INTRODUCTION GENERALE
L'économie des organisations est une branche de
l'économie qui étudie l'ensemble des arrangements institutionnels
permettant la mise en oeuvre de la production et l'échange de biens et
de services. L'organisation recouvre alors les différents dispositifs
possibles, depuis l'entreprise jusqu'au marché en passant par les modes
« hybrides » tels que les réseaux ou les alliances, sans
oublier l'Etat et ses agences [Ménard, 2004]. Dans un sens plus
restreint, l'économie des organisations consiste dans l'étude de
l'organisation comme entité économique spécifique,
c'est-à-dire comme lieu de décision unifié en dernier
ressort, l'archétype étant l'entreprise. Elle s'intègre
également dans le corpus plus large de la théorie des
organisations. L'économie des organisations privilégie un
ensemble de problèmes que continuent d'ignorer trop
d'économistes, par exemple la nature des relations hiérarchiques
et leurs relations avec les mécanismes incitatifs pour gérer le
comportement des salariés au travail. Elle le fait en ayant recours
à des méthodes diverses, dont certaines irritent les
théoriciens orthodoxes. Aujourd'hui, le problème d'incitation des
salariés, selon la théorie des incitations, est toujours au coeur
de la firme et il est nécessaire de le résoudre. La façon
de concevoir des institutions qui fournissent de bonnes incitations aux agents
économiques est devenue une question centrale en économie
[Laffont et Martimort, 2002]. L'un des mécanismes incitatifs les plus
discutés et qui reste d'actualité concerne ce que l'on a
appelé les incitations monétaires. Ce sont donc les
effets provoqués par ces dernières sur l'effort des
salariés au travail qui nous intéressent ici. Selon
Etchart-Vincent [2006], les incitations monétaires se définissent
comme « une technique de rémunération qui fait
dépendre cette dernière sur la performance du sujet et incite
donc celui-ci à prendre les décisions qui correspondent à
ses véritables préférences de façon à
maximiser son gain ». Les incitations monétaires sont souvent
considérées par des économistes comme un des
mécanismes incitatifs efficaces pour résoudre un problème
d'aléa moral et de sélection adverse dans la firme, i.e. pour
inciter les salariés à l'effort au travail. Les incitations
monétaires sont donc mises en place pour amener les salariés
à révéler leurs informations privées et à
agir en conformité avec les objectifs de la firme [Ménard, 2004].
Par ailleurs, un autre terme que nous devrions définir dans notre
étude est l'« effort ». De manière
générale, le terme effort englobe « la totalité des
activités susceptibles d'être mises en oeuvre et
déployées par le salarié :
dépense physique, dépense intellectuelle,
initiative, diligence, etc. » [Baudry, 2003, p.49]1. En France,
les modes de rémunération ont beaucoup évolué ces
dernières années. Les augmentations de salaire sont de plus en
plus individualisées. Cette individualisation des
rémunérations a débuté en France en 1986 et a
concerné 50 % des entreprises en 1992 [Lemistre, 2000a].
Dans ce qui suit, nous retournerons brièvement dans
l'histoire des théories économiques en exposant
l'évolution de la recherche sur la firme et de la prise en compte des
problèmes d'incitations des salariés au sein des firmes. Nous
allons également mettre en lumière le débat actuel entre
des chercheurs sur une utilisation des incitations monétaires comme
dispositif incitatif dans la firme. Tout d'abord, nous commençons donc
par la théorie néoclassique.
Depuis les années 1970, les économistes se
concentrent de plus en plus sur la recherche de la firme puisque, d'une part,
le modèle de la firme fordiste, qui est dominant pendant la
période des trente glorieuses, a été
déstabilisé par de nombreuses transformations dans la conjoncture
économique à l'époque et d'autre part, la firme de la
théorie néoclassique, courant lié à la
microéconomie traditionnelle, est appréhendée uniquement
en termes technologiques [Baudry, 2003]. La firme, et de manière plus
générale les organisations, ont donc pendant longtemps
été ignorées par la théorie économique
néoclassique. En effet, cette dernière identifie la firme
à « une fonction de production spécifiant, en
quantités physiques, le maximum possible d'outputs qui peut être
obtenu à partir de différentes combinaisons d'inputs »
[Gabrié et Jacquier, 1994]. La firme est assimilable à une
boîte noire qui transforme efficacement des ressources en produits, sans
que l'on sache comment se déroule ni comment s'organise cette
transformation [Bouba-Olga, 2003]. De plus, il est supposé dans cette
théorie que l'entrepreneur est parfaitement rationnel et possède
toutes les informations gratuites lui permettant d'évaluer les
conséquences du choix de chacune des alternatives dans le seul but de
maximiser le profit. En effet, il n'est pas limité par ses
capacités de calcul (homo oeconomicus) ni par celles du matériel
utilisé.
