I.3.f Ethique sociale et efficacité
économique : une compatibilité possible et nécessaire
Toute entreprise à but lucratif doit
générer des bénéfices en vendant et/ou louant ses
biens et services pour sa survie et son développement. L'éthique
des affaires, avec ses valeurs appliquées dans l'entreprise à la
recherche de rentabilité, n'est pas uniquement celle qui découle
d'une aspiration purement charitable du chef d'entreprise. L'importance de
l'éthique des affaires, qui imprègne de plus en plus les modes de
gouvernance, quel que soit le background spirituel ou culturel des dirigeants,
est saisie au moment où son absence remet en question la
rentabilité de l'entreprise et la freine jusqu'à sa vente
à perte. L'efficacité de l'éthique apparaît dans les
bilans à long terme, et c'est pourquoi elle n'intéresse pas les
adeptes du « fast easy money », obnubilés par la
rentabilité de court terme mais sans vision pour le lendemain.
Une bonne partie des chefs d'entreprise ont toujours la
conviction qu'éthique et intérêts personnels ne peuvent
aller de pair. Ils sont convaincus que l'éthique et ses exigences sont
un coût fixe pour l'entreprise, sans rentabilité mesurable au
rythme de la production et de la mutation de ses processus. Pour certains, il
est inconcevable de sacrifier certains bénéfices pour une
pérennité plus solide de l'entreprise et son expansion sur les
marchés mondiaux. Il est évident qu'en période de crise,
l'arbitrage entre éthique et survie de l'entreprise devient un enjeu
critique, et la ceinture éthique risque d'être serrée, mais
certaines lois éthiques restent toujours incompressibles, même en
temps de crise, sous peine de compromettre l'activité de l'entreprise et
d'accélérer son écroulement.
Comment expliquer aux « fétichistes » du capital
que la responsabilité sociale de l'entreprise est un facteur principal
de la performance économique ?
La détérioration du climat social dans
l'entreprise entraîne un effet « boule de neige » qui peut
s'avérer fatal pour la survie de l'entreprise. Pour cela, il faut
prévoir dès le départ des stratégies de gouvernance
dans une optique de développement social durable afin d'obtenir des
effets bénéfiques assez rapides sur la productivité. La
diffusion d'un climat de confiance entre employés est source de
motivation personnelle. Leur réunion autour d'un même projet
d'entreprise réduit les risques de conflits sociaux et diminue le taux
d'absentéisme ainsi que le taux d'accidents de travail liés au
stress et à la mauvaise gestion des rotations du personnel,
évitant ainsi les grèves et la déstabilisation du
collectif de travail. Cette confiance accrue mutualise le risque d'entreprise
et donne une meilleure agilité et un plus grand courage à
l'expansion de l'entreprise sur le marché. La réputation d'une
entreprise en tant que promotrice de climat social sain et de gouvernance
loyale lui permet également de réduire les coûts de
transactions en réglant de manière informelle des
opérations chères mais rentables.
Afin de motiver les grands entrepreneurs à s'engager
dans l'éthique des affaires, une gamme d'indices boursiers «
éthiques » a été créée. Ces indices
sont basés sur des critères exigeants et sélectifs
concernant les enjeux sociaux et environnementaux. La perception de
l'éthique d'entreprise a été totalement
réévaluée à la hausse avec le lancement du premier
indice mondial d'éthique, le DJSGI (Dow Jones Sustainability Group
Index). Actuellement, les indices éthiques sont plutôt
sous-pondérés pour les entreprises des secteurs industriel et
énergétique, vu leur génération de pollution et
leur impact néfaste sur l'environnement, mais sur-pondérés
pour des entreprises de hautes technologies, réputés «
socially friendly ». L'existence d'indices éthiques au même
titre que les indicateurs financiers classiques révèle
désormais que la gouvernance de qualité passe forcément
par une promotion durable de l'éthique d'entreprise. Pour toute
entreprise, un indice éthique performant élargit
considérablement son portefeuille clients par effet de réputation
et de notoriété au regard de la société.
***
Pour être au service de la prospérité
économique et sociale, l'éthique d'entreprise ne peut se limiter
à être un document « hors série » universel,
uniforme et publié comme annexe des lois, codes et contrats de chaque
entreprise. Toutes les stratégies mondiales sont et doivent être
différentes, mais elles doivent aussi orienter toute personne active et
productive à regarder dans la même direction que tous ses
semblables. Tous les êtres humains actifs et productifs sont égaux
en droits et en devoirs au regard de l'éthique ; ce ne sont que les
fonctions exécutives sur le terrain qui varient. Le monde a
déjà pris le recul nécessaire pour apprécier
l'apport effectif de l'éthique à l'économie. Les chefs
d'entreprise commencent enfin à se réveiller, car ils ont compris
que l'effort qu'on leur demande de consentir n'est pas exclusif, mais englobe
tous les partenaires de l'entreprise, et que leur intérêt
personnel est non seulement conservé, mais fructifié à
terme. La principale qualité d'un bon dirigeant est donc la patience et
la lucidité stratégique afin de percevoir ce que lui
réserve l'éthique comme prospérité durable et
véritable au-delà de l'horizon visible.
