c) The right to party: La techno, vecteur des peuples
travellers.
Parallèlement, à la fin des années 1980,
la nouveauté perçue de la techno, lorsqu'elle arrive des
Etats-Unis (Chicago), entraîne un engouement particulier. C'est notamment
le moment de l`apparition de l'ecstasy, substance amphétaminique
psycho-stimulante présentée sous forme de comprimé.
Néanmoins, l'usage de psychotropes illégaux, bien que faiblement
constaté par les politiques publiques, crée la
polémique.
11 Le Housing Act est un texte de loi
anglais venant légiférer l'ensemble des modes d'habitat. Il
stipule notamment que l'occupation illégale de logements vacants
(squats) est interdite et que les personnes qui s'introduisent de la
sorte dans des lieux inoccupés sont des intrus (trespassers)
répressibles par le Criminal Law Actde 1977.
Polémique, notamment encouragée par
l'ambiguïté de l'appellation dominante de la techno
de l'époque, l 'Acid acides 12
house : une variante de la house
caractérisée par la présence de sons (Racine, 2002:
105).
En 1988, en Angleterre, le nombre de discothèques
diffusant cette musique est encore restreint, et toutes ne répondent
pas, par leurs horaires de fermeture, au besoin de danser toute la nuit :
hormis pour Londres, elles doivent fermer à deux heures du matin. Les
premiers sound-systems sortent alors des villes,
entraînant avec eux des milliers de citadins et créent par
conséquent les premières fêtes techno,
organisées en dehors des réseaux institutionnels, qu'on
appelle rave. Entre autres journaux à fort tirage, The Sun
fait à plusieurs reprises sa Une avec le «scandale des
raves », notamment le 26 juin 1989. La première page
montre des jeunes danseurs sous la mention « défoncés»
en lettres géantes. La légende indique: «Nuit d'extase. La
danse folle de jeunes à la recherche de sensations fortes lors d'une
fête secrète rassemblant plus de 11000 personnes.»
L'équation certes lapidaire rave = ecstasy a longtemps fait
recette, nourrissant ainsi différents discours et justifiant bon nombre
de campagnes de répression.
Quant aux sound -systems, ils sont alors compris
comme l'ensemble du matériel propre à un groupe permettant la
diffusion du son (Disc Jockey: Dj) et de vidéos ( Live
visuel avec le Visual Jockey:Vj). Ce terme exprime
également la réalité du groupe, généralement
une bande d'amis, réunis autour de ce matériel et de
l'organisation des fêtes. L'introduction aux sound-systems se
fait ici da ns l'acception d'un mode de vie alternatif qui crée les
conditions objectives d'une «déviance sociale collective »
(Pourtau, 2004 : 109). À travers l'organisation des fêtes
techno, c'est l'expérience partielle, limitée dans le
temps et dans les domaines d'activités, d'un mode de vie
différent. Un rapport original au temps, au travail, à l'argent
permet l'élaboration de normes et de valeurs déviantes. Mais la
proximité avec la société globale, omniprésente,
engendre le métissage de ces dernières et, crée des
situations conflictuelles.
12 La Ho use Music est née au
début des années 1980 à Chicago. Originellement lié
à l'histoire des DJ, son nom provient du Warehouse, club
où officiait le DJ Frankie Knuckles. La House est
fondamentalement constituée d'un rythme minimal, d'une ligne de basse
proche dufunk et de voix, samplées ou non.
Par ailleurs, il semble que l'entrée dans un
sound-system marque la possibilité de vivre la fête sur
le long terme, au-delà d'une nuit. L'organisation en sound -system
a pour fonction d'assurer l'acclimatation de l'expérience de la
rave en mode de vie plus global. Ce mode de vie peut être
qualifié de «technoïde », façon de désigner
« les tenants de cette culture, comme à d'autres époques et
pour d'autres cas, les termes hippies ou punk» sont
employés (Pourtau, 2004: 100-101).
Selon Howard Becker, dans une carrière déviante,
la dernière étape consiste à entrer dans un groupe
déviant organisé qui offre ainsi un destin commun (1985: 62). La
mise en commun permet en particulier de transformer le rapport entre le sujet
et la société. Jusque-là, une déviance solitaire
est considérée comme le signe d'une inadaptation, d'une
faiblesse. En s'agglomérant à d'autres, elle devient une
différence assumée. Ainsi, la vie en communauté des
technoïdes se base sur les mêmes raisons qui poussent d'autres
jeunes adultes à vivre en colocation: des arguments économiques
et des liens affectifs. Dans le cas du sound -system , la mise en
commun des compétences et des biens pour organiser les soirées
s'étend, dans les faits, à une mise en communauté.
L'expérience groupale de la marge chez les
technoïdes peut être lue comme une forme d'anachorétisme,
comprise comme le mode de vie des ermites vivant à l'écart de la
société. Dans tous les cas, il s'agit d'échapper
à l'influence des normes sociétales et d'essayer de
13
construire non pas un système alternatif mais une
« zone d'autonomie temporaire » (Bey, 1991: 10), régie par des
règles et des valeurs différentes. Mais jusqu'ici, l'effet
formatant de la société globale semble avoir souvent raison sur
le moyen terme des cultures alternatives. La dissolution de ces groupes est
avérée. Néanmoins, il est encore un peu tôt pour
conclure sur le mouvement technoïde des travellers réunis
en sound-system, mais il semble bien qu'une partie du mouvement prenne
la direction d'un retour à un mode de vie individualiste classique.
