Conclusion Les travellers comme prisme d'analyse de
l'habitat mobile.
Au terme de notre tour d'horizon de la situation des
travellers et de leur mode d'habitat insolite, force est de constater
que cette formation sociale signifiante donne à voir les
représentations58 du logement ambulant. Au regard des trois
parties exposées, nous avons pu concevoir l'histoire des
différents mouvements de travellers. C'est sur les quarante
dernières années que je me suis attachée à
décrire non exhaustivement les faits historiques et sociopolitiques par
lesquelles les travellers transparaissent. Le compte-rendu de ces
événements et des analyses sociologiques élaborées,
témoigne d'une population compréhensible par les marges.
Autrement dit, c'est à la frange de la société globale,
que les travellers figurent.
En ce sens, nous admettons que les travellers
constituent une catégorie sociale de la déviance. La
déviance au sens d'Howard Becker est «la transgression d'une norme
acceptée d'un commun accord [É] La déviance est
créée par la société : les groupes sociaux
créent la déviance en instituant des normes dont la transgression
constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains
individus et en les étiquetant comme des déviants» (1985 :
32-33).
Ainsi, c'est à travers l'organisation de fêtes
techno clandestines et par la mise en habitation mobile que les
travellers seraient aux yeux de la société globale
normative, un groupe social déviant. Puisque les normes
sociétales en matière de logement ne conçoivent pas
l'habitat mobile comme domicile, les travellers sont donc
considérés comme déviants et par là-même
comme des marginaux. Aussi, dès lors que la législation
n'autorise pas les rassemblements festifs spontanés comme les
free-parties, nous pouvons reconnaître le caractère
déviant de ces fêtes et du groupe qui les organise.
58 Les représentations sont pensées
ici au sens d'Emile Durkheim. La représentation impose à
l'individu des manières de penser et d'agir, et se matérialise
dans les institutions sociales au moyen de règles sociales, morales et
juridiques.
Par ailleurs, introduire le véhicule
aménagé en logis a permis de comprendre les
représentations sociales de cet habitat. L'étude du mode
d'habiter des travellers a ainsi révélé
l'expérience d'un quotidien singulier. Par l'acquisition d'un habitat
mobile, nous avons relevé les coûts matériels, financiers
et affectifs qu'elle engendre. Devenir propriétaire d'un logement
ambulant est ainsi gratifiant. Il n'en reste pas moins que la possession d'un
véhicule aménagé confronte parfois les travellers
à des épreuves sociales et juridiques complexes.
La phénoménologie de l'habitat mobile nous a
permis de traduire le sens de l'expérience à habiter un logement
ambulant. La catégorie du chez-soi a toute son importance. En
légitimant le vécu de l'intimité dans un véhicule
aménagé en logis, nous notons que la frontière entre la
sphère privée et la sphère publique est mince.
L'intimité qui exprime d'ordinaire le retrait et le retour vers soi,
témoigne chez les travellers d'une certaine publicité et
d'un allant vers l'autre. Plus que dans tout autre habitat, le logement mobile
est caractérisé par sa capacité à l'ouverture,
permettant à la fois, l'isolement et la rencontre.
L'ouverture sur la question du confort a contribué
à sa complexification au regard du logement mobile. Les travellers
envisagent alors les bases élémentaires du confort et
insistent sur les fonctions fondamentales. Être à l'abri du froid,
pouvoir se restaurer et dormir confortablement font partie des piliers qui
soutiennent l'état de confort et de bien-être intérieur.
Or, le constat a également fait état de l'importance de
l'environnement extérieur au véhicule aménagé. En
effet, l'idée du confort chez les trave
llers est signifiante aussi bien dans l'agencement
interne au véhicule aménagé, qu'au milieu auquel ils
projettent de s'installer temporairement. Ainsi, le confort semble être
absolu dès que l'espace investi offre les conditions nécessaires
au bien-être pris extra-muros.
L'analyse des usages routiniers dans un habitat mobile
participe d'ailleurs à la compréhension des compétences
à habiter. A priori, les travellers mobilisent des
compétences à habiter communes à tous, que l'on loge dans
une résidence mobile ou un appartement. Ils reproduisent en quelque
sorte les modèles culturels transmis par les normes sociétales.
En ce sens, l'observation des pratiques habitantes des travellers a
indiqué que leurs compétences restent à l'état de
traces incorporées59.
59 Les traces incorporées sont comprises ici
comme des habitus, au sens de Pierre Bourdieu.
Ainsi, croît-on déceler périodiquement
d'autres manières d'habiter des travellers pour
découvrir que ces personnes, installées dans la
conjugalité, avec des enfants, habitent «traditionnellement
».
Néanmoins, l'expérience de la
quotidienneté à habiter un véhicule aménagé
montre l'existence de système réfléchi apparent, propre au
logement ambulant. Autrement dit, les travellers démontrent la
capacité, par exemple, à maîtriser les
éléments qui les entourent. L'utilisation écologique et
économique des ressources est ainsi de rigueur dans une habitation
mobile. L'habitant a donc une utilisation raisonnée des énergies
et des substances vitales. En ce sens, élire résidence principale
dans un habitat mobile implique ainsi un mode de rationnement différent
et une co nsommation pondérée des ressources.
