Dans ces exemples du français
classique et du français moderne, les
pronoms personnels employés représentent des noms et groupes
nominaux précis et identifiables. Mais nous verrons que ce n'est pas
toujours le cas, car les pronoms personnels peuvent aussi anaphoriser un
énoncé, un groupe verbal, ou un adjectif comme c'est le cas
parfois avec le pronom neutre le et les adverbiaux en et y.
1-1-3- La cataphore par le pronom personnel de
la troisième personne :
Bien que la plupart des grammairiens du XVIIe
siècle ne l'aient pas mentionné dans leur étude de la
représentation pronominale, la référence cataphorique est
un emploi à part entière. Elle est à l'opposé de
l'anaphore, ce qui porte vers l'avant ou vers le bas. Lorsque le pronom
personnel de la troisième personne renvoie à un
antécédent qui se trouve non pas dans le segment antérieur
(comme le cas de l'anaphore) mais dans le segment postérieur la
référence et dite cataphorique. Et dans ce cas,
Grevisse recommande dans
Le bon
usage de ne plus parler
« d'antécédent »
mais de
« conséquent »
ou de
« postcèdent »49.
Ce mode de référence est plus fréquent en langue classique
où on le remarque souvent avec les pronoms le,
il et en annonçant
une proposition ou un énoncé.
-Avec le pronom neutre
le :
« Nous
l'avons, en dormant échappé
belle :
Un monde près de nous a passé tout du
long,
Est chu tout au travers de notre
tourbillon »
(Molière, Fem. sav.V1266-8)
Le pronom élidé l'a la
valeur d'une cataphore résumante puisqu'il renvoie
à tout l'énoncé qui suit. Il en va de même dans les
exemples suivants où le annonce
la proposition qui suit.
(49) Grevisse (Maurice), Le bon usage,
13e éd. Paris, Duculot, 1993, p. 956
« Si
j'avais un mari, je le dis,
Je voudrais qu'il se fit le maître du
logis. »
(Id. ib v.1647-8)
« Et pour
mari, moi, mille fois je l'ai dit,
Je ne voudrai jamais prendre un homme
d'esprit »
(Id. ib.v.1663-4)
-Avec le pronom sujet
il :
« Par quelle raison, jeune et bien
fait qu'il est lui refuser
Clitandre ? »
(Id. ib v.1655-6)
« Dès qu'il fut
seul, Frédéric se rend chez le célèbre
Pomadère où il se commande trois
pantalons »
(Flaubert, Educ.sent. p.134)
Le pronom il dans ces exemples
renvoie à des noms qui se trouvent dans la suite de
l'énoncé. Ce mode de référence s'obtient aussi avec
le pronom neutre il annonçant une
proposition en français classique.
« Mais
puisqu'il m'est permis, je vais à votre
père »
(Molière, Fem.
sav.v.203)
« Mon frère, il n'est
pas mal d'avoir son agrément »
(Id. ib. v.410)
Le pronom il dans ces exemples-ci
renvoie aux propositions : je vais à votre
père dans le premier exemple et d'avoir
son agrément dans le second. Ces emplois sont
irréguliers en français moderne où le pronom personnel
il cataphorique serait remplacée par
ceci ou cela.
-Avec le pronom en
«Va, va-t-en faire
amende honorable au Parnasse
D'avoir fait à tes vers estropier
Horace. »
(Id. ib.v.1021-2)
Le pronom en introduit la
proposition infinitive qui suit.
La référence cataphorique est encore
en usage en français moderne avec tous les pronoms personnels de la
troisième personne mais elle est beaucoup moins fréquente dans
les textes modernes que dans ceux du français classique. La cataphore
obéit aux mêmes règles sémantiques et morphologiques
que la référence anaphorique.
Il en va de même pour les autres modes de
référence que sont la référence déictique
(où le pronom indique clairement la personne) et celle du pronom
indéfini on qui s'est parfois accordé
avec son référent dans certains emplois où il s'est
substitué aux autres pronoms personnels.