Par ailleurs, dans la théorie néoclassique, les
facteurs de production sont traités sous deux hypothèses
[Gabrié et Jacquier, 1994]. D'une part, les deux facteurs de production
(le capital et le travail) sont traités de manière identique. Le
travail ne possède donc aucune spécificité, il s'agit
d'une marchandise comme les autres. Ainsi, le paradigme néoclassique
évacue complètement les problèmes organisationnels, tels
que la motivation des employés ou
1 Nous aborderons des éléments de la
construction de l'effort dans le chapitre I.
le coût de contrôle de leurs comportements qui
sont au coeur du fonctionnement de l'organisation. D'autre part, il s'agit de
l'hypothèse de passivité des agents salariés. Elle
implique que ces agents concèdent l'entière disposition de leurs
aptitudes productives à leur employeur, qui a toute latitude dans les
limites fixées par les dispositions du contrat de travail. Les
salariés se conforment donc entièrement à leurs
engagements contractuels et livrent à leur employeur le maximum
d'efforts productifs ; ils sont parfaitement de bonne foi, exempts de tendance
à la flânerie. De ce fait, le système de contrôle est
inutile et le conflit est aussi absent. Dans ce point de vue, la théorie
ignore complètement les problèmes d'incitations et la structure
interne de la firme.
En fait, la flânerie, « naturelle
»2 et « systématique »3, est un
problème majeur de tout temps pour les entreprises. Il est à
l'origine, par exemple, des travaux de Frederic Winslow Taylor qui tente de le
résoudre à travers l'organisation scientifique du travail (OST).
Taylor, dans son ouvrage traduit en français en 1971 par Luc Maury,
« la direction scientifique des entreprises », montre qu'il y a deux
causes à la flânerie. En premier lieu, les ouvriers croient
à tort que l'augmentation de la production entraîne le
chômage. Ils flânent donc pour se défendre contre ce
malheur. En second lieu, les ouvriers sont incités à
flâner, non seulement par penchant naturel à la paresse, mais
surtout parce qu'ils ont constaté que, chaque fois qu'ils augmentaient
leur rythme de travail, leurs patrons s'arrangeaient pour ne pas augmenter
leurs salaires. Dès lors, pour inciter les ouvriers à l'effort au
travail, Taylor propose une rémunération au rendement (ou une
rémunération à la pièce) qui met en évidence
des intérêts conciliables [Filleau et Marques-Ripoull, 1999].
Cette forme de rémunération permet effectivement de
récompenser les ouvriers à la hauteur de leur mérite, les
incite à accélérer leurs cadences de travail et autorise
ainsi une meilleure performance de l'entreprise. En outre, à travers
l'histoire, il est généralement attribué à Taylor
la paternité de l'idée selon laquelle l'élément le
plus motivant est l'argent ou salaire [Roussel, 1996 ; Michel, 1989]. Ainsi, si
une incitation financière suffisante est associée à la
productivité, l'individu choisit la productivité comme moyen lui
permettant d'obtenir cette récompense financière. Par
conséquent, le système de la rémunération à
la pièce est employé pour régler le problème de
flânerie des
2 Il s'agit de l'instinct naturel et de la tendance
de tous les hommes à « se la couler douce ». Il est certain
que l'homme moyen dans tous les actes de la vie a tendance à travailler
à une allure lente et facile et que ce n'est qu'après de
nombreuses réflexions de sa part ou à cause de l'exemple des
autres, de sa conscience, ou d'une pression extérieure, qu'il se
décide à adopter une allure un peu plus rapide [Taylor, 1971].
3 Il s'agit de réflexions plus complexes
émanant de leurs relations avec les autres hommes. On pose une question
comme un exemple de ce type de flânerie, « pourquoi travaillerais-je
dur pour gagner la même paie que mon paresseux de voisin qui ne produit
que moitié moins que moi ? » [Taylor, 1971].
ouvriers dans l'organisation depuis l'ère de Taylor et est
encore développé par quelques industriels contemporains.
