Chapitre I Pour une phénoménologie du
chez-soi dans une habitation mobile.
Dans une perspective phénoménologique, je
m'intéresse aux conditions de possibilité du chez-soi dans un
logis mobile. La notion de chez-soi intègre ici l'habitat et l'un de ses
modes majeurs d'expériences, soit l'intimité. L'habiter aide
à saisir les jeux d'interaction entre le public et le privé.
Aussi, ladite publicité de l'habitat mobile renvoie dès lors
à ce qui est rendu public, à l'intégration du dehors et
à l'investissement sur l'extérieur.
Les notions de chez-soi, d'intimité, d'espace
privé et public, sont interdépendantes. Elles viennent ainsi
exprimer les interactions entre l'habitant et son logement. Elles ne sauraient
donc êtres dissociés quand bien même elles n'expriment pas
forcément la même réalité sociale. J'ai
étroitement travaillé à l'analyse
phénoménologique des espaces habités puisqu'elle me
permettait d'approcher les non-dits et l'implicite et, de contribuer à
retracer l'expérience d'un lieu. En effet, j 'ai dû admettre sur
le terrain, que les entretiens menés sur les questions de
l'intimité produisent peu de données exploitables. L'espace
privé ne pouvant ainsi être discuté, j'ai travaillé
à l'observation du vécu de l'intime. Tout en gardant des
distances face à ces «lieux de repli» (de Certeau, 1980 : 20),
j 'ai dès lors pu analyser le quotidien.
a) Les jeux de l'intimité et de la
publicité.
Les travaux d'histoire des mentalités (Ariès
& Duby, 1987) nous ont appris que l'intimité, dans l'acception
contemporaine et courante du terme est une construction sociale dont
l'élaboration sur plusieurs siècles a radicalement
altéré la confusion entre le privé et le public qui
prévalait avant le XVIIè siècle. Or, de nos jours,
l'ambivalence entre l'espace privé et l'espace dit public, renseigne sur
l'appropriation d'un lieu d'une part, et sur sa revendication, l'affirmation de
soi dans un habitat d'autre part.
L'idée du chez-soi, révélateur des
divergences entre privé et public, exprime l'endroit où l'on vit,
où l'on habite de manière plus ou moins durable. Être
chez-soi, c'est être dans un lieu où l'on peut faire ce qu'on veut
et par conséquent, «échapper à toute forme
d'agression de la privacité» (Graumann, 1989: 113). Même dans
le cas d'une appropriation collective, l'appropriation d'un espace, d'un
chez-soi, est une expression individuelle. Elle relève de l'affirmation
identitaire de l'habitant. En ce sens, je fais l'hypothèse que l'habitat
serait le projet d'engager l'espace habité dans la construction de soi.
Ainsi, l'habitat, ne renvoie pas seulement à l'intra-muros et
à l'aménagement intérieur mais aussi bien, à la
conscience de l'habitant de sa propre intériorité. Le chez-soi
renvoie ainsi aux secrets, aux arrangements privés, en somme à
l'intimité de l'habitant.
«J'emmène ma petite maison partout avec moi, c'est un
peu comme mon petit cocon.» 30
J'estime donc que l'intimité traduit le sens et
l'expérience même d'un habitat. Toutefois l'expérience de
l'intimité dans un logement mobile complexifie les interactions entre
privé et public. L'espace habité d'un véhicule
aménagé se résume fréquemment à une voire
deux pièces. Or, habiter une seule pièce, est-ce pour autant
habiter un seul espace? (Rosselin, 2002: 101). Pour le traveller,
l'usage de l'habitat mobile si exigu soit-il, démontre la
capacité à séparer les espaces. Le lit est souvent
cloisonné par des rideaux ou des parois rigides, faisant la
frontière avec l'espace à vivre, du coin-salon ou du
coin-cuisine.
À ce propos, le coin qui contient sans enfermer, marque
bien la tentative de différenciation d'espaces distincts au sein d'une
pièce unique. En aménageant ainsi des coins, et des espaces
retirés (le lit), l'habitant crée les conditions de
possibilité de son chez-soi et donc de son intimité.
30Vincent, 29 ans, en recherche d'emploi.
Le coin cuisine d'un camion-caisse poids lourd, Cheltenham,
Août 2007. Photographie prise par l'auteur.