Contrairement à la référence au
texte, la référence déictique du pronom personnel de la
troisième personne (que l'on trouve plus souvent dans la langue orale)
ne pose pas de problème pour l'interprétation du pronom. C'est
pourquoi dans la représentation des pronoms personnels de la
troisième personne, les grammairiens et remarqueurs de l'époque
classique, dans leur souci de clarifier la langue, se sont plus
intéressés à la représentation anaphorique pour
tenter de corriger les points où l'usage a manqué de
précision dans l'emploi des pronoms.
La suite de notre travail portera alors sur
l'étude approfondie de la référence du pronom personnel
anaphorique et de son antécédent en français classique et
en français moderne.
II- La relation entre le pronom et son
antécédent :
Selon l'étude des grammairiens de la langue
française comme Brunot, Haase etc.,
l'attention des remarqueurs du XVIIe siècle s'est
particulièrement portée sur la représentation des pronoms
et sur leur rapport avec le mot qu'il anaphorisent. En effet, ces derniers
voulaient que la relation entre le pronom et l'antécédent soit
claire et nette. Brunot rapporte comme tels ces propos de
Bayle : « Vous savez
mieux que moi (...) que le caractère de notre langue et ce qui le
distingue de toutes les autres, est une manière nette, coulante
débarrassée, de ranger les mots, qui fait qu'un lecteur ne
balance point à quoi il doit rapporter les particules qui,
le, son,
que. »50
La relation pronom -
antécédent s'appuie sur des règles fondamentales
qui établissent entre ces deux termes un lien de dépendance. Ces
règles reposent sur l'accord du pronom
représentant avec le mot représenté mais aussi sur
la mise en évidence de l'antécédent afin
que le lecteur ne confonde pas le terme auquel il doit rapporter le pronom.
2-1- L'accord du pronom représentant
à son antécédent :
Dans la représentation anaphorique, le pronom
personnel doit prendre les mêmes marques morphologiques de genre et de
nombre que le terme anaphorisé.
« Une pauvre
servante au moins m'était restée,
Qui de ce mauvais air n'était infectée,
(50) Brunot (Ferdinand), Histoire de la langue
française des origines à nos jours - TIV la langue
classique, Paris, Armand Colin 1966.P.876
Et voilà qu'on
la chasse avec un grand fracas
A cause qu'elle manque de parler
Vaugelas. »
(Molière, Fem. sav. v.603-606)
Les pronoms personnels féminins singuliers
la et elle reprennent une
pauvre servante. L'accord grammatical permet facilement de repérer dans
le texte l'antécédent du pronom. Il permet aussi de lever
l'équivoque au cas où il y aurait possibilité de confondre
la «source ».
«Et nous voyons
que d'un homme on se gausse.
Quand sa femme chez lui porte
le haut de chausse »
(Id. ib V.1646-7)
Ici la marque de genre du pronom lui
(masculin) permet de désigner l'antécédent comme
étant un homme et non sa
femme
Remarque : Le pronom
personnel complément lui employé en
position accentuée après une préposition est
impérativement du genre masculin, de même que lorsqu'il est en
fonction sujet. Mais, il peut être indistinctement du genre masculin ou
féminin lorsqu'il est proclitique au verbe. En effet Georges et
Robert Lebidois expliquent :
« lui de par son origine,
est indifféremment d'un genre ou de l'autre mais il ne garde ce
caractère épicène que dans un cas : lorsqu'il
accompagne un verbe, auprès duquel il fait fonction d'objet secondaire
(...) Dans tous les autres rôles, (sujet, complément d'objet
premier, complément de proposition), il ne représente qu'un
être masculin. » 51
Malgré les efforts de
certains grammairiens qui tentent de faire respecter toutes les règles
favorisant la clarté dans la représentation des pronoms, les
écrivains classiques n'ont pas toujours respecté dans leurs
textes la règle la plus
(51) Lebidois (G. et R.) Syntaxe du français
moderne, Tome I. Paris, Picard, 1935. P.144
élémentaire : celle de l'accord. En effet,
dans certains de leurs emplois ils ont favorisés l'accord avec le sens
du mot. Ce phénomène est appelé syllepse
et peut aussi bien toucher les marques morphologiques de genre, de nombre que
les marques de personne. Par syllepse on entend un
accord non pas grammatical mais conceptuel.