II. Les principes de la doctrine sociale de
l'Eglise
Les principes de la DSE constituent la charte concrète
de l'Eglise sur les orientations à respecter dans le domaine
économique et social à la lumière de la foi
chrétienne. Tous ces principes, qui constituent les véritables
fondements de l'enseignement social de l'Eglise, reposent sur le principe
suprême de la dignité de la personne humaine. Ils cernent les
critères de conduite de l'action sociale dans le climat
économique actuel incertain où les réseaux industriels et
financiers s'entortillent, et où le géant fait de l'ombre au
petit artisan. Ils concernent toute personne, active ou inactive, vu que le
monde est ouvert, que personne n'est exclu de la misère et que des
millions sont condamnés à vivre en marge de la
société.
Les principes de la DSE forment un « corpus »
éthique de l'Eglise. Le mot latin, qui signifie corps en
français, fait référence à la
nécessité d'appliquer tous ces principes simultanément
pour réaliser un ordre humain juste, un peu comme les organes d'un
corps, qui n'est réellement sain que lorsque tous ses organes
fonctionnent ensemble correctement. Cette image du corps a déjà
été développée par Léon XIII dans Rerum
novarum.
II.1 Le bien commun
« Une société qui, à tous les
niveaux, désire véritablement demeurer au service de l'être
humain, est celle qui se fixe le bien commun pour objectif prioritaire, dans la
mesure où c'est un bien appartenant à tous les hommes et à
tout l'homme. »1 1 Ce principe recommande à chaque
individu d'investir ses capacités intellectuelles, financières et
morales de manière à ce que tout ce qui puisse réaliser
son « être », le soit « avec » et « pour »
les autres, surtout les plus défaillants. Le postulat de bien commun est
souvent bouleversé par la conception individualiste de la vie. Cet amour
du prochain est inexistant chez les libéraux et les socialistes, car les
solidarités et souverainetés
11 Compendium de la Doctrine Sociale de l
'Eglise, n. 165.
corporatives sont combattues au nom de l'individualisme et de
la libre concurrence absolue. Le respect du bien commun passe tout d'abord par
le respect des droits fondamentaux et de la promotion intégrale de la
personne. Le bien commun doit être préservé de
manière durable, car il ne s'agit pas uniquement d'en faire
bénéficier les autres dans l'immédiat, mais les
générations à venir. La participation au bien commun n'est
pas un choix à faire. Tous les membres de la société sont
responsables de son développement, ainsi que du juste partage de la
richesse commune. Chacun doit en avoir la tutelle comme si ce bien était
sa propriété privée.
La responsabilité de poursuivre le bien commun revient
aux individus, aux corps intermédiaires, à la
société dans son ensemble, mais aussi à l'Etat, car «
le bien commun est la raison d'être de l'autorité
politique. »12 Cette autorité doit garantir la
cohésion et l'unité du corps social, mais aussi et surtout le
respect des droits humains et des droits communautaires afin que le partage des
bénéfices du bien commun se fasse dans une transparence absolue.
Pour conduire une vie vraiment humaine, l'individu et la famille ne peuvent
vivre « en autarcie ». La socialisation est en elle-même un
processus déterminant pour participer au bien commun. Notons que le bien
commun doit coexister harmonieusement avec le bien particulier et ne pas le
détruire. La démocratie au gouvernement est alors la clé
des bonnes décisions, qui le seront d'autant mieux qu'elles visent
à faire profiter les démunis et les marginaux des fruits du bien
commun. Il est tout aussi important de reconnaître que le bien commun
n'est pas une fin en soi. Ce n'est pas un simple bien socio-économique,
et sa raison d'être va bien au-delà de la matière. Il vise
à épanouir l'homme dans toutes ses dimensions, y compris celle de
son ouverture à la transcendance. Le bien commun englobe les
diversités culturelles et religieuses d'une société, et
est indicateur du degré d'acceptation des différences par les
individus. L'entreprise est elle-même une sorte de bien commun, puisque
tous ses membres participent simultanément à son
développement et à son expansion.
12 Compendium de la Doctrine Sociale de l
'Eglise, n. 168.
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