Conclusion
Avec persévérance et régularité,
les souverains pontifes, de Léon XIII à Benoît XVI, ont
été les grands défenseurs d'un ordre économique et
social basé sur la vérité, la justice, la charité
et la liberté. Ils ont enseigné que la personne humaine est un
sujet de droits et de devoirs, et qu'il représente la fin
dernière de la société, qui lui est ordonnée. Ils
ont soigneusement explicité les recommandations de l'Eglise en
matière d'organisation d'une société qui place le respect
de la dignité humaine au coeur de ses mutations continuelles. Ils sont
intervenus pour la réconciliation des peuples et des classes en conflit,
pour une expansion économique à visage humain, et se sont
particulièrement intéressés à l'homme dans son
cadre de travail quotidien.
« L 'Eglise s'est efforcée avec
ténacité d'obtenir qu'on tienne compte de l'homme plus que des
avantages techniques et économiques », avait proclamé
Pie XII.81 La personne humaine doit être prise en compte sous
tous ses aspects afin que ses besoins primordiaux, matériels et
spirituels, soient satisfaits. Son travail doit lui permettre de se nourrir, de
se loger, de se soigner, mais aussi d'aller à la rencontre d'autres
personnes et de promouvoir avec eux le bien commun, qui leur permet de se
réaliser ensemble. Le travail doit permettre à toute personne de
choisir librement ce qui convient à son développement personnel
et à celui de sa famille. Ceci est assuré par une politique
salariale appropriée et par un nombre réaliste d'heures de
travail. Le temps extraprofessionnel doit permettre au travailleur
d'élargir ses horizons dans les domaines qu'il souhaite, de se reposer,
de rester avec ses proches, et de nourrir, seul ou en communauté, sa vie
sociale, culturelle et spirituelle. Quel que soit l'usage dont il en fera, ce
temps est son droit.
Chaque pape s'est, à un moment donné de
l'histoire, prononcé sous un angle particulier sur le droit du
travailleur. Léon XIII a pris la défense de l'ouvrier victime au
moment où les tensions entre libéralisme et socialisme
étaient à leur apogée. Pie XI a
81 Cité dans Benjamin Guillemaind,
Libéralisme-socialisme : deux frères ennemis face
à la doctrine sociale de l'Eglise, Téqui Editeur, 2001, p.
23.
abordé la notion d'un salaire qui aille au-delà
du salaire de subsistance. Il a recommandé une politique salariale qui
implique désormais le travailleur dans les bénéfices de
l'entreprise au moment où sa créativité est
sollicitée pour faire face à la concurrence et pour que
l'entreprise puisse augmenter ses chances de se tailler une part de la demande,
désormais de plus en plus diversifiée.82 Dans
Laborem exercens, Jean-Paul II intervient dans les premières
phases du chômage de masse et condamne les profits non réinvestis
dans la recherche en vue de créer de nouveaux débouchés et
de nouveaux emplois. Dans Sollicitudo rei socialis, il prône
l'importance de la diversité des personnes et le respect de la
contribution de chacun à la prospérité et au
développement du bien commun. Dans Centesimus annus, il
critique le socialisme, lui reprochant la déresponsabilisation des
personnes et la dévalorisation de l'initiative privée, et
prône un ordre social de coresponsabilité qui dépasse aussi
bien le socialisme que le capitalisme et aspire à la promotion du bien
commun et à la défense des droits de la famille et de
l'environnement. Benoît XVI, quant à lui, n'a pas encore
apporté de contribution précise à la doctrine sociale,
mais a invité les patrons et les détenteurs de capitaux, dans
Deus caritas est, à aider les pauvres et les démunis et
à investir une partie de leurs bénéfices annuels dans les
associations sociales, environnementales et humanitaires.
Ces recommandations ont été formulées
sous forme de principes orientant les comportements humains et esquissant les
fondements d'un modèle de management type que les entrepreneurs
chrétiens sont appelés à suivre à leur
manière et selon des marges de manoeuvre variées. Ce
modèle de management se base sur un leadership délégateur
qui co-responsabilise ses parties prenantes et les réunit solidairement
autour d'un bien commun qu'elles essaient de fructifier ensemble en participant
aux justes bénéfices de leur travail.
* * *
82 Dan le même ordre d'idées,
François Michelin a précisé, au cours de son intervention
dans le cadre du colloque « Humaniser le travail dans une
société libre » organisé le 10 mars 2007
à Paris par l'Association des Economistes Catholiques, que «
c'est le client qui commande, pas moi. Le travail voit sa finalité
dans l'oeuvre » de l'ouvrier, qu'il nomme « oeuvrier », et
cette oeuvre n'a et ne crée de la valeur que grâce aux clients.
Une politique salariale plus élargie et complexe s'impose donc
indépendamment de l'avis de l'employeur.