2-1-1- Syllepse de genre en français
classique :
Dans la représentation anaphorique, on a un
syllepse de genre lorsqu'un antécédent masculin est repris par un
pronom féminin ou encore lorsqu'un pronom masculin reprend un nom
féminin. Ce genre d'emploi crée un décalage entre le mot
anaphorisé et le terme anaphorique puisque ce dernier représente
un mot employé au sens figuré en lui donnant sa vraie
signification ou vice-versa.
«C'est à
vous non à moi, que sa main est donnée.
Je vous le cède tout,
comme à ma soeur. »
(Molière, Fem. sav. v.1089-90)
Dans cet exemple : le (pronom
masculin) anaphorise sa main
(féminin) qui est en emploi métonymique (la partie pour le tout),
mais il s'accorde avec celui à qui appartient
cette main : Trissotin. Le pronom personnel
s'accorde alors par syllepse de genre avec le vrai sens de
l'antécédent. De même :
« Pour moi,
par un malheur, je m'aperçois, madame
Que j'ai ne vous déplaise, un corps tout comme une
âme
Je sens qu'il
y tient trop pour le laisser
partir » (2)
(Id. ib v.1213-5)
Dans cet exemple le mot âme
est personnifié ce qui explique l'accord par syllepse lorsqu'il est
repris par le pronom masculin il.
L'accord par le syllepse était courant en
ancien et moyen français mais il était considéré
comme source d'ambiguïtés à l'époque classique. C'est
pourquoi les grammairiens voulaient qu'on l'évite dans les textes.
Cependant l'emploi est resté chez certains auteurs de cette
époque. Ferdinand Brunot et Charles
Bruneau 52 explique cela par le
fait qu' « au XVIIe siècle, l'accord
« par syllepse » était considéré comme
une élégance ». Et pour cette raison,
il y avait une certaine tolérance à propos des syllepses.
Molière fait dire à Clitandre :
« Vous en vouliez beaucoup
à cette pauvre cour.
Et son malheur est grand de voir que chaque jour
Vous autres, beaux esprits, vous déclamiez contre
elle,
Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle,
Et, sur son méchant goût lui faisait son
procès
N'accusiez que lui seul de vos
méchants succès. »
(Fem.sav. v 1331-6)
Le pronom personnel lui (masculin)
anaphorise cette pauvre cour (féminin) qui est
personnifiée par le locuteur, alors que dans les vers
précédents, il l'a reprise par le pronom
elle. La reprise par lui
est du au fait que le locuteur identifie la cour
à un homme. L'équivoque se trouve ici dans la possibilité
que lecteur pense que elle et
lui ne représentent pas la même chose,
ce qui ne faciliterait pas la compréhension du texte.
(52) Brunot (F.) et Bruneau (Ch.) Précis de
grammaire historique de la langue française, Paris, Masson et Cie ,
1956 P.286
2-1-2- Syllepse de nombre en français
classique :
Ce genre d'emploi est courant au XVIIe.
Il est beaucoup plus facile à justifier que l'accord par syllepse
de genre car on l'obtient surtout lorsqu'un pronom personnel pluriel reprend un
groupe nominal singulier qui désigne un groupe de personnes.
On a un tel emploi dans cette réplique
d'Ariste :
«Vous laisserez sans honte
immoler votre fille
Aux folles visions qui tiennent la
famille.
Et de tout votre bien revêtir un nigaud
Pour six mots de latins qu'il
leur fait sonner haut »
(Molière, Fem.sav. v.687-90)
Dans cet exemple leur (pluriel) anaphorise le groupe
nominal la famille qui est un nom collectif
singulier et qui désigne dans la pensée d'Ariste :
Philaminthe, Bélise
et Armande (admiratrices de Trissotin). Le locuteur
les nomme d'abord par la famille et en disloquant le
mot il le reprend par le pronom leur. Ce
phénomène était tellement à la mode en
français classique que d'après Brunot,
« on voit des grammairiens aller jusqu'à
prétendre que il,
lui au singulier, ne peuvent pas représenter
les noms collectifs Assemblée,
Conclave,
etc. »53
Cependant, tout comme la syllepse de genre, ce type
d'accord est considéré par les remarqueurs comme étant
source d'équivoques pour le lecteur. Et, suite à la norme
classique, il n'est pas admis en français moderne où l'accord du
terme anaphorique avec son antécédent est grammatical et non
conceptuel.
