b) Les travellers, une existence ébranlée
entre injonction à la mobilité et à la
sédentarité.
En considérant le mode d'habiter des
travellers, nous avons creusé le rapport qu'ils entretiennent
à la société et à ses normes. En évaluant le
degré d'autonomie et de dépendance des usagers d'habitation
mobile, nous avons compris que l'initiative à résider dans un
véhicule aménagé était sujette à
controverse. On a ainsi envisagé la part d'implication des
travellers dans leur mise en habitat mobile mais aussi la part de
contraintes sociales qui a motivé ce choix.
Aussi, en examinant à l'échelle des populations
nomades, les permanences et les discontinuités politiques, nous pouvons
admettre que le mode de vie des travellers est complexe. Tant dans
leur rapport aux institutions (pour les fêtes techno et pour le
stationnement de leur maison mobile) que dans leur rapport aux populations
locales, les travellers cohabitent ainsi difficilement avec la
société locale et globale. Ces constats nous amènent alors
à réfléchir sur deux injonctions sociétales : d'une
part, l'injonction à la mobilité et d'autre part, l'injonction
à la sédentarité.
Nous l'avons vu, nos sociétés
industrialisées sont de plus en plus mobiles. La circulation des Hommes,
des matières et des idées est toujours plus rapide et crée
ainsi tout un panel de mobilités différentes.
L'intérêt majeur d'appréhender les groupes sociaux par
leurs mobilités spatiales, réside ainsi dans la
compréhension d'impératifs comme la nécessité
à être mobile. Ici, en étudiant les mobilités
vécues des travellers, j 'ai saisi non seulement les
déplacements et le rapport au territoire mais aussi, le poids des
mesures coercitives venant accélérer le rythme de vie de cette
population. Rendre compte des espaces saisis par les travellers m'a
donc permis de réaliser que cette formation sociale mobile est
régie par une injonction à la mobilité.
La flexibilité de la mobilité des travellers
semble mieux les caractériser que leur simple mobilité.
Autrement dit, nous nous intéressons à une mobilité
particulière, une mobilité que nous pouvons justement qualifier
de flexible dans la mesure où elle permet l'adaptation à
l'injonction à la mobilité spatiale et à la
flexibilité professionnelle.
Par flexibilité, j'entends l'adaptation continue aux
contraintes exogènes. La mobilité flexible est donc celle qui
permet une telle adaptation permanente. Cela correspond notamment à la
mobilité nécessaire pour se rendre sur des lieux de travail
changeants comme c'est le cas pour les intérimaires, les travailleurs
saisonniers ou pour les commerçants ambulants.
Or, questionner le rapport des travellers à la
division du travail aide autrement à relativiser cette mobilité
flexible, en notant que cette population est en réalité souvent
prise entre désoeuvrement et occupation salariale temporaire. Les
travellers ne sont pas carriéristes. Dès lors qu'ils
mobilisent des compétences à l'adaptabilité
professionnelle, la discontinuité de leurs emplois entraîne un
autre rapport à la valeur travail. Ils accordent ainsi davantage
d'importance à la valeur temps libre qu'à la valeur travail,
quand bien même ils sont contraint d'exercer une activité
salariale.
«C'est un avantage professionnel quant à la
mobilité. »53
En comprenant l'adaptabilité de la personne mobile, on
peut dès lors estimer toute la complexité de sa mobilité.
Pour les intérimaires par exemple, les indicateurs de flexibilité
témoignent de la variabilité des lieux de travail et de contrats
précaires. Les missions d'intérim reflètent ainsi les
exigences de mobilité flexible et amènent donc de nombreuses
personnes, comme les travellers, à s'installer dans une
résidence mobile de manière à s'adapter. La diffusion de
la norme de mobilité est avérée. Elle montre comment les
individus, en conjuguant mobilité flexible et adaptabilité,
mettent en oeuvre leur intégration à la société
globale et à l'exigence de mobilité professionnelle.
Or, si les travellers peuvent être
qualifiés de mobiles flexibles, ils sont également pris sous le
coup d'une injonction à la sédentarité domiciliaire. Opter
pour une résidence mobile relève d'un choix contraint par
l'injonction à la mobilité professionnelle mais aussi par le
déni de l'exigence sociétale de logement standard fixé. La
situation des travellers se comprend alors comme une
négociation entre un besoin de sédentarité lié
à l'injonction du travail, et le désir d'itinérance.
L'impératif à la sédentarité peut être donc
lu sous deux aspects : d'une part, c'est par les formes transitoires de
salariat que les travellers sont contraints de fixer leur
mobilité ; d'autre part, le rejet des normes en matière d'habitat
traditionnel les conduit à résider dans un logis mobile.