A la lumière de cette rétrospective, on voit que
l'Eglise ne prétend jamais s'octroyer une expertise bien précise
en matière économique ou gestionnaire. Elle ne fait que souligner
les grands principes assurant la bonne régulation de ces domaines. Bien
qu'assaillie de toutes parts par les idéologies politiques et le monde
agressif des affaires, qui essaient de lui ôter toute compétence
dans ce domaine, l'Eglise n'est jamais revenue sur ses positions, et aucune
instance n'a pu étouffer son discours. Elle a eu le mérite de
continuer courageusement à se prononcer sur les démarches et les
stratégies en matière entreprenariale, dénonçant au
besoin toute dérive. Cependant, les souverains pontifes ont pris soin de
souligner qu'ils n'entendent point proposer de solutions techniques aux
dirigeants ni intervenir dans l'élaboration de leurs plans. L'Eglise ne
se mêle pas de leurs affaires. Mais, dans l'absolu, elle ne leur
concèdera point le dicton : « Les affaires sont les
affaires », car « il y a des affaires qu'on ne fait pas
».83
L'Eglise et les souverains pontifes ne tirent leurs sujets de
réflexion que de la vie économique concrète. Celle-ci est
si riche en développements qu'aucun pape ne pourra manquer d'y
repérer des faiblesses, des effets pervers ainsi que les douleurs des
victimes. Xavier Fontanet, PDG d'Essilor, a d'ailleurs lui-même dit en
substance, au cours de son intervention dans le cadre du colloque «
Humaniser le travail dans une société libre »,
cité ci-dessus, qu'aucun responsable ne pourra par la ruse estomper les
maladresses qu'il a commise envers ses parties prenantes, car de nos jours les
médias sont là pour détecter et divulguer tout abus,
surtout dans les pays démocratiques et économiquement
développés, où ces médias jouissent de la
liberté d'expression.
Par ailleurs, il faut espérer que l'Eglise puisse
enrichir sa réflexion sur les justes politiques de gouvernance
managériale en s'ouvrant sur des contributions proprement laïques
en matière d'éthique d'entreprise, et ce dans une sorte de
dialogue social éternel à double sens. En effet, si à
travers ses encycliques pontificales et les principes de sa doctrine sociale
l'Eglise a elle-même lancé le débat et influencé les
dirigeants et entrepreneurs de tous bords, ce sont bien ces derniers qui
peuvent élargir la pensée de l'Eglise par de nouvelles
problématiques concrètes sur lesquelles elle peut
réfléchir et
83 Philippe De Weck, Les Eglises face à
l'entreprise, Ed. du Centurion, 1991, p.234
déboucher sur de nouveaux développements doctrinaux
en harmonie avec les enjeux grandissants de l'éthique d'entreprise.
Il est réconfortant de constater que les principes de
la DSE ont démontré une grande fertilité, et que des
milliers de dirigeants et entrepreneurs à travers le monde les ont fait
siens dans leurs politiques de gouvernance. Ils se sont regroupés en
associations légales et reconnues au niveau international (UNIAPAC)
ainsi qu'au niveau national (les EDC, MCC et autres associations pour la
France) pour diffuser leur pensée éthique des affaires. De tels
groupements peuvent susciter, entre autres, des recherches académiques
intéressantes qui viendraient enrichir la pensée sociale
chrétienne, et ce mémoire se veut modestement dans ce sillage. Je
me permets de constater, sur une note personnelle, que si j'avais eu à
faire mon mémoire de master au Liban par exemple, je n'aurai eu ni la
matière première ni les témoignages de première
main pour l'achever correctement, et il y a lieu d'espérer que les
choses changeront bientôt dans mon pays, car il y a déjà
quelques ébauches intéressantes pour réunir une
fédération d'entrepreneurs chrétiens libanais qui
rejoindrait l'UNIAPAC.
Mais parler d'outil adéquat pour une recherche
académique reste quand même secondaire par rapport à
l'importance d'avoir effectivement de telles communautés de personnes
qui se déclarent chrétiennes et pratiquent leurs convictions et
principes dans la gestion de leurs affaires au service du bien commun. Et il
est certain que de telles associations sont d'autant plus aisément
instituées et acceptées que le pays hôte adopte une
politique nationale respectueuse des libertés religieuses fondamentales,
comme c'est bien le cas en France, et au Liban jusqu'à
présent.
Comme nous avons pu le constater plus haut dans le paragraphe
où il avait été question de l'éthique d'entreprise
laïque, les lignes directrices de la DSE en matière de gestion
d'entreprise ne sont pas étrangères à d'autres confessions
et idéologies populaires. Le Japon, dont le patrimoine culturel et
spirituel est très éloigné du catholicisme, est le premier
pays à avoir légiféré et instauré ce qu'on
appelle les « cercles de qualité » dans la majorité de
ses entreprises. De même, à partir de 2009, la norme ISO
26000 devrait, en principe, être universellement
imposée aux entreprises afin de labelliser le respect de la
responsabilité sociale de l'entreprise telle que stipulée dans
cette nouvelle norme.
Il reste que, « en ce qui concerne la question
sociale, personne n 'a présenté un programme qui dépasse
la doctrine sociale de l 'Eglise en sécurité, consistance et
réalisme,»84 étant entendu que
«l'Eglise n'a pas de modèle à
proposer.»85 La DSE, qui n'est pas une idéologie,
peut se révéler d'une grande force inspiratrice pour
résoudre les nouveaux problèmes dus à la mondialisation
grandissante de l'économie et des nouvelles industries
transfrontalières du vice et du crime. Et lorsque la communauté
humaine aura reconnu, avec le pape Jean XXIII dans son encyclique Pacem in
Terris (1963), que la sauvegarde de l'ordre moral universel exige,
au-delà de la fragmentation des Etats, la constitution d'une
autorité publique de compétence universelle, elle-même
respectueuse du principe de subsidiarité vis-à-vis de ces Etats,
alors elle réalisera que la DSE est un corpus doctrinal lucide qui fonde
l'ordre mondial juste et qui répond au plus profond besoin des hommes
d'aujourd'hui.
* * *
84 Benjamin Guillemaind,
Libéralisme-socialisme : deux frères ennemis face à la
doctrine sociale de l'Eglise, Ed. Pierre Téqui, 2001, p.34
85 Jean-Paul II, Centesimus annus, n.43
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