Troisième partie
Habiter la mobilité:
L'expérience d'un quotidien insolite et
tumultueux.
er
« Il est institué à compter du 1janvier
2007, une taxe annuelle d'habitation des résidences mobiles terrestres,
due par les personnes dont l'habitat principal est constitué d'une
résidence mobile terrestre [É] Cette taxe n'est pas exigible pour
les résidences mobiles terrestres dont la superficie est
inférieure à 4 mètres carrés. Le tarif de la taxe
est égal à 25 euros par mètre
43
carré.»
«Le fait de s'installer en réunion, en vue d'y
établir une habitation, même temporaire, sur un terrain
appartenant soit à une commune qui s'est conformée aux
obligations lui incombant en vertu du schéma départemental
prévu par l'article
2 de la loi relative à l'accueil et à l'habitat
des gens du voyage, ou qui n'est pas inscrite à ce schéma, soit
à tout autre propriétaire autre qu'une commune, sans être
en mesure de justifier de son autorisation ou de celle du titulaire du droit
d'usage du terrain, est puni de six mois d'emprisonnement et de
44
3 750 EUR d'amende. »
«Les rassemblements exclusivement festifs à
caractère musical, organisés par des personnes privées,
dans des lieux qui ne sont pas au préalable aménagés
à cette fin et répondant à certaines
caractéristiques fixées par décret au Conseil d'Etat
tenant à leur importance, à leur mode d'organisation ainsi qu'aux
risques susceptibles d'être encourus par les participants sont interdits.
Si un rassemblement se tient en dépit de cette interdiction, les
officiers de police judiciaire et, sous leur responsabilité, les agents
de police judiciaires saisissent le matériel utilisé en vue
45
de sa confiscation par le tribunal. »
43 Article 1595 du Code général des
impôts issu de l'article 92 de la Loi des finances de 2006.
44 Article 322-4-1 du code pénal, issu de
l'article 53 de la Loi du 18 mars 2003, sur la sécurité
intérieure et à la protection des personnes et des biens.
45 Article 23-1 de la loi n°95-73 du 21janvier
1995 d'orientation et de programmation relative à la
sécurité.
Chapitre I
Permanences et discontinuités sociopolitiques au
regard du mode de vie des travellers.
L'objet de ce chapitre porte sur la place des politiques
publiques dans le champ du logement alternatif et de ses habitants, ici les
travellers issus du mouvement des fêtes techno
clandestines. Je m'intéresse d'une part, au regard politique et
social de la société globale sur les activités festives
des travellers, d'autre part, je rends compte des contraintes
juridiques et politiques qui viennent freiner la mise en habitation ambulante
de cette population.
a) Les free-parties ou l'affiliation à une
marginalité temporaire singulière.
L'organisation de fête techno illégale
conduit à réfléchir sur la place des activités
festives dans la société globale, réalisées en
dehors des réseaux institutionnels. Orchestrées en
parallèle des circuits standardisés de la société
du spectacle, ces expériences festives prennent ainsi note d' «une
ambiance spécifique: celle du refus » (Dupouy, 2005: 10).
Si le concept free vise la liberté d'action et
de comportement lors des fêtes, il évoque également la
gratuité de ces rassemblements. Les sound-systems se chargent
de la logistique, gratuitement, ou occasionnellement en mettant à
contribution les participants au moyen d'une donation. L'autogestion et
l'initiative individuelle sont les modes d'organisation prônés et
vécus, chacun participant à l'événement selon ses
capacités et son bon vouloir. D'autre part, la qualité des
relations interindividuelles vécues par les participants lors des
fêtes va à l'encontre des normes habituelles de l'interaction
sociale, ressenties comme trop rigides et aliénantes. La politesse n'est
pas de mise, le niveau de langage et le champ lexical utilisés sont
argotiques et souvent bruts, pauvres et réduits à l'essentiel.
Les modes comportementaux observés visent la liberté maximale et
la possibilité d'être différent sans désapprobation
du groupe.
Par ailleurs, l'absence de règles fait des
free-parties un univers chaotique où le désordre est
roi. L'anarchie ou les principes communisto-libertaires sont le point
d'attraction de la sensibilité politique des participants et des
organisateurs. Si le dispositif structurant ces fêtes a l'ambition de
provoquer la perte de repères afin de faciliter l'accès à
des «états de conscience modifiés» (Lapassade, 1990:
5), il n'en demeure pas moins le témoin d'un goût prononcé
pour le chaos. De plus, cette immersion dans «un monde sans loi»
constitue un biais par lequel l'individu se trouve en situation de
responsabilité individuelle. Nul autre que lui ne viendra l'aider
à mener sa vie, il est seul, en situation de mise à
l'épreuve.
Cinq heures du matin, nous arrivons enfin à la
fête. Le parking s'est établi tout le long du chemin en terre.
Certains véhicules bloquent l'accès. Nous nous garons tant bien
que mal sur des bosquets pour ne pas trop empiéter sur le passage. Je
sors de la voiture, ouvre le coffre et prend un sac à dos dans lequel je
mets bouteille d'eau, biscuits et un pul l. Le chemin a l'air long avant
d'arriver au coeur de la fête, mieux vaut-il s'équiper. Le temps
de m'organiser, les personnes avec lesquelles je suis venue sont
déjà parties. Je ferme la voiture et commence à marcher.
