3. L'instrumentalisation du système
par l'utilisation d'un « double langage » :
Dans une dernière analyse, nous allons essayer de
déceler les volontés d'instrumentaliser le système. La
stratégie mise en oeuvre peut utiliser l'AIEA, et l'ONU comme des
vecteurs neutres de communication vers l'extérieur. Elle peut tenter
d'instrumentaliser et se servir des contradictions du système ou alors
utiliser la diversité des acteurs et des vecteurs pour obtenir des
avantages supplémentaires. Il faut pour cela chercher les contradictions
majeures dans les discours des différents acteurs et entre eux. Tout
cela pourra permettre d'identifier les
« spécialisations » de chacun s'il y en a. Pour
cette analyse le corpus a été repris pour identifier les
différents thèmes associés au nucléaire dans les
différents textes.
Pourquoi la Crise du nucléaire // Le
rôle de l'AIEA // Sanctions // La science, le savoir, la
recherche // Le droit international // Le système
international // Les américains
Pour chacun de ces thèmes nous allons étudier
les différences entre chacun des acteurs s'exprimant sur le sujet. Les
couleurs permettent de montrer les thèmes identiques.
Thème 1 : Pourquoi la crise
nucléaire ? :
Le président Ahmadinejad fait le lien entre les
officiels à l'AIEA et l'Ayatollah Khamenei. Ce dernier ne communique pas
sur les instances internationales et reste sur des explications plus purement
bilatérales. On voit aussi que les officiels à l'AIEA ne
reprennent pas l'argument de l'Ayatollah Khamenei évacuant
complètement tout problème lié au nucléaire comme
source de ce conflit et le situant sur la haine que vouent les
américains aux Iraniens depuis la révolution.
Thème 2 : Le rôle de l'AIEA :
Ici on reprend l'idée précédente,
l'Ayatollah Khamenei ne s'exprime pas sur les questions relevant des instances
internationales. On peut remarquer que le président Ahmadinejad
malgré le fait qu'il affirme que l'AIEA est la seule instance à
pouvoir contrôler et réguler le nucléaire civil Iranien ne
croit pas dans les mécanismes de régulation internationaux
actuels. Il semblerait que les seuls qui croient encore à l'AIEA soient
les représentants y siégeant encore que les analyses
précédentes nous ont montré l'existence d'une
stratégie de communication influençant les documents qui viennent
de l'AIEA.
Thème 3 : Les sanctions du conseil de
sécurité :
La position face aux sanctions est différente suivant
les positions. L'Ayatollah Khamenei est dans une position de provocation
totale. Ils provoquent les personnes ayant infligé ces sanctions, mais
son discours est destiné au public local. Il permet de donner une raison
aux gens de se priver et de subir des sanctions. Le président
Ahmadinejad est aligné à la position des officiels de l'AIEA
quand aux sanctions, il les déclare illégales et fruits de
l'injustice du système.
Thème 4 : La science, le savoir, la
recherche :
L'argument scientifique est très utilisé par
l'Ayatollah Khamenei et le président Ahmadinejad. Ils ont pourtant deux
approches sensiblement différentes. Pour le président Ahmadinejad
la science est un don de dieu et pour ne pas qu'elle soit pervertie, il faut
l'encadrer par les religieux. Cette approche a prévalu longtemps dans
nos sociétés, mais a été oublié sauf dans
les milieux radicaux. Pour l'Ayatollah Khamenei la science est une arme, il
invente un magnifique néologisme, le Djihad universitaire,
mélange de dévotion religieuse et de recherche de pointe. Il
explique le retard accumulé dans ces domaines par les gouvernements
précédents qui n'avaient pas compris l'importance de la science.
Cette différence d'approche reste dans ce qui semble différencier
le président Ahmadinejad et l'Ayatollah Khamenei. L'Ayatollah Khamenei
est le fruit de l'époque des non alignés, témoin de la
confrontation entre les idéologies, les blocs alors que le
président Ahmadinejad vient d'une époque plus contemporaine
où l'argument religieux a remplacé les anciennes méthodes
pour combattre les puissances « menaçantes ».
Thème 5 : Le système
international :
Sur ce thème on voit que le président
Ahmadinejad sert de lien entre les officiels et anciens officiels (Zarif) de
l'AIEA et l'Ayatollah Khamenei. Alors que les premiers parlent d'un monde
contrôlé par les américains et la nécessité
d'un renforcement des autorités régionales, les deuxièmes
tiennent un discours plus radical, parlant d'oppresseurs, de tyrans. A
l'extrême on trouve le discours fondamentaliste de l'imam Yazdi qui parle
même de néo croisade. Pour l'Ayatollah Khamenei comme pour Le
président Ahmadinejad les organismes internationaux ne fonctionnent pas,
mais le président Ahmadinejad propose une analyse plus scientifique,
reprenant les termes et les idées de la science politique d'aujourd'hui.