(53) Brunot (F.), Histoire de la langue
française, T.IV, Paris, Armand Colin, 1966, p.890
« La foule oscilla, et, se
pressant contre la porte de la cour qui était
fermée, elle empêche le professeur
d'aller plus loin »
(Flaubert, Ed. sent. p.35)
L'accord est grammatical lorsque le pronom
elle (féminin, singulier) anaphorise un nom
collectif féminin, singulier la foule.
En français moderne le pronom personnel
représentant prend les marques morphologiques de genre et de nombre du
mot qu'il représente.
2-1-3- Syllepse de
personne :
On a une syllepse de personne lorsque le pronom de
la troisième personne anaphorise un autre pronom d'une autre personne ou
un groupe équivalent. En français classique, on peut l'obtenir
avec le pronom sujet on à
référence individuelle, lorsqu'il est employé pour
représente une personne nommée et qui représente le ou
les interlocuteurs.
« Qu'est ce
qu'à mon âge on a de mieux à
faire... »
(Molière, Fem. sav.v.20)
On est employé à la
place de je qui convient après le syntagme
prépositionnel à mon âge. Ce
genre d'emploi peut également s'opérer avec les autres pronoms
personnels.
« Que
craignez-vous ? Parlez : c'est trop se
taire »
(Racine,
Bérénice V.183) 54
Le français moderne a également
renoncé à ce genre de syllepse.
(54) Exemple cité par Spillebout (G.),
Grammaire de la langue française du XVIIe siècle, Paris,
Picard 1985 P. 141
2-2- La mise en évidence du terme
anaphorisé :
Lorsque le pronom personnel anaphorique reprend un
terme, celui-ci doit être clairement identifiable dans le texte. Pour
cela il est établi que le pronom doit être du même genre et
du même nombre que l'antécédent.
Cette règle bien qu'étant essentielle
pour repérer l'antécédent, n'est pas toujours suffisant
pour lever l'équivoque. En effet, le choix du bon référent
n'était pas toujours évident pour le lecteur au cas où il
y avait dans l'énoncé plusieurs termes dont les marques
morphologiques de genre et de nombre étaient identiques à celles
du pronom représentant.
Avant le XVIIe siècle, il n'y avait pas de
lois qui permettaient dans ce cas de désigner clairement le bon
référent. Ce qui fait que dans les textes anciens, on peut
remarquer des constructions où il manquait de précision pour
trouver le mot qui sert d'antécédent au pronom.
Au XVIIe siècle, les remarqueurs, comme
Vaugelas, le père Bouhours et
Andry de Bois -Regard, vont alors
s'appliquer à éviter toute ambiguïté. Ils
établissent des règles qui permettent au lecteur
d'interpréter facilement le pronom. Ces règles reposent sur deux
critères qui facilitent la relation de transparence entre le pronom et
l'antécédent.
* Le premier critère est celui de la proximité
entre les deux termes
* Le second est en rapport avec la cohérence du
texte : deux pronoms personnels identiques qui se suivent, doivent
nécessairement avoir le même antécédent.
2.2.1 Le rapprochement de
l'antécédent au pronom :
Lorsque le terme anaphorique se trouve dans un
énoncé où il y a plusieurs mots susceptibles d'être
pris pour son antécédent, les grammairiens classiques exigent que
le pronom représentant soit renvoyé au terme le plus proche. En
effet, Brunot soutient que :
« Un des meilleurs moyens pour parvenir à la
clarté, est le rapprochement du représentant et du
représenté. »55 En effet,
pour les remarqueurs classiques, l'éloignement entre le mot
représenté et le terme qui le représente était
à l'origine de beaucoup d'ambiguïtés dans la
compréhension du texte. C'est pourquoi, ils ont exigé des
écrivains plus de clarté dans la relation pronom
antécédent, en proposant la proximité entre ces deux
termes.