Dans la nuit, sans lumière, on ne voit pas où l'on marche. Je
piétine donc tranquillement, prenant ainsi le temps d'observer les gens
et leurs véhicules respectifs. Un nombre incalculable de chiens
circulent sur le chemin, se battant parfois. Les basses de la musique m'indique
que je me rapproche du mur de son. Au loin, j'aperçois quelques
lumières colorées rappelant les effets des spots des
discothèques. Sur le chemin en terre, toutes sortes de drogues me sont
proposées : TAZ (ecstasy), COCK (cocaïne), KETA (Kétamine),
SPEED (Amphétamine en poudre à sniffer), CHAMPI (champignons
hallucinogènes) etcÉ Pendant un moment, la voix des dealers
couvre la musique techno au loin. On se croirait au marché à la
criée de Marseille. Je refuse simplement toute proposition et continue
à marcher. Au sortir du chemin, j'arrive devant le mur de son.
Là, près de vingt kilowatts d'enceintes sont
édifiées, les unes sur les autres. Son architecture imposante et
sombre est impressionnante. Une centaine de personnes dansent devant le mur, le
corps tourné vers la musique et vers le Dj que l'on aperçoit
à peine derrière les baffles. La musique aux rythmes quaternaires
et aux pulsations répétitives éveille des sons vifs et
aigus posés sur un fond sonore de basses. Les basses sont puissantes.
J'ai comme l'impression qu'elles me transpercent de toute part, le rythme de la
musique m'entraîne et je me mets alors à danser. Le mur de son est
décoré : des plots de signalisation y sont posés, des
tentures sont accrochées et un bar est établi sur le
côté. Là, je retrouve mes compagnons de route. On
échange quelques mots, puis on se sépare. Certains vont au bar,
acheter quelques bières, d'autres dansent ou jonglent avec du feu. Nous
sommes à nouveau séparés. Seule, je danse et regarde
autour de moi. Les gens ont la tête baissée et dan sent comme les
aiguilles d'une horloge. Les interactions sont brèves et non-verbales :
on danse, on crie pour stimuler le Dj, des boissons et des joints circulent,
quelques sourires apparaissent. Lasse de danser, je retourne sur le chemin en
direction de la voiture, chercher mes torches de jonglage. Après
avoir
retraversé le cortège des dealers, je retrouve
la voiture et récupère mon matériel. De retour au centre
festif, je me rapproche des jongleurs leur demandant s'il est possible
d'utiliser leur pétrole pour enflammer mes torches. Je trempe mes
quilles, les secoue et jongle dans la nuit. Les petites boules de feu
formées au bout de mes torches sont comme deux points brillants attirant
l'Ïil des curieux. Mes torches s'éteignent, j'arrête. Je
discute alors avec les autres jongleurs, on s'apprend des figures. Torches
rangées, je retourne au mur de son, danser un peu. Le jour est en train
de se lever. Le soleil illumine les visages fatigués. Les cernes et les
poches apparaissent sous les yeux, j'observe les tenues des uns et des autres,
les piercings, je vois désormais que les tentures représentent
des dessins tribaux et psychédéliques. Il est dix heurs du matin,
les Dj continuent à se passer le relais sur les platines vinyles. La
fête continuera jusqu'à 14 heures environ.
Journal de terrain.
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Enfin, la clandestinité des free-parties,
imposée autant que recherchée, fait de celles-ci des lieux
échappant au contrôle de l'Etat, ou des «zones autonomes
temporaires» (Bey, 1997), pour reprendre l'expression d'un penseur
libertaire dont s'inspirent les travellers. Les représentants
de l'ordre sont mis au ban des rassemblements, soit qu'ils n'ont pas
connaissance de la tenue de la fête, soit qu'ils ne s'y aventurent pas,
mais cela devient de plus en plus rare. Ainsi, en sus d'échapper
à l'emprise des autorités publiques et de contrevenir à la
loi visant directement ces fêtes, les travellers et les
participants refusent l'exercice par l'Etat de ses fonctions
régaliennes, en particulier celle d'assurer la sécurité
des individus et de les protéger.
À travers le mode d'organisation, le mode d'interaction
interindividuel, le goût du chaos, ou le refus de la protection de
l'Etat, la fête techno clandestine constitue un pôle
vécu ponctuellement de structuration de la vie quotidienne autour du
refus de l'organisation de la société, de ses normes, de ses
règlements. Ces derniers propos conduisent à la
compréhension d'une carrière déviante chez les
travellers et les participants des fêtes techno.
Conjoncturellement, la dimension d'interdit renforce à court terme le
pouvoir de séduction de la pratique. C'est la position de Michel
Foucault: «la déviance n'existe pas en dehors des pratiques de
contrôle social qui la définissent et la répriment»
(1984). Pour le sociologue, ce qui conduit certains individus à
être placés en situation de déviance, est la
différence entre les critères de jugement de la normalité
d'une conduite produits par les institutions et, ceux qu'admettent les
personnes qui défient cette normalité.
À un niveau individuel, le rejet des valeurs dominantes
est le socle, l'alternative se construit ensuite par rencontre avec la culture
«technoïde» (Pourtau, 2005: 71) jugée plus
intéressante, d'abord par sa différence, puis en soi. «La
conduite du délinquant est normale, par rapport aux principes de sa
subculture, précisément parce qu'elle est anormale selon les
normes de la culture globale» (Cohen, 1955 : 26).
Or, si les travellers entament une carrière
déviante par l'organisation de fêtes techno clandestines,
ils se marginalisent également en n'habitant pas un logement standard
fixé. D'une lecture verticale, avec le déviant subalterne au
normé, découle une lecture horizontale, être autre. Mais
là est toute la complexité de cette volonté de
distinction. De nos jours, les travellers techno sont donc soumis aux
législations concernant leurs pratiques festives et à un
imbroglio sur leur mode inaccoutumé d'habiter.
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