D'ailleurs, habiter un lieu donné, c'est aussi
s'entourer d'un «univers d'objets» qui revêtent des
significations précises pour nous et pour ceux à qui nous les
montrons. (Graum ann, 1974: 3 89-404) La décoration intérieure de
l'habitat donne ainsi à voir de l'habitant. Nous pénétrons
son intimité par la vue de certains objets comme des livres, des
posters, des photos et d'autres objets encore. L'habitant affirme ainsi son
identit é dans l'agencement de son intérieur. Mais c'est aussi
à l'extérieur que l'occupant donne à voir son habitat.
L'observation directe lors de mon terrain d'enquête en Grande-Bretagne,
m'a permis de repérer les signes d'un arrangement externe au
véhicule aménagé. En dehors de la personnalisation des
véhicules (peinture, graphisme), j 'ai remarqué que les
travellers transportent plantes et autres arbustes.
L'entrée d'un camion caisse, poids lourd, Cheltenham,
Août 2007. Photographie prise par l'auteur.
«A chaque fois que l'on bouge, on emmène notre
petit jardin. Et dès qu'on est posé en festival, au squat
ou ailleurs, on ressort nos plantes. C'est aussi une manière
d'être à l'aise où que tu ailles [É] »31
Le détournement d'espaces ou d'objets permet
d'expliquer un manque de places et de rangements. C'est pourquoi, le placement
des objets doit, autant que faire se peut, satisfaire une
nécessité de commodité: «à portée de
main. » Les espaces laissés vides permettent ainsi au corps de se
mouvoir sans se cogner. Ils accueillent plus ou moins provisoirement des objets
qui n'ont pas de place définitivement assignée ou qui sont en
situation de transition.
En agençant l'intérieur du véhicule
aménagé, nous pouvons noté que les travellers
laissent ainsi libre cours à leur imagination. La rêverie,
«bienfait le plus précieux de la maison » permet de comprendre
que l'habitat intègre nos pensées, nos souvenirs et nos
rêves (Bachelard, 1957 : 26). La localisation des souvenirs dans
l'habitat donne ainsi toute sa place à la rêverie. Autrement dit,
ce sont ces lieux de l'intime, ces coins et ces refuges qui éveillent
les songes et les histoires de vie.
31 William, Scott, Mary et Alison, Cheltenham,
entretien collectif traduit de l'anglais, 20/08/2007.
La place de la rêverie dans un logement est importante.
Lorsque l'espace habité n'offre pas la possibilité de s'isoler et
de rêver, l'occupant est contraint de ne pas fixer, de ne pas
circonscrire ses secrets.
«Vivre en camion, c'est pour moi, aujourd'hui, un mode de
vie qui laisse place à beaucoup de rêves »32
Or, l'expérience de la résidence mobile chez les
travellers montre que la rêverie se désengage souvent de
l'intérieur pour mieux s'affirmer à l'extérieur. La route
et l'espace externe investi par le véhicule aménagé
amène ainsi les habitants à davantage de possibilité
à penser et à rêvasser.
C'est un camion caisse de 12 tonnes. Peint en bleu marine, il
est muni de trois petites fenêtres et d'une porte d'entrée. On
accède à l'intérieur par l'arrière. Là, on
monte sur un marche pied, l'entrée est comme un loggia: un espace
externe couvert, avec la porte d'entrée en bois peint blanc et une
petite fenêtre. Quelques plantes ornent l'entrée du
véhicule. Cela ressemble à une maison bretonne. La porte s'ouvre
en grinçant telle une vieille bâtisse. On pénètre
l'intérieur du camion. Sur le pas de la porte, un paillasson. A droite,
le coin cuisine composé d'une gazinière munie d'un four, d'un
plan de travail en inox et de rangements rappelle les kitchenettes
américaines où le plan de travail tient aussi lieu de comptoir.
On y retrouve également un placard à fourniture de sal le de bain
et à pharmacie. Un miroir disposé au dessus du plan de travail
confirme l'absence d'une salle de bain. À gauche, une sorte de buanderie
avec des armoires et des rangements à vêtements, un porte manteau
et des crochets pour les clefs. Plus loin, toujours sur la gauche du
véhicule, une petite bibliothèque dotée d'une quarantaine
de livres. Les parois sont recouvertes de tracts, de photographies,
d'autocollants, d'affiches rappelant des souvenirs de rave, de spectacles, de
festivals et de manifestations. Face à moi, au fond du camion, l'espace
est divisé en deux. Un grand lit prend place en hauteur telle une
mezzanine. Sous le lit, un espace douillet revêtu de coussins et de
couvertures. Une petite télévision et une table basse composent
également le coin salon. Partout, des petites guirlandes de
lumières traversent le véhicule et donnent une ambiance
chaleureuse, reposante et tamisée. L'intérieur bois fait de
lambris en pin rappelle quelque peu les chalets de montagne et confirme cette
atmosphère agréable. C'est un camion aménagé
confortable et commode dans lequel Leila, 30 ans, costumière pour les
Bassline Circus et originaire de Manchester, vit en permanence.