Le célèbre article de Ronald Coase, « The
Nature of the Firme », publié en 1937, marque la rupture avec
l'approche néoclassique standard de l'organisation. Ronald Coase est le
fondateur de la théorie moderne de la firme. En effet, cet auteur pose
deux questions fondamentales de la nature de la firme dans une économie
de marché : l'une porte sur l'existence de la firme et l'autre sur la
définition de la firme. Selon Coase [1937], la firme existe parce qu'il
y a un coût de fonctionnement du marché4. La firme,
pour lui, se définit comme un mode d'organisation des activités,
alternatif au marché et l'affectation des ressources en son sein
s'effectue par l'autorité, représentée par
l'entrepreneur-coordinateur. La coordination par la firme repose donc sur
l'autorité et, la coordination par le marché repose sur le
système de prix. Coase confirme que la relation d'autorité se
substitue au système de prix quand les coûts de recours au
marché (ou les coûts de transaction) sont supérieurs aux
coûts d'organisation à l'intérieur de la firme d'une
transaction considérée. Dès lors, pour Coase, le
marché et la firme sont conçus comme les deux formes alternatives
de coordination et se distinguent dans leur nature. Par contre, compte tenu des
dispositifs de gestion des salariés5 dans l'approche
coasienne, Coase met fortement l'accent sur seulement la dimension autoritaire
de la firme, aux dépens d'une autre dimension pourtant fondamentale, la
dimension incitative [Dubrion, 2004]. En effet, chez Coase, une fois le contrat
de travail conclu entre l'employeur et le salarié, son exécution
n'est jamais problématique. Les comportements des travailleurs,
l'intensité des efforts qu'ils déploient au travail, leur
diligence ne sont pas pris en compte.
Dès lors, dans les années 1970 et 1980, les
intuitions coasiennes sont formalisées par les travaux de Williamson au
travers de la théorie des coûts de transaction. Williamson
commence par donner des fondements microéconomiques à son
approche à partir de deux postulats sur le comportement des agents
économiques [Bouba-Olga, 2003 ; Baudry, 2003]. D'une part, dans la
lignée de Simon, Williamson postule que les agents ne sont dotés
que d'une rationalité limitée6 et d'autre part, ces
mêmes agents sont supposés être
opportunistes7.
4 Ces coûts d'utilisation du marché
peuvent être classés en trois catégories : les coûts
de recherche et d'information, les coûts de négociation et de
décision, et les coûts de surveillance et d'exécution
[Bouba-Olga, 2003].
5 Les dispositifs de gestion des salariés se
définissent comme l'ensemble des formalisations qui, sous la forme de
règles, caractérisent d'une part le fonctionnement de la firme
dans sa manière de gérer sa main-d'oeuvre, et offre d'autre part
la possibilité d'orienter les actions des agents membres de
l'organisation productive [Dubrion, 2003, p. 126].
6 La rationalité limitée signifie que
bien que les agents soient rationnels, ils ont limités sur le plan
cognitif de telle sorte qu'ils ne peuvent pas calculer tous les états de
la nature envisageables avant d'agir.
Une conséquence majeure de la première
hypothèse est que les contrats que les individus vont conclure ensemble
sont nécessairement incomplets. Cette incomplétude des contrats
ouvre la voie à l'opportunisme. Par conséquent, contrairement
à Coase qui pense que l'autorité peut seule coordonner
efficacement les membres de la relation d'emploi, Williamson considère
qu'elle s'avère efficace pour économiser la rationalité
limitée des agents mais elle ne l'est aucunement pour contrôler
leurs comportements opportunistes [Dubrion, 2005]. Selon Williamson, la firme
dispose d'un « processus administratif » spécifique qui est un
processus fondamental pour comprendre comment les comportements opportunistes
des agents sont atténués dans l'organisation. Les
éléments de ce processus administratif sont : les dispositifs de
rémunération, de promotion, d'évaluation des
salariés, ceux-ci étant vus comme des moyens collectivement
négociés au sein de la firme pour contrôler les
comportements opportunistes des salariés. Se limitant aux
systèmes de rémunération, pour Williamson, afin
d'atténuer les comportements opportunistes des salariés, les
salaires devraient être déterminés collectivement à
partir des caractéristiques des postes de travail et non des
capacités productives individuelles des salariés [Baudry, 1999 ;
Dubrion, 2004]. En effet, la dimension collective de l'organisation interne
diminue les incitations individuelles des salariés à
négocier de manière répétée leur niveau de
salaire. Le système de promotion incite également le
salarié à l'effort puisqu'il a la possibilité d'augmenter
leur salaire en améliorant leur position dans la hiérarchie.
Par ailleurs, de manière plus approfondie, les
théoriciens des incitations mettent fortement l'accent sur les
problèmes d'incitation au sein de la firme. Les principaux auteurs de ce
courant sont Armen Alchian et Harold Demsetz qui ont rédigé leur
célèbre article « Production, Information Costs, and
Economic Organization », publié en 1972. Ensuite, cet article a
été prolongé en 1976 par Michaël Jensen et William
Meckling « Theory of the Firm: Managerial Behavior, Agency Costs, and
Ownership Structure ». Ce prolongement est à l'origine du
modèle du principal-agent. Les auteurs considèrent la firme comme
un noeud de contrats et il ne faut donc pas voir dans l'autorité le
caractère distinctif de la firme. Dans ce courant, la firme et le
marché sont perçus comme des formes contractuelles
différentes de rémunération de l'effort. De plus, les
auteurs reconnaissent qu'il existe une asymétrie d'information entre
agents économiques, ce qui conduit à un problème «
principal-agent » au
7 L'opportunisme caractérise l'absence
d'honnêteté dans les transactions, la recherche de
l'intérêt personnel par la ruse [Baudry, 2003]. Williamson
s'appuie sur la distinction entre opportunisme ex ante et opportunisme
ex post qui débouchent respectivement sur les problèmes
de sélection adverse et d'aléa moral (voir aussi l'encadré
dans le chapitre I du mémoire).