« Ma fille est
ma fille et j'en suis le maître,
Pour lui prendre un mari qui
soit selon mes voeux »
(Id. ib v.704-5)
Les pronoms en et lui
se substituent au groupe nominal le plus proche ma
fille
Il en est de même pour :
« Contre de pareils coups,
l'âme se fortifie
Du solide secours de la philosophie,
Et par elle on se peut mettre
au dessus de tout »
(Id. ib V.114)
Le pronom elle anaphorise
la philosophie
Si ces exemples classiques ne font pas entorse aux
exigences de la norme de l'époque concernant la relation de clairvoyance
entre l'antécédent et le
(55) Brunot (F), La pensée et la Langue,
3e édition revue, Paris, Masson et Cie 1936. p.196
pronom, il n'en demeure pas moins, que certains
écrivains ont continué à maintenir parfois les deux termes
séparés, créant ainsi des ambiguïtés dans les
textes.
« Elle
exécuta enfin la résolution qu'elle avait prise de sortir de chez
son mari lorsqu'il y
serait. »
(La fayette, Pr. de Clèves, p.195)
Il représente ce
prince qui est un antécédent éloigné
et non son mari.
Celles-ci sont condamnées par presque tous les
remarqueurs du XVIIe siècle. En effet Brunot rapporte
que « Malherbe a blâmé ces
séparations si dangereuses pour le
style. »56
Malgré cela, dans la pratique, certains
auteurs classiques sont loin de se conformer à une réglementation
aussi rigoureuse. Et dans leurs textes, on peut parfois constater les manques
de précision à propos du choix entre plusieurs
antécédents. Ces exemples du français classique illustrent
parfaitement ces lacunes :
«_Voilà
certainement d'admirables projets
_Vous verrez nos statuts quand
ils seront tous faits »
1
(Molière, Fem. sav. v.920)
En lisant les deux vers de l'exemple 1 dits
respectivement par Trissotin et Bélise, on peut se poser la
question : à quoi
réfère ils ? A
statuts qui est le terme le plus proche
ou à projets qui s'accorde mieux
avec la notion du verbe faire
(ils seront faits) ?
Ici l'ambiguïté repose sur l'agencement de la phrase parce
que ils renvoie plus à
projets. En effet, c'est pour conserver la
rime (projets / faits) que la proposition temporelle
Quand ils seront tous faits vient
après la principale vous verrez nos
statuts.
(56) Brunot (F), La pensée et la langue,
3e édition revue, Paris, Masson et Cie 1936. p.197
Vu que le référent de ils est projets et non
statuts, ce passage paraîtrait plus clair pour le lecteur s'il
était construit ainsi : _ Voilà certainement
d'admirables projets /_ Quand ils seront faits vous verrez nos statuts
.Mais cela gâcherait la rime de l'auteur et il préfère
créer l'équivoque plutôt qu'enfreindre les règles de
style.
« Et
je ne pensais pas que la philosophie
Fut, si belle qu'elle est, d'instruire ainsi les gens
A porter constamment de pareils accidents
Cette fermeté d'âme à vous si
singulière,
Mérite qu'on lui donne
une illustre matière » 2
(Id. ib v.1550-4)
Entre les deux groupes nominaux la
philosophie et cette fermeté
d'âme, le lecteur ne saurait trancher automatiquement sur
le choix de l'antécédent du pronom lui,
d'une part il y a le groupe nominal le plus proche : cette
fermeté d'âme et d'autre part la
philosophie qui peut aussi bien constituer
d'antécédent
à ce pronom puisqu'il est thème le plus saillant
et qu'il s'accorde plus avec le sens du groupe verbal donne une
illustre matière (que l'auteur traduit par
donne occasion de s'exercer)
« Lorsque
l'Empereur passa en France, il donna une préférence
entière au duc d'Orléans sur M. le dauphin qui la ressentit si
vivement que, comme cet Empereur était à Chantilly
il voulut obliger M. le connétable à
l'arrêter sans attendre le commandement du
roi. »
(La
fayette, Pr. de Clèves, p.159)
Les pronoms il et
l' ne désignent pas clairement leurs
antécédents. En effet entre les trois noms présents dans
le texte on se demande auquel réfère il
et lequel constitue l'antécédent du pronom
l'.
