I.1.c Jean-Paul II : Encyclique « Laborem exercens
» sur l'homme au travail (1981)
Quatre-vingt dix ans après Rerum novarum, Jean
Paul II consacre l'encyclique Laborem exercens au travail, «
bien fondamental de la personne, facteur primordial de l'activité
économique et clef de toute la question sociale.»5
Entretemps, plusieurs papes étaient intervenus sur des questions
sociales de prime importance. Jean XXIII, dans son encyclique Mater et
magistra (1961), commémorant le soixante-dixième
anniversaire de Rerum novarum, avait abordé le thème de
l'universalisation de la question sociale : les inégalités
à l'intérieur des nations sont désormais ressenties au
niveau international, faisant ressortir clairement la situation dramatique dans
laquelle se trouvait le tiers monde pauvre. Et Paul VI, dans sa lettre
apostolique Octogesima adveniens (1971), à l'occasion du
quatre-vingtième anniversaire de Rerum novarum,
réfléchissait sur les problèmes complexes de la
société post-industrielle, notamment du chômage, de la
condition des jeunes, de l'accroissement démographique et des
discriminations, et sur l'insuffisance des idéologies existantes pour
répondre à ces défis. Ainsi, de pontificat en pontificat,
les papes se faisaient régulièrement le porte-parole d'une
société universelle juste et fraternelle qu'il devenait de plus
en plus urgent de construire.
Dans Laborem exercens, Jean-Paul II relance le
débat sur le travail humain. Face au chômage de masse qui gagne en
intensité depuis les chocs pétroliers, il souligne l'importance
particulière des entreprises, responsables de veiller à ce que
leurs innovations continues et leurs gains de parts de marché se
traduisent par une création d'emplois. L'Eglise rame à
contre-courant dans une mer de plus en plus agitée.
Avec le développement de nouvelles formes «
sociales » du capitalisme, on aurait pu croire que le travail serait
désormais pensé et évalué plus humainement
qu'auparavant, mais un nouveau facteur est venu s'ajouter à
l'équation sociale : la mondialisation de l'économie, et donc la
multiplication des employeurs agissant en interdépendance. L'idée
de l'autarcie est désormais dépassée. L'employeur d'une
entreprise dépend de son
5 Compendium de la Doctrine Sociale de l 'Eglise,
n. 101.
secteur, et le secteur, à son tour, de
l'économie nationale, elle-même dépendante des conditions
économiques de l'extérieur. Ces employeurs invisibles, distants
mais influents, sont appelés employeurs indirects. Bien qu'ils
n'interviennent pas dans les détails des contrats de la relation directe
employeur-salarié, ils peuvent influencer les salaires et les
trajectoires des employés, et même conditionner les termes du
contrat que fixe le patron direct. Pour Jean-Paul II, le principal employeur
indirect qui soit responsable, d'un point de vue éthique, de mener une
politique juste de travail est bien l'Etat, notamment en adoptant des
politiques tendant à résorber le chômage. Le pape
s'inquiète surtout pour les jeunes diplômés atteints par la
crise du chômage, et préconise alors la nécessité de
subventionner ces périodes de crise selon le principe de l'usage commun
des biens.
A l'époque, les différents Etats sont certes
interdépendants, notamment au niveau économique, et plus aucun
pays ne peut vivre en parfaite autosuffisance. Mais les grands pays
industrialisés profitent d'un avantage comparatif par rapport aux plus
petits. Ils dominent le marché et les secteurs dans lesquels ils sont
impliqués. Cette monopolisation les incite à hausser les prix des
outputs et à baisser jusqu'à exploitation les prix des inputs,
d'où l'apparition dans ces pays d'une main d'oeuvre, souvent
étrangère, vouée aux travaux physiques rudes dans des
conditions de servilité. C'est le « quart-monde », et cette
nouvelle servilité ne fait qu'accroître les clivages entre les
pays. Dans ces conditions, le droit du travailleur devient on ne peut plus
élastique. L'employeur s'en sert comme «marge de manoeuvre »
pour rééquilibrer son bilan en cas de tout choc pouvant freiner
le roulement de son activité. C'est pourquoi Jean-Paul II recommande la
prise en considération du droit inaliénable des travailleurs, qui
doit demeurer un paramètre constant et inviolable pour l'entreprise. Ce
droit doit aussi être préservé par les employeurs
indirects, et en particulier par l'Etat.
Ainsi, Jean-Paul II se concentre sur le problème du
chômage, sur la nécessité de sa prise en charge collective,
et sur l'urgence de trouver des solutions en stimulant la création
d'emplois avant que la crise ne se traduise en une impasse structurelle
parasitant la santé globale de l'économie nationale. Chaque
chômeur a droit à la vie et à la subsistance à
travers le principe de l'usage commun des biens.
I.1.d Jean-Paul II : Encyclique «
Sollicitudo rei socialis » sur la préoccupation de la question
sociale (1987)
En 1967, le pape Paul VI publia une célèbre
encyclique sociale, Populorum progressio, consacrée aussi bien
au développement solidaire de l'humanité qu'au
développement intégral de l'homme. Pour que chaque personne sur
la planète puisse profiter du développement, défini comme
« le passage, pour chacun et pour tous, de conditions moins humaines
à des conditions plus humaines,»6 le pape fait
appel au principe de solidarité entre peuples riches et peuples
pauvres au niveau mondial.
