Chapitre II Les travellers: entre autonomie et
dépendance.
a) Résider dans un logement mobile : une initiative
complexe.
Discuter l'initiative d'habiter un logis mobile nous renvoie
inéluctablement à la question du choix de ce mode de vie. Si pour
certains auteurs, les travellers ont délibérément
choisi de vivre ainsi «rejetant le confort des habitats
traditionnels» (Hetherington, 2000: 65), pour d'autres, les travellers
ont subi ce choix, «forcé à vivre sur les routes
[É] » (Martin, 2002: 724) Dans ce chapitre, je ne cherche pas
à trancher le débat sur la question du choix. C'est au regard de
mes observations et de mes entretiens sur le terrain que je pense contribuer
à la compréhension de cette initiative. Quel est donc le
degré d'autonomie ou de dépendance des travellers?
Sont-ils acteurs ou sujets de la mobilité?
Compte tenu de mes entrevues avec les travellers, j
'ai noté que la mise en habitat mobile s'effectue pour deux raisons
différentes et interdépendantes à la fois. D'une part, les
personnes revendiquent un réel droit à l'instabilité
spatiale, refusent de s'acquitter des frais liés à un domicile
fixe et décident alors de s'installer dans un logis ambulant; d'autre
part, les individus intègrent un moyen de transport habitable à
défaut d'un foyer traditionnel.
Autrement dit, si l'on peut constater chez certains
travellers un désir d'évasion et de liberté et
par là même, le choix d'une mobilité vécue et
choisie comme mode de vie, chez d'autres, ce choix est influencé par des
ruptures de la vie sociale, souvent d'ordre professionnel ou sentimental et par
le non-accès au logement standard.
«L'envie d'un camion m'est venue au début que j'ai
découvert les free: marre de dormir à quatre dans une
Renault 19. J'ai plus ou moins vécu dans mon ancien camion, et là
je suis passé au poids lourd, pour me faire un appart sympa et surtout
pour être mobile à tout moment. J'ai vécu un an en appart
et franchement, marre de foutre des tunes par la fenêtre et de devoir
payer X
49
taxes à la con [É]»
«Quand on en discute entre potes, beaucoup relatent des
passés de gamin et des familles voyageuses qui leur ont donné
envie de vivre dans leur camion. Moi, au contraire, c'est le
sédentarisme et la routine de mes parents qui m'ont poussé
à bouger. » 50
«C'est un réel choix, mais qui à
été difficile à mettre en oeuvre. On m'a gentiment
prié de prendre la porte une fois le Bac obtenu, j'ai donc
traversé la France pour atterrir en Bretagne, sans une thune et bien
largué, j'ai découvert là -bas la teuf
[fête en verlan] et des gens plus qu'ouverts, les
travellers . Je ne connaissais pas ce milieu, je viens d'une famille
plutôt fermée. J'ai tout de suite aimé cette façon
de vivre, de voyager, de profiter, d'aller au gré du vent [É]
Aujourd'hui, je suis toujours SDF, mais c'est parce que mon domicile me suit.
» 51
Ces trois extraits d'entretien reflètent les
divergences apparentes dans la mise en habitat mobile des travellers.
En effet, même si la volonté d'autonomie demeure toujours palpable
dans ces discours, indubitablement, ces choix restent influencés par une
série d'incidences sociales. Les emménagements en logis mobile,
qu'ils soient contraints ou choisis, sont liés à des changements
de vie. Rupture sentimentale, conflit domestique, paupérisme, impasse
dans l'accès au logement standard, précarité
professionnelle sont autant de «retombées sociales» auxquelles
les travellers sont ou ont été confrontées. Il
n'en reste pas moins qu'aujourd'hui, peu de travellers
échangeraient leur résidence ambulante contre un habitat
traditionnel.
49Maxime, 24 ans, intérimaire. Entretien du
16.10.2007. 50Paul, 25 ans, étudiant. Entretien du
22.11.2007.
51 Xavier, 23 ans, saisonnier. Entretien du
3.02.2008.
Par ailleurs, la mise en habitat mobile semble être de
rigueur pour les travellers exerçant une activité
professionnelle ambulante. En effet, les artisans, les travailleurs saiso
nniers, les intérimaires ou encore les intermittents sont amenés
à se déplacer toute l'année lors de foires, marchés
et autres campagnes cultivées. Ainsi, pour conjuguer leur emploi qui
dans sa fonction même, impose la mobilité, ces individus ont
opté pour le véhicule aménagé en logis.
«Étant cuisinier et saisonnier, je ne peux pas
prendre un loyer à chaque fois que je change de ville, et je ne peux pas
non plus vivre à l'hôtel [É ] »52
Les sociétés industrielles sont ainsi dans une
dynamique de mobilité. De nos jours, avec la mondialisation marchande
continue, nous pouvons ressentir l'accélération de la migration
des hommes, des biens, des services et des entreprises. Créant des
catégories modernes et originales de voyageurs comme les
travellers, la société suscite alors d'autres
façons de vivre, d'habiter et de travailler. Prises sous le coup d'une
injonction à la mobilité, ces personnes se font dès lors
acteurs et sujets de ce mouvement, vers le nomadisme professionnel.
À la fois autonomes et dépendants de la
société globale, les travellers créent ainsi les
conditions d'une «mobilité socialement consacrée»
(Clément, 2004 : 175). Autrement dit, d'une part, ils agissent
indépendamment des normes sociétales notamment en matière
de logement et d'autre part, ils se subordonnent aux usages sociaux de la
mobilité, en particulier en s'adaptant à la demande de
flexibilité professionnelle.
Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous verrons
plus amplement, comment cette initiative est vécue dans la vie
routinière. Aussi, nous aborderons les difficultés sociales et
politiques à habiter un logis mobile et les rapports concrets à
la société globale. Nous comprendrons dès lors que la mise
en habitation ambulante est juridiquement complexe et qu'elle engendre ainsi
des discontinuités dans les politiques publiques.
52Nicolas, 28 ans, cuisinier. Entretien du
11.12.2007.
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