« La
reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles
personnes de la cour pour les envoyer à la reine sa mère. Le jour
qu'on achevait celui de Mme de Clèves, Mme la dauphine vint passer la
journée chez
elle. »
(Id. ib, p.202)
Le pronom elle réfère
t-il à Mme de Clèves ou Mme la dauphine ?
Ces exemples ne répondent pas à la
norme qui exige la clarté et la netteté dans les textes parce
qu'il est possible que le pronom ne représente pas
l'élément le plus proche. Et dans ces cas, il est
nécessaire que le lecteur fasse une analyse profonde de
l'énoncé pour pouvoir comprendre. Ces phénomènes
que les remarqueurs considèrent comme des incorrections, sont dus ou
à une exigence du style (exemple 1) ou à une
liberté de construction que les auteurs classiques ont
hérité de la langue médiévale. Quoiqu'il en soit,
ces modes de référence pronominale n'obéissent pas
à la règle de proximité de l'antécédent qui
convient le plus à l'anaphore textuelle. Cependant ils peuvent
répondre à une autre règle de représentation
qu'explique le Pr. Nguissaly Sarré, dans son cours de
C.M de grammaire intitulé la référence
pronominale en français classique et français
moderne. Après la citation de quelques
énoncés où la loi de proximité de
l'antécédent n'était pas tenue en compte, elle a
ajouté ceci : « Ils (ces
énoncés) ne s'adaptent pas à une approche textuelle de
l'anaphore qui ne conçoit les anaphoriques que comme des anaphoriques de
position (...). Ainsi, faudrait-il se demander si ces
énoncés ne relèvent pas d'une approche mémorielle
de l'anaphore comme renvoi non pas au référent le plus proche
mais au référent le plus saillant parce que présent dans
la mémoire immédiate des énonciateurs. Cette approche
mémorielle de l'anaphore semble donc convenir aux textes
classiques ».
« Elle
exécuta enfin la résolution qu'elle avait prise de sortir de chez
son mari lorsqu'il y serait ; ce fut toutefois
en se faisant une extrême violence. »
(La
fayette, Pr. de Clèves, p.195)
Il ne reprend pas le terme le plus
proche son mari qui peut être un
antécédent potentiel car il anaphorise M. de
Nemours cité plus loin dans le texte, mais qui est plus
présent dans la mémoire du locuteur.
En français moderne, cette
« approche
mémorielle » s'applique mieux
à la référence situationnelle. En effet, la
représentation anaphorique des pronoms y est fait suivant le principe
des marqueurs classiques : celui de la proximité de
l'antécédent et du pronom. Les ambiguïtés que
présentait la langue classique sont considérées à
présent comme des négligences qui ne sont plus admises dans la
syntaxe. Cet écart dans l'usage de la langue entre ces deux
périodes a été facilité par le fait qu'en
français moderne, les phrases sont beaucoup moins complexes que chez
les auteurs classiques. Ce qui explique actuellement la netteté dans la
représentation pronominale. Le pronom personnel se substitue au terme le
plus proche au cas où il y a possibilité de confondre.
« Quand il
(Frédéric) arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son
mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de
tapisserie ; car Pellerin se
couchait tard, fréquentait les théâtre avec
assiduité. Il était servi par une
vieille femme en haillons, dînait à la gargote et vivait sans
maîtresse.»
(Flaubert, Educ. sent. p.45)
Le pronom il (il était
servi) anaphorise le nom Pellerin qui est plus
proche.
Au cas où l'antécédent est un peu
éloigné aussi, la phrase est construite de manière
à ne laisser aucun doute sur le choix de l'antécédent.
« Il
n'éprouve plus aucun trouble. Les globes des lampes recouverts d'une
dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur
des murailles tendues de satin mauve. »
(Id. ib.
p.54)
Il renvoie à
Frédéric qui est nommé deux
paragraphes plus haut. Cependant on ne peut confondre
l'antécédent avec un autre puisqu' il n'y a pas d'autre nom, dans
l'intervalle, susceptible d'être le référent du
pronom il.