sein de la firme8. En d'autres termes, les
intérêts de l'employeur et ceux des employés sont souvent
divergents ; ces derniers ont toujours tendance à se comporter comme
« passager clandestin » en travaillant moins que prévu pour
maximiser leur intérêt personnel. En effet, leur effort individuel
est difficilement observable et mesurable, notamment dans la production en
équipe. La firme est appréhendée donc comme une forme
d'organisation visant à trouver la structure de contrats devant
permettre de mettre en place les incitations adéquates et à
réaliser la coordination des agents en définissant un partage
optimal entre les agents des risques et des bénéfices. Ici, les
auteurs suggèrent d'utiliser les incitations monétaires pour
inciter les employés à agir dans l'intérêt de
l'employeur car le système de surveillance est coûteux.
A partir des années 1980, la New Economics of
Personnel (NEP) ou Personnel Economics, une branche
appliquée de la théorie des incitations, s'est attachée
à comprendre comment l'employeur peut concevoir un système de
rémunération (un contrat) qui incite l'employé à
agir dans son intérêt - c'est-à-dire le plus souvent dans
les modèles, la maximisation du profit [Dubrion, 2004 ; 2005]. Le
représentant majeur de ce courant est Edward Lazear. Afin de
résoudre les problèmes de coordination et d'incitation au sein de
la firme, la NEP propose d'utiliser les systèmes de
rémunération via les contrats incitatifs explicites (par exemple,
les systèmes de rémunération à la pièce
[Lazear, 2000]) et implicites (par exemple, les systèmes
d'évaluation subjective de la performance [Baker et al., 1994]). En
outre, il y a d'autres mécanismes incitatifs tels que le modèle
à paiement différé [Lazear, 1995], la pression des pairs
[Kandel et Lazear, 1992], le modèle des tournois [Lazear et Rosen, 1981]
et le modèle du salaire d'efficience [Shapiro et Stiglitz,
1984]9, étant aussi analysés. Soulignons que
l'ensemble de ces dispositifs analysés est toujours finalement
ramené à un système de rémunération de
l'effort, identifié à une forme de paiement particulière.
Dès lors, pour les théoriciens des incitations et aussi ceux de
la NEP, les incitations monétaires jouent un rôle important pour
inciter les salariés à fournir un effort élevé au
travail. Outre ces économistes, un psychologue Victor H. Vroom, qui a
développé la théorie des attentes en 1964, reconnaît
également que les incitations monétaires qui
8 L'asymétrie d'information est une des
hypothèses de la théorie des incitations. Cette hypothèse
peut distinguer la théorie des incitations de la théorie
néoclassique. Le point de départ de la théorie des
incitations est un problème de délégation d'une
tâche à un agent avec une information privée. Cette
dernière implique que, d'une part, un agent peut entreprendre une action
inobservée par le principal (i.e. une action d'aléa moral) et
d'autre part, un agent a certaine connaissance privée sur son coût
ou capacité qui est ignoré(e) par le principal (i.e. une action
d'anti-sélection) [Laffont et Martimort, 2002]. Nous reviendrons sur ce
point en détail dans le chapitre I du mémoire.
9 Shapiro et Stiglitz ne sont pas auteurs de courant
de la NEP, mais leur modèle est aussi analysé dans notre
étude et considéré comme un mécanisme incitatif des
salariés à l'effort au travail.
récompensent les efforts et les performances de
l'employé, et pour lesquelles il a de l'attrait, peuvent le motiver.
En revanche, depuis les années 30, le courant des
relations humaines émerge pour contester l'école classique de
l'organisation. En effet, il s'intéresse aux aspects
psychosociologiques, à la vie des groupes humains et à la
dimension relationnelle au sein de l'organisation [Plane, 2000]. Par opposition
à Taylor, Elton Mayo détruit le mythe de l'homo
oeconomicus et démontre, à partir de l'étude de
Hawthorne dans les années 20, que les stimuli financières ne sont
pas un facteur essentiel pour motiver les ouvriers mais le moral a un
rôle prépondérant sur le rendement. Ensuite, les autres
auteurs dans cette école, notamment Herzberg, dû à son
étude empirique, confirme fortement que les incitations
monétaires ne sont pas forcément la source de motivation des
travailleurs.