Journal de terrain, 22 août 2007.
|
32Prune, 25 ans, graphiste en recherche d'emploi.
Dans l'expérience moderne et occidentale de l'habiter,
même dans un logis mobile, le secret est fondamental. L'espace
privé acquiert alors de la valeur et devient même un droit.
L'habitat est considéré comme un espace de jouissance et d'
« exercice légitime de l'intimité » (Serfaty &
Condello, 1989: 165). Néanmoins, la diversification et
l'élargissement de la vie privée au cours du XXe siècle ne
se bornent pas à l'enclos domestique. La conquête de l'espace de
la vie privée n'est pas seulement celle de l'espace familial ou
individuel: c'est aussi celle des moyens d'en sortir.
Dans le véhicule aménagé, la tendance est
à l'ouverture. Portes et fenêtres fréquemment ouvertes, le
traveller oscille entre privé et public. La résidence
mobile propose un dispositif spatial qui permet la retraite,
l'indépendance, la rencontre, la vie familiale et sociale. Dans cet
espace à la fois privé, intime et ostensiblement public,
l'habitant tolère à la fois la promiscuité tout en ne se
départant pas d'une partie de sa sphère domestique
personnelle.
Par ailleurs, le rapport à l'espace public doit
être envisagé sous deux angles. D'une part, l'espace public est
compris comme l'espace d'un rapport à l'autre, à la
société et à son brassage social; d'autre part, l'espace
public s'inscrit également dans le rapport aux autres véhicules,
aux autres habitants, aux autres travellers: on peut parler ici de
privé dans le public. La question du lien entre le stationnement de
résidence mobile et l'espace sociétal environnant sera
soulignée dans la dernière partie, à travers laquelle
j'envisage davantage le rapport à la société globale et
à ses normes.
Les interactions sociales qui se produisent dans le cadre
restreint d'un groupe de travellers s'établissent autour d'un
centre commun. L'observation de l'investissement des espaces montre que les
travellers ont pour habitude d'installer leurs véhicules
circulairement. En formant un cercle, ils ferment ainsi leur lieu de vie en
créant un centre commun à tous. Portes d'entrées ouvertes
sur le centre de la formation, chaque véhicule est ainsi vu de tous.
Dans la perspective de l'anthropologie urbaine, on peut
rapprocher les espaces investis des travellers, des aires naturelles
que Robert Park définit. Selon le sociologue, une aire naturelle
«naît sans dessein préalable et remplit une fonction
[É ] Elle est constituée en dehors de toute forme de
planification ou d'aménagement urbain» (Park, 1979: 170).
Pour une lecture globale de cette notion, nous pouvons
concevoir les concepts d'aire concentrique et d'aire centrale
suggérés par Ernest Burgess. On admet alors que, l'aire naturelle
dans laquelle investissent les travellers, est une aire concentrique
composée d'une aire centrale où se concentrent les
activités.
Rassemblement de camions aménagés, Mai 2007,
Camargue. Photographie prise par l'auteur.
Or, le centre ne constitue pas l'unique espace de vie sociale,
c'est aussi en dehors que les acteurs interagissent avec la
société. La morphologie des espaces prisés par les
travellers témoigne ainsi d'aller-retour entre un espace public
investi apprivoisé et l'espace public manifeste de la
société. On conçoit donc qu' «un espace public, c'est
tout le contraire d'un milieu ou d'une articulation de milieux. Il n'existe
comme tel que s'il parvient à brouiller les rapports entre une
identité collective et un territoire» (Joseph, 1984 : 40).
Mais dans le cas des travellers techno , il est aussi
souvent question d'investissement d'espaces protégés par la
propriété privée. En effet, les terrains convoités
par les travellers réunis autour d'un sound-system
sont effectivement occupés illégalement. C'est donc sans
droit ni titre, à la manière des occupants des squats,
que les travellers investissent champ, clairière, forêt
et zone protégée, parfois classée. C'est dans la
dernière partie que j'analyse le rapport des travellers au
territoire occupé d'une part et à l'ordre public d'autre part,
soit aux propriétaires des lieux et par là même souvent aux
forces de l'ordre.
|
|