, on observe le regard des autres pour voir s'ils sont d'accord. Aucun cadre ne peut dépendre d'un seul autre, il faut le regard de tous. Quand on recrute, on regarde avant tout les compétences humaines. Il faut choisir ceux qui ont envie d'entrer dans une aventure collective. Quant à ceux qui veulent rejoindre le groupe pour une aventure personnelle et strictement individuelle, il faut absolument leur ouvrir la porte de sortie et non la porte d'entrée. Il faut être sensible à la chimie humaine pour adhérer à St-Gobain.» Pour allier exigence éthique à efficacité économique, un DRH doit d'abord « être une existence propre. Il faut qu'il soit crédible et qu'il échange des engagements et des promesses sincères. L' « éthique paie » car les comportements éthiques sont facteurs d'efficacité, et on gagne mieux la guerre. Le retour sur investissement serait beaucoup plus grand. C'est l'attitude morale qui mène à l'efficacité.» La foi chrétienne a appris à Grenet que la vraie joie, « c'est celle de voir les autres avancer et grandir. L'évangile ne donne pas de recettes, mais oriente et éclaire le dirigeant.» Grenet se réfère volontiers à la parabole des deux poissons et des cinq pains, avec lesquels Jésus a pu nourrir une foule de 5000 personnes : « Il y a en permanence une disproportion entre les capacités d'une personne et ses enjeux. Mais si on a le courage d'essayer d'être fidèle aux autres et de surmonter ses inquiétudes humaines, il y a quelque chose de possible.» La principale activité qui soit simultanément sociale et économique, c'est le plan d'épargne du groupe. Ainsi, « le salarié est le principal actionnaire du groupe.» En général, les activités sociales se font au niveau des filiales, et « en ce qui concerne les top dirigeants du groupe, ils se réunissent trois jours par an avec le président en colloque fermé. » Le MCC sont comme les EDC, une association de réflexion, comme l'explique Grenet. La principale vérité qu'on essaie de transmettre à chaque membre, « c'est d'irriguer sa vie de l'amour et de l'écoute de l'autre », surtout dans le cadre de sa vie professionnelle, où le risque de voir surgir des tensions humaines est le plus élevé. Evaluation de l'entretien Xavier Grenet est philosophe de formation. Il est donc venu de loin au monde des affaires. En revanche, c'est un homme très cultivé, qui cite maints philosophes et penseurs, la doctrine sociale, les enseignements des souverains pontifes et surtout l'Evangile. C'est un homme qui se donne des moments de réflexion intense pour savoir orienter sa vie professionnelle et ses responsabilités avec les autres. Le centre de gravité de sa fonction, c'est l'autre et non pas lui-même. En tant que DRH de St-Gobain, ses responsabilités n'ont pas été minimes, loin de là. Elles ont été dignement assumées à travers le respect de l'autre, surtout le respect de la différence, et la reconnaissance des compétences et de l'effort des autres, surtout de ceux qu'il voit très peu, à savoir ceux qui travaillent dans les filiales d'outre-mer. Son ancienneté et son expérience lui ont appris à s'adapter et à écouter des personnes très différentes. Un DRH doit avant tout être présent sur le terrain, et Grenet n'a pas manqué de le faire. Il a beaucoup voyagé, et les cadres internationaux dont il a la responsabilité le connaissent tous. Le dialogue social est au coeur de sa stratégie de gouvernance. Grenet, comme Deschamps et Gravier, a insisté sur la délégation et, par voie de conséquence, sur le principe de subsidiarité. Sa devise : Toujours confier des tâches aux autres pour les faire travailler, en respectant le sens de la performance de l'autre, surtout de celle des jeunes, seuls vrais garants de la continuité d'un groupe aussi étendu que St-Gobain. Pour garantir sa préservation à travers les générations, le patrimoine de St-Gobain doit être transmis aux plus jeunes, surtout à travers la solidarité intergénérationnelle, concept auquel Grenet n'a pas manqué d'insister et de faire référence. Comme dans les deux autres cas d'entreprises explicités ci-dessus, le marché interne est la caractéristique principale de l'organigramme. La formation interne des jeunes s'impose alors aux entreprises, qui les réunissent et les sensibilisent davantage au bien commun. Grenet est lui-même très sensible et profondément attaché à ce bien commun. Bien qu'il ne soit plus DRH de St-Gobain, il a toujours un bureau au siège du groupe, à la Défense. Les employés continuent à le consulter si souvent que, durant les quatre-vingt dix minutes d'entretien que j'ai passées dans son bureau, je n'aurais jamais pu deviner qu'il avait cessé d'être directeur actif s'il ne me l'avait pas dit auparavant. * * * Trois dirigeants différents dans trois secteurs différents, assumant trois fonctions différentes, mais portés par une même conviction : ils sont conscients qu'un leader qui n'a pas la vocation des autres n'en est pas un. La DSE et la morale chrétienne ont inspiré leurs carrières et leur ont inculqué le respect de la dignité humaine, du principe de subsidiarité, de la solidarité entre employeurs et employés, ainsi qu'un attachement indéfectible à la promotion du bien commun. |
|