Dans les années 1970, une théorie de la
psychologie sociale, à savoir la théorie de l'évaluation
cognitive, a émergé et elle continue à critiquer les
points de vue des économistes au sujet des effets des incitations
monétaires sur l'effort des travailleurs. Deci et ses collègues,
à travers leurs études expérimentales en psychologie,
soutiennent que les incitations monétaires sont nuisibles à la
motivation intrinsèque et à l'effort des sujets parce qu'elles
sont perçues par ces derniers comme un moyen de contrôle qui mine
leur perception de compétence et d'autonomie. Constatons que la
distinction de motivation a été ignorée par les
économistes. Ainsi, nous voyons qu'il y a des points de vue
contradictoires entre les économistes, et les psychologues et les
sociologues.
Se référant à cette contradiction,
l'intérêt de la recherche sur les incitations monétaires
est croissant. Non seulement les psychologues mais aussi les économistes
ont fait des études empiriques et expérimentales sur ce
thème. Ici, nous prenons certains économistes dominants,
étudiant cette contradiction : Kreps [1997], Frey et Jegen [2000], Fehr
et Gächter [2002], Fehr et Falk [2002], Kunz et Pfaff [2002], Bonner et
Sprinkle [2002], Benabou et Tirole [2003] et James, Jr. [2005]. En outre, il y
a un article récemment publié en 2006 dans la revue
d'économie politique, faisant un bilan sur la question des
incitations monétaires. Il s'agit de « Expériences de
laboratoire en économie et incitations monétaires »
rédigé par Nathalie Etchart-Vincent. Ainsi, la question des
incitations monétaires reste d'actualité et c'est la question des
impacts des incitations monétaires sur l'effort des salariés au
sein de la firme qui fera l'objet de notre étude.
Ce débat actuel nous amène à susciter la
problématique de notre recherche autour la question des incitations des
employés de type monétaire. La problématique est donc la
suivante : Quelle est la relation entre les incitations
monétaires et l'effort des salariés :
positive ou négative ? Comment ces incitations
influent-elles positivement sur l'effort des employés ? Quand et
pourquoi, dans certains cas, nuisent-elles à leur effort ?
Ces questions sont actuellement essentielles dans
l'économie et les pratiques de la gestion des ressources humaines. Elles
permettront aux directeurs de ressources humaines de savoir si les incitations
monétaires peuvent être employées efficacement comme un
dispositif de gestion des salariés, i.e. pour gérer le
comportement de ces derniers dans leurs firmes. Elles leur permettront de
savoir également des conditions qui s'imposent dans l'utilisation de ces
incitations.
Afin de répondre à ces différentes
questions, nous allons effectuer notre étude en nous portant sur une
revue de la littérature, en analysant des théories
sélectives qui abordent la question des incitations monétaires
dans la motivation des individus et en utilisant aussi des données des
études empiriques et expérimentales qui sont plus
révélatrices de la réalité. Notre étude se
compose de deux grandes parties avec quatre chapitres. Dans une première
partie, nous nous focaliserons, d'abord, sur des problèmes «
principal-agent » qui émergent toujours dans la firme et qui
doivent être nécessairement réglés. C'est pourquoi,
ensuite, nous essaierons de rassembler, avec des données empiriques et
expérimentales, certains principaux modèles
considérés comme des mécanismes incitatifs par lesquels
les incitations monétaires ont pour fonction de résoudre ces
problèmes même si la performance des salariés est absolue
ou non vérifiable. Un point de vue contraire sera l'objet de la
deuxième partie. Ainsi, dans la dernière partie, nous
considérerons l'ensemble des points de vue des chercheurs qui ont
travaillé, avec des études empiriques et expérimentales,
sur les effets négatifs des incitations monétaires sur l'effort
des travailleurs. Mais, suite à une évolution dans la
théorie psychologique, nous réexaminerons les impacts des
récompenses monétaires qui, dans certaines circonstances,
favorisent la motivation intrinsèque et l'effort des salariés.
Enfin, nous essaierons de conclure les principaux résultats de notre
étude.
PARTIE I : LA RELATION POSITIVE
ENTRE LES INCITATIONS MONETAIRES
ET L'EFFORT DES SALARIES
|
INTRODUCTION A LA PREMIERE PARTIE
Un facteur important dans la survie de l'organisation est le
contrôle des problèmes « principal-agent » [Fama et
Jensen, 1983]. Dès lors, le problème « principal-agent
» se situe toujours au coeur de la firme. En effet, les actions
(c'est-à-dire les niveaux d'effort) des travailleurs ne sont pas
toujours observables aux yeux de l'employeur et ni vérifiables par le
tiers. Plus précisément, les employés ne tentent pas
souvent d'agir dans l'intérêt de l'employeur, i.e. de fournir un
niveau d'effort au travail élevé afin de maximiser les profits de
la firme. Ceci se caractérise par la situation d'asymétrie
informationnelle. Cette dernière se compose de deux problèmes :
le problème d'aléa moral et le problème de
sélection adverse.