Il apporte l'idée d'un changement de régime qui va vers une
régionalisation, idée reprise par de nombreux politologues
internationaux. On a vraiment le sentiment de l'utilité du
président Ahmadinejad pour permettre à l'Ayatollah Khamenei de
s'exprimer sur la scène internationale. Mettant le langage et les
discours au goût du jour, étant assez proche des anciens pour
pouvoir comprendre les idéaux du Guide suprême. Sa mise en avant
sur la scène diplomatique mondiale n'est peut-être pas
étrangère à cela, le fait qu'aucun autre président
Iranien n'ai été autant médiatisé témoignait
peut être d'une cassure, d'un lien rompu entre le Guide et son
président.
Le dernier thème récurant dans les critiques
porte sur les américains. C'est un élément central de la
critique.
Thème 6 : Les américains :
On peut voir ici le spectre des critiques portées aux
américains. L'extrême étant pour commencer Yazdi, les
termes sont religieux et montrent à quel point les américains se
sont détournés du droit chemin en adorant une idole au lieu d'un
vrai dieu. L'autre opposé se retrouve dans les discours officiels des
représentants à l'AIEA, ils ne dérivent pas des reproches
concernant le dossier nucléaire et la manipulation du conseil de
sécurité. Entre les deux comme d'habitude on trouve l'Ayatollah
Khamenei et le président Ahmadinejad. Le président Ahmadinejad
quand il parle des américains directement (et non quand il emploie le
terme de « bullying powers »), a un spectre de critique
large, on trouve des critiques quant à la volonté des
américains de couper le peuple de sa culture, une volonté de
guerroyer sous des prétextes masqués et enfin quand à un
manque de confiance total envers les américains. L'idée de guerre
psychologique est présente dans les deux textes. Il en est de même
pour la dénonciation des stratégies américaines dans la
région, l'utilisation des guerres préventives afin
d'établir une tête de pont dans la région et d'encercler
à terme l'Iran. Ce qu'on ne retrouve pas chez le président
Ahmadinejad c'est le discours « non aligné », avec
des références aux capitalistes ou aux colonialistes. Il y a donc
quelques différences dans les différents discours des acteurs de
la politique internationale iranienne. Les divergences entre les acteurs
tiennent au rôle de l'AIEA, à la vision du système
international et enfin sur les raisons de cette crise. Les officiels en poste
à l'AIEA croient dans celle-ci ou du moins communiquent dans ce sens.
Même si elle est critiquée et qu'on montre comment elle est
victime, ils ne remettent pas en cause son utilité. Face à eux se
tient le président Ahmadinejad qui semble vraiment vouloir changer de
régime et passer à une autre méthode de régulation.
Ses volontés de changer le statut de l'Iran en puissance
nucléaire pouvant transmettre la technologie a ses alliés
étant bloquées, il prône semble-t-il pour un changement
complet du système. C'est une grande différence qui a un impact
pour les interlocuteurs internationaux.
C'est le double jeu que l'on pourrait identifier, cette
subtile stratégie qui consiste à laisser discuter avec les
occidentaux les gens qui croient le plus dans le régime et à les
« mettre en compétition » avec le président
profondément révisionniste. Cela peut permettre de gagner du
temps, de créer la confusion, les ambassadeurs sont en effet les seuls
censés représenter leur pays et avoir donc les
accréditations nécessaires pour négocier. C'est une forme
d'instrumentalisation de l'AIEA qui négocie avec des gens de bonnes
volontés qui sont contredits par des leaders ayant un autre point de vue
sur ces questions. Ce premier mécanisme touche à la
négociation et à l'AIEA. Le deuxième double jeu que l'on a
identifié au long de ce mémoire est la densification des
informations contradictoires, mélange de discours, de provocations, de
résumés, d'articles de presse. Sans s'intéresser à
la question il est très dur de se faire un avis et les jeux subtils
joués par les différents protagonistes rendent le choix encore
plus dur. Dans ce bouillonnement de points de vue, la radicalisation des
discours ne laisse au lecteur le choix qu'entre deux options. Pour ou contre
les idées contestataires qui renvoient subtilement au mouvement des non
alignés, à la dénonciation du capitalisme sauvage, aux
inégalités sociales, à l'injustice.