C'est pourquoi, la mise en résidence mobile est une
initiative sujette à controverses. En réalisant que ce choix est
motivé par des mesures coercitives, force est de constater le faible
degré d'autonomie des travellers. Nous constatons que cette
formation est à la fois actrice et sujette de la mobilité.
Indépendamment d'un désir apparent d'évasion et de
liberté, la mobilité volontaire vécue et choisie comme
mode de vie demeure déterminée par des incidences sociales. La
non accession au logement standard et la précarité
professionnelle que connaissent les travellers sont des causes
transversales à l'enjeu d'habiter dans un véhicule
aménagé. Aujourd'hui, il semble que cette population revendique
ainsi le droit à l'instabilité spatiale et la reconnaissance de
leur mode d'habiter.
C'est à l'issue de cette analyse que mon travail porte
sur les permanences et les discontinuités sociopolitiques du mode de vie
des travellers. Selon deux niveaux d'analyse, nous prenons acte, d'une
part, du rapport des travellers à la société
globale et à ses normes, et d'autre part, du tiraillement vécu
entre mobilité et sédentarité. Au regard des
activités festives des travellers, nous remarquons un
décalage fort entre la société normative, refusant
l'établissement des fêtes techno clandestines et la
microsociété dans laquelle évolue les travellers.
En effet, l'ambiance du refus qui domine ces festivités reflète
une contestation mais une contestation non assumée puisque leur
idéal n'est pas politique. Avec une vision quelque peu
désespérée de la société, les travellers
ne constituent pas un mouvement social, ni une organisation militante. Ils
reflètent ainsi l'affiliation à une marginalité temporaire
réalisée sans réserve dans ces zones festives devenues
autonomes.
Le deuxième niveau d'analyse du mode de vie des
travellers s'intéresse à l'imbroglio
sociopolitique portant sur leur manière d'habiter. Au regard des
différents constats socio juridiques, nous admettons que les
travellers posent une question critique à la
société. Force est de constater l'amalgame fait avec les gens du
voyage et l'obscurité des normes en matière de logement ambulant,
nous autorisons alors l'interrogation des travellers. À savoir,
les normes instituantes de la société sont-elles capables
d'envisager, de concevoir et d'accepter des modes d'habiter divers comme le
véhicule aménagé en logis?
Tous ces constats amènent alors à
réfléchir sur le sens que posent à la fois l'injonction
à la mobilité, ici comprise comme mobilité flexible par le
travail, et l'impératif à la sédentarité
domiciliaire. Nous admettons sans difficulté que les travellers
sont des mobiles flexibles, doués d'une compétence à
l'adaptabilité professionnelle. En ce sens, l'injonction à la
mobilité est quelque part le fer de lance de la volonté des
travellers à l'instabilité spatiale et au désir
d'évasion. D'autre part, l'exigence sociétale de la stabilisation
des personnes par la mise en habitat traditionnel fixé, oppose les
travellers à la société globale. L'injonction
à la sédentarité domiciliaire semble ainsi être le
fruit d'une forme de résistance chez les travellers. Au terme
des réflexions menées sur cette injonction, nous admettons que
les travellers, en s'adaptant à un mode d'habiter choisi sous
contrainte, s'accommodent et revendiquent aujourd'hui leur droit à
résider dans un habitat mobile.
Étudier les travellers comme prisme d'analyse
de l'habitation mobile terrestre a déconstruit le paradoxe apparent
né de la formule Habiter le nomadisme . Par l'analyse du mode
de vie de ce groupe, j 'ai réalisé qu'ils aménagent leur
existence sociale en fonction d'une mobilité flexible qui régit
leurs activités professionnelles et en fonction d'une hostilité
constatée envers l'exigence à habiter traditionnellement. Enfin,
cette recherche se veut être une contribution à la
compréhension de cette formation sociale mobile et
hétérogène. En effet, au regard des travellers,
nous pouvons faire état d'une pluralité d'identités
dénotée par la singularité de ce groupe. Autrement dit,
les travellers sont pluriels: ils recouvrent tout un ensemble
d'identités différentes. Sous la qualification de
travellers, il apparaît clairement que nous sommes face à
des personnes diverses, d'origines sociales confondues aux activités
disparates. Ils sont en ce sens des hommes pluriels, soit: «des hommes qui
n'ont pas toujours vécu à l'intérieur d'un seul et unique
univers socialisateur, qui ont donc traversé et fréquenté
plus ou moins durablement des espaces de socialisation différente.
L'homme pluriel est donc porteur de dispositions, d'abrégés
d'expériences multiples [É]» (Lahire, 1988)
Au terme de ce constat, je réalise qu'une recherche
plus approfondie aurait toute son importance. La pluralité apparente des
travellers stimule ainsi toute ma volonté à entreprendre
et à poursuivre l'investigation de cet objet d'étude. Par
ailleurs, au cours de ce travail de recherche, je me suis rendue compte que mes
propos sur les représentations de l'habitat mobile et sur le quotidien
des travellers pourraient être appliqués à bien
d'autres groupes sociaux mobiles. En ce sens, j'estime que ce travail est une
étude de cas, une porte d'entrée sur l'analyse de l'habitation
ambulante et qu'il peut être lu comme la base d'une enquête plus
globale sur le logement mobile terrestre. Ainsi, l'étude du mode
d'habiter des travellers semble loin d'être achevé et je
porte alors toute mon ambition à suppléer ce mémoire d'un
projet de thèse portant sur la pluralité des publics demeurant
dans une résidence mobile.
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