Les économistes soutiennent que « les incitations
sont l'essence de l'économie » [Lazear, 1986, p. 2; Prendergast,
1999, p. 7]. Comme précédemment définies, les incitations
sont considérées comme l'ensemble des dispositifs
monétaires mis en place pour inciter les agents à
révéler leurs informations privées et à agir dans
l'intérêt du principal [Ménard, 2004].
Parallèlement, Bonner et Sprinkle [2002] indiquent également que
les incitations monétaires sont fréquemment utilisées pour
motiver les travailleurs et améliorer leur performance. S'appuyant sur
les incitations monétaires, il y a plusieurs mécanismes pour
aligner les intérêts des employés avec ceux de l'employeur
tels que la rémunération à la performance, le contrat
à paiement différé, le modèle des tournois, etc.
Alors, l'objectif de cette partie est tout d'abord d'expliquer
le facteur qui a un effet positif sur le processus de la motivation des
individus à exercer un effort au travail dans la théorie des
attentes, et les problèmes d'incitations des salariés au travail
dans la théorie du Principal-Agent (Chapitre I). Ensuite, les
dispositifs incitatifs par lesquels les incitations monétaires sont
utilisées pour régler les problèmes « principal-agent
», même en cas de performance absolue et de performance non
vérifiable, seront proposés dans le chapitre II.
CHAPITRE I : LE CADRE THEORIQUE DE L'EFFET POSITIF
DES INCITATIONS MONETAIRES
Introduction au chapitre I
Les économistes se sont de plus en plus
intéressés à la théorie de la firme ces
dernières années. Ces efforts se sont concentrés sur les
relations entre les marchés et les hiérarchies, les
systèmes de gouvernement de l'entreprise et les problèmes
d'agence provoqués par des conflits d'intérêt parmi les
parties contractantes qui composent la firme [Baker et al., 1988]. Selon ces
auteurs, un des facteurs les plus importants affectant le comportement
d'organisation est la structure incitative interne, qui inclut la gestion des
ressources humaines en général et les politiques de compensation
en particulier.
Ces dernières années ont été
marquées par un renouvellement profond de la façon d'aborder la
question des rémunérations. Selon Sire [2006], mettre la
politique de rémunération au service de la performance, c'est
répondre à la fois au défi économique de
l'organisation, condition de la satisfaction de l'actionnaire, et à la
recherche d'un équilibre social, condition de la satisfaction du client,
via celle des salariés10. C'est la raison pour
laquelle les économistes supposent largement que les incitations
monétaires représentent le stimulant dominant des
activités productives humaines [Rydval, 2003]. En fait, il y a plusieurs
théories qui supportent ce concept. Par exemple, la théorie des
attentes de Vroom est considérée comme l'une des plus pertinentes
pour comprendre le comportement de l'individu au travail [Sire, 2006]. Dans
cette théorie, dans la mesure où l'individu a des attentes en
termes de niveau de revenu et que celles-ci peuvent être satisfaites au
moins partiellement par un effort de travail supplémentaire, on peut
s'attendre à ce qu'une rémunération conditionnelle
basée sur un niveau de résultat l'incite à
améliorer ses performances. Cependant, cette théorie ne
présente que le processus de motivation des salariés au travail,
elle ne précise pas forcément le problème «
principal-agent » et surtout celui de l'asymétrie d'information.
C'est la raison pour laquelle la théorie des incitations avec le
modèle Principal- Agent vient le compléter. «
L'économie des incitations peut être décrite comme
l'étude de
10 Nous soulignons.
l'élaboration de règles et d'institutions qui
induisent les agents économiques à exercer des niveaux d'effort
élevés et à transmettre correctement toute information
privée qu'ils possèdent et qui est socialement pertinente
»11. La théorie des incitations s'attache donc à
caractériser les meilleurs contrats qui peuvent être signés
entre un principal (l'employeur) et un agent (l'employé) lorsque ce
dernier possède une meilleure information que le premier sur des
éléments pertinents pour le contrat [Aubert et Aubert-Monpeyssen,
2005].
Alors, l'objectif de ce chapitre est premièrement de
présenter la typologie de la rémunération en
précisant le rôle de chaque type de rémunération
(Section 1) et deuxièmement d'aborder la question des incitations des
salariés via deux théories importantes dans notre recherche : la
théorie des attentes de Vroom et la théorie des incitations
(Section 2).