Vingt ans après, Jean-Paul II commémore le
vingtième anniversaire de Populorum progressio en publiant son
encyclique Sollicitudo rei socialis, qui aborde à nouveaux
frais le thème du développement. Il y a, dit l'encyclique, une
différence entre progrès et développement, et c'est ce
dernier qui, au-delà de la possession des biens et des services
matériels nécessaires, favorise la plénitude de l' «
être » humain. Pour cela, le pape préconise de nouveau la
solidarité entre les peuples, allant même jusqu'à affirmer,
en évoquant la devise du pontificat de Pie XII, « Opus
iustitiae pax », la paix est le fruit de la justice : «
Aujourd'hui on peut dire, avec la même justesse et la même
force d'inspiration biblique : Opus solidaritatis pax, la paix est le
fruit de la solidarité.»7
Sur un registre parallèle, Jean Paul II rappelle
l'importance du droit à l'initiative économique, souvent
étouffé dans des Etats dont l'appareil bureaucratique, fortement
informatisé, est l'unique organe d'organisation, de décision,
sinon même de possession. Or, souligne le pape, la «
personnalité créative du citoyen »8 est
éthiquement incompressible et ne peut, comme le prétendent
certains, se fondre au nom d'une prétendue « égalité
», qui ne serait pas la véritable égalité mais une
sorte de nivellement par le bas. Cette personnalité créatrice
permet de combattre la bureaucratie dominante, ainsi que la concentration des
richesses dans les mains d'une minorité. Dans le cas
6 Paul VI, Populorum progressio, n. 20.
7 Jean Paul II, Sollicitudo rei socialis, n.
39.
8 Jean Paul II, Sollicitudo rei socialis, n.
15
contraire, c'est-à-dire en présence d'un Etat
entravant le droit à l'initiative en matière économique et
démotivant l'innovation, les citoyens, par frustration ou par
désespoir, vont se désintéresser de la vie nationale, et
les plus qualifiés d'entre eux seront poussés à
émigrer. De même, toute entrave aux autres droits humains, tels
que les droits à l'expression, à l'association et à la
liberté religieuse, appauvrira avant tout la santé sociale ainsi
que l'harmonie de la diversité d'un peuple.
I.1.e Jean-Paul II : Encyclique
«Centesimus annus» sur les cent premières années de
pensée sociale de l'Eglise (1991)
Pour le centenaire de Rerum novarum, Jean-Paul II
publie sa troisième encyclique sociale, Centesimus annus, en y
faisant ressortir la continuité doctrinale de cent ans d'enseignement
social de l'Eglise.
En matière de « travail », l'encyclique
rappelle les recommandations de Léon XIII qui, à l'époque,
était intervenu pour redimensionner ce concept, non limité
à son apport laborieux, mais conditionné par la vocation de la
personne dans le domaine de la création de richesses et dans le domaine
social et familial.
Les papes n'ont pas épargné les critiques au
socialisme déresponsabilisant la personne et allant à l'encontre
du bien commun. La triste expérience historique des pays socialistes a
apporté la preuve d'une augmentation de l'aliénation sous ces
régimes et d'une pénurie accrue des ressources. Rerum novarum
s'oppose donc à l'étatisation des instruments de production,
qui réduirait chaque citoyen à n'être qu'un boulon dans la
machine de l'Etat. L'Etat a à charge de déterminer un cadre
juridique sain qui stimulerait l'initiative privée en prônant une
sphère privée autonome et créatrice d'emplois.
Léon XIII avait pris la défense absolue de la
propriété privée. Ses successeurs ont eu une vision plus
modérée à ce niveau. Ils ne s'opposent pas à la
liberté des marchés ni au profit, indicateur du bon
fonctionnement de l'activité, mais exigent un contrôle
légitime par les partenaires sociaux afin de garantir les besoins
fondamentaux de toute la société. L'entreprise est avant tout une
communauté de personnes qui se met au service
de la société entière en multipliant les
richesses qu'elle manipule. L'Eglise reconnaît le caractère
positif du marché, qui ne peut être reconnu comme tel qu'à
travers le développement intégral de la personne humaine, y
compris dans le travail, où elle améliore son efficacité
et sa créativité. C'est à ce niveau que l'Eglise se situe
au-delà des deux courants classiques du socialisme et du capitalisme, en
instaurant un ordre social dirigé par l'Etat, mutualisant les risques
économiques et sociaux et mobilisant ainsi de nouvelles ressources au
service de l'investissement dans le bien commun. Ceci passe par une
démocratie authentique et une orientation intellectuelle idéale
afin que la coresponsabilité soit acceptée par toute la
société. Jean-Paul II insiste également sur la
réalisation d'une production ex-post de qualité, en soulignant le
problème de l'environnement ainsi que les répercussions du
travail sur la famille.
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