53 Emilie, 23 ans, maître-chien.
Ainsi, c'est notamment, au regard de la situation
infra du logement standard, que les travellers ont
opté pour une mise en habitation mobile, réglant par là
même la question du mal logement. Nos sociétés sont malades
du logement. Les événements de l'hiver 2006 -2007 avec
l'installation des tentes destinées à loger des sans-abri le long
du canal Saint -Martin puis le vote d'une loi portant sur le droit du logement
opposable n'ont fait qu'accentuer la prise de conscience qui s'exprime depuis
maintenant plus de quinze ans. Dans la presse, les reportages sur les sans-abri
alternent ainsi avec ceux sur les squatters expulsés. Les
difficultés d'accès au logement des jeunes remplacent les
incendies dans les immeubles insalubres tandis que des considérations
sur la flambée des prix de l'immobilier viennent relayer des chroniques
sur le phénomène des ménages ayant élu
résidence de façon permanente dans des habitations mobiles.
Face à cette apparente crise du logement, il peut donc
être mentionné l'important développement des « formes
dénaturées de logement » (Vanoni & Robert, 2007: 9).
À savoir, l'habitat mobile terrestre est en ce sens une réponse
au non-accès au logement traditionnel et par conséquent, une
solution face au mal-logement. Or, indépendamment du constat de malaise
sociétal du logement, les usagers d'habitation ambulante comme les
travellers semblent revendiquer leur mise en mobilité,
contestant ainsi l'injonction à la sédentarité
domiciliaire. En résidant dans un habitat mobile, les travellers
concrétisent ainsi les atouts de cette initiative.
«Le camion m'a permis de vivre à moindre coût
[É] »54
Même si un véhicule aménagé en
logis représente un coût financier dans l'acquisition même
puis dans son aménagement et sa maintenance mécanique, ce type
d'habitat demeure économique. Aussi, devenir propriétaire d'un
appartement ou d'une maison est un projet d'ordinaire réalisé sur
le long terme (crédit sur trente ans), a contrario, l'acquisition d'un
fourgon ou d'un camion, même s'il représente un coût, permet
à son acquisiteur d'être propriétaire plus rapidement. Les
travellers peuvent alors se décharger des charges locatives et
du paiement d'un loyer.
54Pierre, 26 ans, saisonnier.
«Pas de loyers, ni d'abonnement à payer et
l'assurance d'avoir toujours un chez-soi [É] »55
«C'est un choix anti-propriété privée.
»56
Par ailleurs, comme l'exprime mon interlocuteur dans l'extrait
d'entretien ci-dessus, vivre dans une résidence mobile peut être
compris comme une forme de résistance face à l'injonction de
stabilisation spatiale, à l'exigence d'être domicilié dans
un logement standard. La non-accession au logement de droit commun semble ainsi
être mise de côté au profit d'une revendication d'un droit
à l'instabilité spatiale et à un habitat alternatif. Le
mode d'habiter des travellers est donc légitimé par ses
usagers et, tend même à devenir une mode. En effet, dans la
population juvénile technoïde, nombreux sont ceux qui se lancent
dans la vogue de l'aventure de l'habitation mobile.
«Être traveller, c'est devenu une mode.
Avant, c'était vraiment rattaché aux teufs et aux voyages
électroniques, aujourd' hui, ça fait bien d'aller en free,
d'écouter de la techno et de se considérer comme des
travellers. En gros, si t'as pas un chien, un camion, des piercings et
des platines pour mixer, ben t'es pas un vrai [É] Du coup, au final, les
gens savent plus très bien ce que c'est qu'être
traveller. Ils n'en connaissent pas l'histoire et c'est bien dommage
[É] Franchement, c'était mieux avant! »57
Ce type de discours, rétroactif, est fréquent
chez les personnes, travellers ou non, qui ont une certaine
expérience du milieu technoïde des fêtes clandestines et du
mode de vie qui en découle. Si de tout temps, le traveller a
par contrainte «choisi» d'élire domicile dans un
véhicule aménagé, c'est au quotidien qu'il a appris
à se défaire du mode d'habiter traditionnel.
Ainsi, sur les quarante dernières années
parcourues, le traveller expérimente l'habitation mobile
terrestre et se dresse alors contre l'exigence à la
sédentarité domiciliaire, revendiquant le droit à un
logement différent. Conjuguant mobilité flexible et habitation
ambulante, les travellers semblent aujourd'hui s'être
dispensés d'un logement standard traditionnel. Le véhicule
aménagé en logis représente ainsi une réponse
concrète dans une société en carence de logement bon
marché et où l'on aspire à être de plus en plus
mobile et mobilisable.
55 Bastien, 30 ans.
56Mark, 35 ans, intermittent du spectacle.
57François, 32 ans, salarié dans une
entreprise de prestations culturelles.
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