Section 1 : La typologie de la
rémunération
Mesurer l'efficacité des rémunérations
sur la motivation ou l'effort au travail nécessite de définir ce
qui est entendu par le terme rémunération. Selon Roussel [1996],
la rémunération, selon que l'on adopte la vision de
l'économiste, du juriste ou du gestionnaire, diffère dans la
définition de son contenu. Dans cette recherche, « la
rémunération sera définie comme étant l'ensemble
des rétributions acquises par le salarié en contrepartie du
travail effectué pour l'organisation qui l'emploie » [p. 79]. Le
salarié attend de son salaire une source indispensable de revenu afin de
satisfaire ses besoins de consommation courante, d'épargne, ou encore
pour constituer un patrimoine. Pour simplifier, nous distinguons deux types de
rémunérations possibles - fixe et variable - de façon
à expliciter la fonction de chacune d'entre elles et le rôle
particulier joué par la rémunération variable, autrement
appelée incitation monétaire [Etchant-Vincent, 2006]. Nous
présentons alors premièrement la rémunération fixe
et deuxièmement, la rémunération variable ou l'incitation
monétaire.
1- La rémunération fixe
La rémunération fixe se définit comme
« l'ensemble des rémunérations dont le montant et le
versement sont garantis »12. Ce type de
rémunération est inconditionnel et proposé au
salarié pour le remercier de sa participation à l'entreprise.
Cette rémunération est
11 Laffont, J.-J. [2006], « A propos de
l'émergence de la théorie des incitations », Revue
française de gestion, n° 160, p. 177.
12 Roussel, P. [1996], Rémunération,
Motivation et Satisfaction au Travail, Economica, Paris, Coll. Recherche
en Gestion, p. 87.
donc forfaitaire et ne dépend pas de la performance
productive du salarié. Etchart-Vincent [2006] propose de distinguer deux
fonctions à la forme de rémunération fixe. D'une part, la
rémunération fixe a pour fonction de dédommager l'individu
de son effort, par exemple la désutilité du trajet ou du temps
passé et de l'énergie dépensée à faire
l'expérience. La rétribution doit donc être proportionnelle
à l'effort fourni, à la longueur de la tâche et à sa
pénibilité, c'est-à-dire la rémunération
fixe à l'input (contrôle du comportement). D'autre part, cette
rémunération peut s'attirer ses bonnes grâces en
créant chez lui une sorte de dette morale. Cette fonction se
conçoit plutôt dans une logique de réciprocité ou de
don-contre don [Akerlof, 1984].
La réciprocité est définie comme le
désir d'être aimable avec ceux qui sont perçus
bienveillants, et de punir ceux qui sont perçus hostiles13.
Akerlof [1982; 1984] rend compte de la relation entre le salaire et l'effort
tout en rejetant l'idée d'un travailleur fondamentalement opportuniste.
Il soutient que la relation salariale peut être assimilée à
un échange de dons partiels réciproques, introduisant de ce fait
la notion d'équité [Grill et Quiquerez, 1998; Baudry, 2003]. La
décision des salariés de fournir collectivement un niveau
d'effort supérieur à la norme minimale, selon Akerlof, est
considérée comme un don fait par l'ensemble de ces
salariés à leur employeur. En retour de ce don, les
salariés espèrent obtenir un « juste salaire » et une
certaine clémence de la part de l'employeur [Baudry, 2003]. De plus, on
peut penser que parce qu'ils sont bien rémunérés, les
salariés ne vont pas oser « tirer au flanc »14,
même si la rétribution est indépendante de leur
comportement.
Cependant, Etchart-Vincent [2006] considère que la
simple rémunération forfaitaire est insuffisante en ne suscitant
qu'une adhésion et un effort de façade. C'est la raison pour
laquelle on pense à la rémunération à la
performance qui influence fortement l'effort des salariés et qui est
considérée comme indispensable au sein de la firme par la plupart
des économistes.
2- La rémunération variable (l'incitation
monétaire)
Dans notre recherche, la rémunération variable ou
l'incitation monétaire est celle qui dépend de ce que le
salarié produit réellement. Il s'agit de la
rémunération variable à l'output
13 Frey, B.S. et Meier, S. [2002], « Pro-Social
Behavior, Reciprocity or Both? », CESifo working paper n° 750,
University of Zurich, p. 7.