A propos du critère de proximité du
pronom, on remarque que la divergence entre la langue classique et la langue
moderne se trouve uniquement dans l'usage de certains écrivains. En
effet, l'exigence de la norme est la même : la relation entre le
pronom et l'antécédent doit être d'une netteté
absolue. Pour cela les grammairiens et remarqueurs du XVIIe siècle ont
aussi donné un autre moyen de repérage du
référent.
2-2-2- La coréférence
de deux pronoms identiques dans une phrase
En français moderne, lorsque deux pronoms
identiques se suivent, ils ont nécessairement le même
référent. Il y va de la cohérence et de la clarté
de l'énoncé.
«
Frédéric fit un signe d'assentiment. Il
attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d'admiration,
il se serait épanché largement,
était tout près à le chérir ; l'autre se
taisait toujours, »
(Flaubert,
Educ. sent. p.71).
Les pronoms personnels il successifs
représentent Frédéric. Pour ne
pas amener la confusion, l'auteur emploie le terme
l'autre pour désigner
Deslauriers au lieu de le reprendre par un autre
pronom il qui n'aurait pas le même
référent que le premier. La coréférence des pronoms
dans ce cas fait partie des principes que les grammairiens classiques ont
tenu à faire respecter, pour éviter toute équivoque
dans les textes. Brunot qui étudie la théorie
des grammairiens remarque que : « Des
ils successifs ne doivent pas se rapporter à
des sujets différents, ou du moins jamais le lecteur ne doit
confondre. »57
Cette théorie était aussi valable pour les
textes classiques.
« L'hymen
d'Henriette est le bien ou j'aspire.
Vous y
pouviez beaucoup, et tout ce que je veux,
C'est que vous
y daigniez favoriser mes
voeux. »
(Molière, Fem. sav .v.300- 2)
(57) Brunot (F), Histoire de la langue
française, IV, Paris Armand Colin, 1966. p. 895
Les deux pronoms y sont
coréférentiels.
De même :
« L'impatience et le trouble où
elle (Mme de Clèves) était ne lui
permirent pas de demeurer chez la reine ; elle
s'en alla chez elle, quoiqu' »il ne fut pas
l'heure où elle avait accoutumé de se
retirer. »
(La
fayette, Pr. de Clèves, p.210)
Ces exemples du français classique sont conformes
à la règle de clarté et de netteté. Mais, il n'en
demeure pas moins que, dans cette même période et dans les
mêmes textes où il y a des énonces sans équivoques,
on voit d'autres énoncés qui ne respectent pas le critère
de coréférence de deux « occurrences
successives » d'un pronom. Ce fait se justifie dans
nos textes classiques où nous pouvons constater des passages pleins
d'ambiguïtés.
« Et ma femme
est terrible avec que son humeur.
Du nom de philosophe elle
fait grand mystère,
Mais elle n'en est pas pour
cela moins colère ; »
(Molière, Fem. sav. V. 666-8)
Dans cet exemple les deux pronoms
elle ne semble pas reprendre le même
antécédent. En effet, si le premier représente sans aucun
doute le groupe nominal ma femme, il n'en n'est pas
de même du second pronom qui, d'après le contenu
sémantique du vers, ne réfère pas à ma
femme mais à son humeur (son
humeur n'est est pas pour cela moins colère)
Cette succession de deux pronoms identiques non
coréférentiels est une construction qui entrave la clarté
du texte.
Il en va de même dans l'exemple :
« -
Voilà certainement d'admirables projets
- Vous verrez nos statuts quand ils
seront tous faits.
- Ils ne sauraient manquer
d'être tous beaux et sages. »
(Id.ib.v.919-21)
Le premier ils, a pour
antécédent projets comme nous l'avons
dit dans la partie précédente. Alors que le second fait
référence à statuts
d'après la proximité et le sens des attributs
beaux et sages .Les deux
occurrences de ils sont alors non
coréférentiels. Ces types d'emplois pleins d'équivoque
pour le lecteur sont également très présents dans le texte
de Mme de La fayette comme en témoignent ces
quelques exemples.