C'est grâce à ce passé et à son
passé que l'Iran peut amener le débat la ou bon lui semble, il
est très intelligent de mélanger les différentes causes,
cela permet de récupérer le maximum de partisans tout au long du
chemin. Cela est fait à tous les niveaux, il y en a pour tous les
goûts, tous les tempéraments, des plus violents au plus calmes et
modérés. C'est une formidable leçon de stratégie de
communication, si on l'a prend dans son ensemble et qu'on la fige on doit
reconnaître la marque d'un très fin stratège. Cependant le
temps et l'histoire peuvent être les seuls stratèges, il n'y a pas
forcément quelqu'un derrière tous les discours et toutes les
communications, et les Iraniens n'ont pas pu forcer les autres joueurs à
interagir avec eux. C'est donc un jeu complexe, mais le traité de
non-prolifération semble un peu perdu dans tout cela, cette
stratégie de communication ressemble plus à un outil de lutte
antiaméricaine qu'à une stratégie uniquement basée
sur la défense de son droit nucléaire. Cette crise ressemble plus
à une manière de combattre les américains par tous les
moyens.
Conclusion de la deuxième partie :
Cette deuxième partie a permis dans un premier temps de
montrer les atouts et les vecteurs permettant à l'Iran de mettre en
place une diplomatie contestataire et dans un deuxième temps que la
stratégie révisionniste ne semblait être que très
marginale dans le discours iranien. Même si l'Iran expose sa vision du
monde et qu'il propose effectivement de vrais changements, la contestation
semble plus importante que la révision du régime de
non-prolifération. Il y a plusieurs acteurs différents qui
tiennent un discours différent. Chacun est destiné à un
auditoire précis dans le but de contester l'ordre établi par tous
les moyens. Le discours national le plus important est tenu par le Guide et
les représentants radicaux du clergé, les anciens
révolutionnaires. Pour eux l'Iran est un pays qui se sent menacé
et mène une guerre psychologique à ses ennemis
impérialistes. Le président Ahmadinejad sert d'interface entre
ces anciens imams révolutionnaires et le monde extérieur. Il a
évolué avec son temps et a fait rentrer la religion dans la
nouvelle diplomatie de provocation iranienne. Le discours est passé de
l'anti impérialiste marxiste a l'intégriste religieux anti
américain qui est typique de la contestation post 11 septembre 2001. A
l'autre bout de la chaîne il y a les représentants à
l'AIEA, ils tiennent le discours le moins contestataire et permettent de
comprendre les propositions révisionnistes de l'Iran. Cependant ce ne
sont pas les acteurs les plus influents et le président n'hésite
pas à contredire leurs affirmations afin d'augmenter la contestation.
Pour répondre à la deuxième
hypothèse, il semble que la stratégie de communication iranienne
dans la crise du nucléaire soit en très grande partie
basée sur la contestation. Bien qu'il existe des volontés
révisionnistes et des propositions pour réviser le régime,
il semble que ce qui peut expliquer la crise actuelle est surtout cette
contestation qui empêche toute confiance et pousse les États dans
des logiques d'affrontement plutôt que de coopération. Cependant
si l'Iran arrive à rester dans la marge de tolérance des
américains et à accepter la coopération finalement, il se
peut que cette stratégie de contestation puisse porter des fruits
bénéfiques pour le peuple iranien en leur permettant de sortir de
l'isolement. L'Iran a réussi à s'imposer au niveau
régional comme un acteur incontournable et cette crise du
nucléaire l'a poussé au rang international, s'il arrive à
« faire la paix » avec les américains en position de
force il y gagnera sûrement plus que s'il attend trop une
amélioration de sa position. Il faut pour les stratèges iraniens
connaître la limite à ne pas franchir. L'auteur de ce
mémoire ne peut adhérer à l'idée d'un
président qui provoque pour le plaisir, d'un gouvernement tyrannique
perdu dans l'histoire et d'une crise non contrôlée. Cette crise
semble être plutôt un affrontement entre les américains et
les iraniens, les iraniens jouent leur position future dans la région,
les américains sont pragmatiques et si des possibilités de
coopération productives s'offrent on peut être sur qu'il les
saisiront, à moins que le nouveau président soit à nouveau
un idéaliste. Il faut enfin dépasser le cadre post guerre froide,
les États-Unis ne sont plus la seule superpuissance et le rôle des
russes ou des chinois dans l'avenir va peser de plus en plus et il se peut que
l'Iran paye cher une stratégie de coopération avec les
américains. L'ouverture à la sphère d'influence russe ou
chinoise risque de passer par un abandon progressif de la zone du Moyen Orient
sous influence américaine.
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