14 Dans le modèle de tire-au-flanc,
présenté dans un ouvrage de Redor [1999, p. 201-202], l'employeur
ne peut observer parfaitement les résultats de l'activité de
leurs salariés, il est donc confronté à un problème
d'aléa moral. Dans cette situation, le salarié a tendance
à tirer au flanc et l'employeur doit rechercher un niveau de
rémunération qui l'incite à maximiser son effort, et donc
qui le dissuade d'adopter ce comportement.
ou à la performance. Depuis longtemps, il y avait une
controverse concernant l'effet des incitations monétaires (les
récompenses contingentes à la performance) sur le comportement
des salariés. Tandis que les études en économie
psychologique et en psychologie prouvent que les récompenses
contingentes à la performance peuvent mener à une
réduction d'effort des salariés, en particulier dans le cas des
activités qui sont intrinsèquement motivées, les
études en économie supposent généralement que de
telles incitations monétaires agissent en tant que stimulus positif sur
la performance des travailleurs [Gibbons, 1998 ; Holmström et Milgrom,
1994 ; Prendergast, 1999]. Concernant les effets de la
rémunération variable (incitation monétaire) du point de
vue des psychologues, nous les présenterons en détail dans la
partie II de la recherche. Dans cette section, nous en montrons quelques formes
et les rôles des incitations monétaires dans la firme.
Les économistes font l'hypothèse que les
salariés ne travaillent pas pour rien et que leur effort cognitif est
une ressource rare qu'ils cherchent à allouer stratégiquement.
Pour Gibbons [1997] et Lazear [2000], dans la vie réelle, l'effort est
motivé par la perspective des gains censés en résulter et
les incitations sont précisément là pour promouvoir effort
et performance. Les incitations monétaires sont censées augmenter
la performance en soutenant l'effort de l'individu, par exemple en l'amenant
à se fixer des buts plus élevés ou à
développer un intérêt accru pour la tâche [Bonner et
Sprinkle, 2002]. Si les salariés ne sont pas
rémunérés de manière contingente à leur
performance ou si cette rémunération est insuffisante, ils
risquent fort de ne pas mettre en oeuvre un effort cognitif suffisant pour
révéler leurs véritables préférences.
En fait, il y a plusieurs formes de
rémunérations variables appliquées dans les entreprises,
mais nous n'allons retenir que les deux formes considérés comme
les plus pertinents: la rémunération à la pièce et
la rémunération au mérite. Premièrement, les
systèmes de rémunérations à la pièce ont
longtemps servi de mode de rémunérations des personnels ouvriers.
Les travailleurs payés à la pièce reçoivent une
somme fixe pour chaque pièce produite. Beaucoup d'organisations
proposent un plan de rémunération à la pièce
aménagé, où l'employé reçoit un salaire de
base fixe à l'heure auquel s'ajoute le surplus correspondant au nombre
de pièces produites [Robbins, Judge et Gabilliet, 2006 ; Lazear, 2000].
D'ailleurs, Lazear [2000], en se basant sur l'évidence empirique d'une
grande entreprise de pare-brise automobile, appelée Safelite Glass
Corporation durant 1994 et 1995, soutient l'idée que payer sur la base
de l'output incitera les ouvriers à offrir plus d'output.
Deuxièmement, la rémunération sur le
mérite est également fonction des performances individuelles.
Cependant, contrairement à la rémunération à la
pièce qui se base sur des
critères objectifs, la rémunération au
mérite est basée sur l'appréciation de la
performance15. Par exemple, si deux personnes sont employées
pour exécuter le même travail et l'un exécute à un
niveau sensiblement plus élevé que l'autre, il devrait bien
évidemment être payé plus pour sa contribution
supérieure16. Selon Robbins et al. [2006], s'il est
conçu de façon adéquate, ce système de
rémunération peut être une source de motivation car les
employés considèrent qu'il existe une relation forte entre leurs
performances et les récompenses qu'ils obtiennent. Actuellement, la
plupart des grandes entreprises utilisent la rémunération au
mérite, en particulier pour les employés salariés.
Alors, dans l'optique incitative, c'est la perspective d'une
récompense qui va inciter l'individu au travail, car il ne la percevra
que s'il s'est bien comporté. Contrairement à la
rémunération fixe, la rémunération variable est une
rétribution ex-post et conditionnelle.
En résumé, ce sont deux types de
rémunération qui se dessinent, dont l'objectif est visiblement
distinct même s'ils sont tous deux susceptibles d'affecter l'effort
fourni par le salarié et donc sa performance. Il s'agit d'une part de la
rémunération récompense17, dont la
perception et le montant sont conditionnels à l'effort fourni, et
d'autre part de la rémunération
dédommagement18, forfaitaire et inconditionnelle
[Etchart-Vincent, 2006].
Dans la section suivante, nous verrons l'importance du
rôle de l'incitation monétaire dans la résolution des
problèmes fréquemment émergés dans l'organisation
qui sont présentés dans la théorie des attentes de Vroom
et en particulier dans la théorie des incitations avec le modèle
du Principal-Agent.
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