« (...)
quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût
commencé il y a plus de vingt ans, elle n'en
était pas moins violente, et il
n'en (sa passion) donnait pas des
témoignages moins éclatants. »
(Pr. de Clèves, p.129)
« (...)
comme cet Empereur était à Chantilly, il voulut obliger M. le
connétable à l'arrêter sans attendre le commandement
du roi. M. le connétable
ne le (l'arrêter) voulut pas; et le
roi le (M. le connétable) blâma
pour dans la suite pour n'avoir pas suivi le conseil de
fils. »
(Pr. de Clèves, p.159)
« Son
pouvoir parut plus absolu sur l'esprit du roi qu'il
(son pouvoir) ne paraissait encore pendant qu'il
(le roi) était
dauphin. »
(Id. ib. p.161)
« (...) et
elle aurait eu peine à s'en apercevoir elle-même, si l'inclination
qu'elle avait pour lui (M. de Nemours)
ne lui (Mme de Clèves) eût
donné une attention particulière pour ses actions, qui ne lui
permît pas d'en douter. »
(Id. ib. p.163)
« Ils
convinrent qu'il ne fallait point rendre la lettre à la reine dauphine,
de peur qu'elle ne la montrât à Mme de Martigues, qui connaissait
l'écriture de Mme de Thémines et qui aurait aisément
deviné par l'intérêt qu'elle
(Mme de Thémines) prenait au vidame,
qu'elle (la lettre) s'adressait à
lui. »
(Id. ib. p.231)
« Il
écrivit à Mme de Clèves, pour lui apprendre ce que ce que
le roi venait de lui (M. de Clèves)
dire, et il lui (Mme de Clèves) manda
encore qu'il voulait absolument qu'elle revînt à
Paris. »
(Id. ib. p.247)
Ces passages montrent des emplois irréguliers que
condamne pourtant la norme du français classique. Mais les
écrivains de cette époque n'ont pas tenu compte de la confusion
que cela pouvait créer dans l'interprétation de leurs textes. Et
c'est pour cette raison que ces emplois ont été
rigoureusement
condamnés par les grammairiens. Pour plus de
netteté, les remarqueurs comme Bouhours
considèrent qu'il vaut mieux répéter le mot qui sert
d'antécédent au second pronom au lieu d'employer deux pronoms
identiques non coréférentiels. Selon lui, il est mieux de dire
« il a imité Démosthène en tout ce que
Démosthène a de beau », que
de dire « en tout ce qu'il a de
beau ».58
Si on appliquait cette méthode à un de nos
exemples on aurait :
- Vous verrez nos statuts
quand ils (projets) seront tout faits.
-Vos/ces
statuts ne sauraient manquer d'être tout beaux et
sages
Construites de cette manière, ces deux propositions
paressent plus claires aux yeux des lecteurs et elles conviennent mieux
à la syntaxe du français moderne où ces phrases classiques
sont considérées comme mauvaises. La plupart des grammairiens et
théoriciens de la langue française se sont employés de
manière ardue à combattre le manque de précision dans les
textes du XVIIe siècle. En effet à cette période qui suit
de prés la renaissance de la langue française, ils ont voulu
donné à celle-ci la grandeur et la netteté des anciennes
langues comme le latin et le grec. Mais leurs efforts ne seront
entièrement récompensés que dans les siècles
suivants, notamment en français moderne où les écrivains,
contrairement à leurs prédécesseurs, ont eu le temps de se
conformer à la norme classique.
Après cette étude de la
référence du pronom personnel de la troisième
personne, nous avons constaté que celui-ci partageait beaucoup de
caractéristiques avec les autres catégories de pronoms (relatifs,
démonstratifs et
(58) Bouhours (père), Remarques sur la langue
française p.21, cf. Brunot (F) Histoire de la langue
française, T. IV, Paris, Armand Colin 1966. p 895.
indéfinis...) que ce soit dans les modes de
référence ou dans la relation du pronom avec son
antécédent. Cependant chacune de ces catégories de pronom
a son propre domaine de référence, c'est-à-dire une classe
limitée de mots qu'elle peut représenter. Par exemple certains
pronoms sont faits pour représenter des personnes, d'autres, à
référer à des choses ou des idées etc....
Et à ce propos, nous allons orienter la suite
de notre travail sur l'étude des classes de référents que
peuvent avoir les pronoms personnels de la troisième personne en
français classique et en français moderne.
Chapitre II
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