13 «Une zone d'autonomie temporaire ne se
définit pas. Nous n'avons aucune envie de la définir ou
d'élaborer des dogmes sur la manière dont elle doit être
créé [É] Je suggère que la zone d'autonomie
temporaire est le seul temps et le seul espace où l'on peut exister,
pour le pur plaisir du jeu créatif, et comme une réelle
contribution aux forces qui permettent à la zone de s'agréger et
de se manifester.» (Bey, 1991)
14
Ceci étant dit, jusqu'au milieu des années 1990,
on assiste à la diffusion massive de flyers . Cette
massification témoigne de la densité que prennent les fêtes
techno illégales en Grande- Bretagne. Lors de
l'été 1992, à Castlemorton, est organisé le plus
important de ces rassemblements réunissant entre 25000 et 40000
participants.
Le grand rassemblement techno de Castlemorton en
1992. Photographie prise par Alan Lodge.
Courant 1994, après des centaines d'interventions
policières, d'arrestations et une répression sans grand effet, le
gouvernement anglais conservateur frappe un grand coup en imposant le
Criminal Justice Act. L'ambition de cette loi est à la fois de
lutter contre les raves clandestines et le nomadisme émergeant
de ces pratiques. La cinquième partie de la loi réprimande
notamment les réunions non autorisées sous l'emblème d'une
musique «aux rythmes répétitifs» et donne aux
autorités le pouvoir de saisir immédiatement le matériel
du sound-system. La loi est adoptée et rapidement mise
en place. C'est à partir de cet ultimatum que l'on constate en
Angleterre la synergie entre les new age travellers, d'anciens
amateurs de discothèques devenus ravers, et une partie du
mouvement punk délogé des squats. De ce creuset
anglo-saxon, naît le mouvement des travellers, des
tribes [tribu] comme ils aiment à s'appeler, des
«technomades» (Colombié, 2001: 17). Les résultats de la
dernière injonction ne se sont pas fait attendre. La plupart des
travellers réunis autour de sound-systems et de
véhicules aménagés en logis, quittent la terre britannique
pour le continent.
14 Le flyer est un tract annonçant
un événement, mentionnant généralement le nom des
Djs ou des soundsystems, des styles de musique, ainsi qu'un
numéro de téléphone accompagné d'un code
accédant à l'itinéraire à suivre pour se rendre
à la fête.
Les plus célèbres de ces migrations sont
réalisées par les Desert Storm, les SoundConspirancy
et les Tomahawk. Ces trois sound-systems accomplissent
entre 1994 et 2002, les premiers longs convois hors union européenne.
Ils deviennent sans le savoir à cette époque, les pionniers d'un
mouvement transnational de travellers techno . Sous l'égide du
nom des World Travellers Adventures, les trois escapades sont
filmées et largement diffusées. Ils se rendent en Afrique, en
Iran, en Inde et en Bosnie dans le dessein de conjuguer leur mode de vie, la
musique techno et ses fêtes et les cultures locales des pays
qu'ils traversent. Aussi, ils participent activement à une oeuvre
humanitaire en ramenant matériels scolaires et médicaux dans des
espaces démunis de tout aide caritative.
«On est parti sans argent, avec trois véhicules. On
a perdu tant de choses, quatre chiens, nos trois camions, tout notre
argent,
15
mais on a réussi à faire ce qu'on voulait faire
[É] »
On se souvient d'un extrait de l'ouvrage Technomades,
rédigé par Thierry Colombié, qui humanise sur une
trentaine de pages le bus du sound-system des Spiral Tribe
appelé Spibus. En voici un aperçu:
«Je suis une légende, ne le criez pas sur tous les
toits des bagnoles, cela me vexerait, pourtant, c'est vrai, je suis une
légende. On m'aperçoit de loin car je suis haut et long. Je fume
noir, et tous les compagnons de la route, les beaux, les vieux, les rutilants,
les chargés, les dans-le-fossé, les gyrophares, tous m'accablent
de coups d'avertisseurs énormes, mais, depuis le Pakistan et l'aide de
Lucces, je pavoise car je crie plus fort que ces nababs de la route qui se
croient tout permis. Je suis le roi de l'underground, le quidam des voyageurs.
Je trace les pistes. Je suis invisible, gris, de plus en plus gris
[É]
J'ai des souvenirs qui me reviennent en boucle surtout dans
les longues montées où je peine de tous mes va-et-vient de
pistons enflammés pour aller voir de l'autre côté de la
colline, pour mener à bien la mission de mes protégés. Et
des missions, j'en ais construit avec toute la force de nos décibels,
avec toute la rage de cette insurrection permanente qui décuple les
ardeurs de mes favoris, de tous ces enfants qui se sont assis à mon
volant, rêvant de parcourir le monde comme leurs parents. Je suis une
légende. J'ai tracé la plupart des pistes électroniques en
Europe, édifié la carte routière des sites peinards,
où coule à proximité un filet d'eau pour laver les hommes
et abreuver mes tuyaux, laissé mes traces de pneus souvent lisses
dans
15 Andrew, 36 ans, ingénieur son dans la troupe
des Bassline Circus, ex-membre actif du sound-system Desert Storm.
Entretien traduit de l'anglais, Londres, le 20/08/2007.
toutes les teufs, les festivals et autres fêtes de
l'underground, squatté les squats, fait des bras d'honneur aux bus
ennemis, bouffis de gorilles robotisés, taché de mon huile
avariée les plus beaux bitumes du monde»
(Colombié, 2001: 139-145).
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Le sound-system Desert Storm en Bosnie, en
1996. Annonce publique de lafree-party du jour. Photographie
prise par Wilfrid Estève.
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