c) Le véhicule aménagé : reflet d'un
mode d'habiter distinct et analogue.
Cet ensemble de compétences à habiter un
logement mobile montre bien que les modèles sociaux et culturels ne sont
pas immuables. On peut supposer que de nouveaux modèles sociaux sont
ainsi en voie de constitution. Reste à savoir si les transformations
observables relèvent ou non de nouveaux modèles. Pour Nicole
Haumont, les communautés par exemple «existent de fait, mais ne
sont pas actuellement une alternative au modèle culturel de la famille
et de la sociabilité [É]» (1982 : 200).
En fait, on peut penser que les changements fondamentaux ne
surviennent que lorsqu'un groupe social se constitue, affirme sa «
vocation historique» et se dote de «modèles nécessaires
à son existence» (Haumont, 1982: 200). En ce sens, on ne peut pas
présentement, considérer les transformations
opérées par le mode d'habiter des travellers.
Néanmoins, comme nous avons pu le voir, les
travellers des années 1960 à nos jours affirment leur
goût pour la résidence mobile mais ne semblent pas pour l'instant,
se munir de modèles différents de ceux de la
société globale. Toutefois, les compétences à
habiter un logement mobile demeurent non ordinaires et rendent ainsi original
cet habitat.
Pierre Bourdieu dans l'Esquisse d'une théorie de la
pratique (1970) reprend une formule propre à Noam Chomsky et
définit le processus d'engendrement des pratiques. La formule explique
la capacité linguistique de l'homme par l'existence du couple
compétence performance et fait comprendre la production de sentences
nouvelles à partir d'une compétence toujours identique, d'un
modèle en quelque sorte. Transposer cela à l'habiter signifie que
celui-ci apparaît comme une compétence acquise culturellement:
«l'habitant crée des arrangements dans son habitat à partir
de modèles que l'on peut nommer des modèles culturels»
(Raymond, 1998: 392).
On peut également intégré à cette
définition, des éléments de la notion de
compétence, donnés par Bernard Lepetit, soit: «la
capacité à reconnaître la pluralité des champs
normatifs et à identifier leurs contenus respectifs; l'aptitude à
repérer les caractéristiques d'une situation et les
qualités de ses protagonistes; la faculté, enfin, de se glisser
dans les espaces interstitiels que les univers de règles ménagent
entre eux, à mobiliser à leur profit le système des normes
et des taxinomies le plus adéquat, à construire, à partir
de règles et de valeurs disparates, les interprétations qui
organiseront différemment le monde» (Lepetit, 1995 : 20).
Ce n'est donc pas l'espace qui structure les pratiques de
l'habitant, mais la société. L'habitant possède ainsi des
compétences à organiser l'espace qui est un habitus, au sens
où l'entend Pierre Bourdieu, c'est-à-dire: «un
système de dispositions durables, structures structurées,
prédisposées à fonctionner [...] en tant que principe de
génération et de structuration de pratiques et de
représentations [...]» (Bourdieu, 1972 : 175). Ces
compétences sont donc engendrées par les modèles de la
société tels qu'ils se sont constitués historiquement. Par
modèles culturels, nous entendons des «modèles qui
s'imposent à l'ensemble de la société
» (Haumont, 1968: 180-190): on peut citer la monogamie,
les interdits liés à l'inceste, le partage sexué des
tâches. Les modèles sociaux, quant à eux, sont liés
à «la situation des différents groupes dans les rapports de
production et aux stratégies de ces groupes par rapport aux
modèles dominants de la société » (Haumont, 1982:
198).
En France comme en Grande-Bretagne, les modèles
culturels et sociaux qui engendrent des compétences chez l'habitant sont
principalement les modèles structurés de la famille et de la
sociabilité. Nous pouvons noter que le modèle social de la
famille s'est d'ailleurs constitué historiquement en modèle
culturel. Déplacer la théorie des modèles culturels et
sociaux au mode d'habiter des travellers permet d'expliquer deux
réalités: d'une part, au regard de mes observations et de mes
entretiens, nous pouvons constater que les habitants des véhicules
aménagés semblent reproduire certains modèles culturels
tels que la division sexuée des affaires domestiques.
Cependant, même si les femmes demeurent les responsables
de la gestion intérieure du logis, la participation des hommes est de
plus en plus fréquente et tend ainsi à harmoniser la distribution
des corvées.
Il est 13 heures, c'est l'heure du thé et du sandwich
snack pour les travellers anglais. Pour les repas, pas de mise en commun de la
nourriture, chaque personne cuisine pour soi, dans son camion. Les hommes
s'assoient dehors, discutent, fument tandis que les enfants jouent au centre du
campement. Les femmes, quant à elles, préparent le repas. L'odeur
des mets attire la curiosité des enfants qui se précipitent alors
vers leurs mamans. Avec leurs chérubins, les femmes concoctent le
thé et les sandwichs. Le sifflement des bouilloires se fait entendre.
Sorties décrocher le linge sec, les femmes accourent vers leur camion
pour éteindre le gaz et servir le thé. Les sandwichs
coupés en deux dans du pain de mie sont prêts à être
mangé. Le repas est servi. Les hommes éteignent leur cigarette,
installent les enfants et se
mettent à table. Pendant le repas, le sel et des sauces
viennent à manquer. Les femmes se lèvent et s'en vont les
chercher dans la cuisine. Il n'y a plus de sauces à sandwich: les femmes
demandent à leurs amies ou vont directement se servir dans la cuisine
des autres camions. Les hommes et les enfants ne quitteront la table qu'une
fois le repas et le thé terminés. Le déjeuner est fini.
Les hommes rassemblent les déchets, les assiettes et les tasses. Les
femmes, déjà debout, ramassent l'ensemble de la vaisselle et s'en
vont la nettoyer. Les enfants retournent vaquer à leurs occupations
ludiques tandis que les hommes passent la main sur les tables pour ôter
les quelques miettes restantes. Assis, prêts à la digestion, ils
sortent de quoi se rouler un joint et fument en discutant.
Le matin et le soir, la scène se répète.
Cependant, c'est lors des soirées festives et des barbecues collectifs
que les rôles s'inversent. Les hommes s'occupent des grillades tandis que
les femmes préparent les accompagnements.
Journal de terrain, 29 août 2007.
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Par rapport aux modèles sociaux, il apparaît
clairement que le mode d'habiter des travellers est en soi une
stratégie d'évitement des modèles dominants de la
société. Si l'on considère la socialisation de l'espace
inculquée dès la prime enfance, on remarque que les
travellers ont des habitudes analogues au mode d'habiter traditionnel.
Néanmoins, le rapport à l'habitat est transformé lorsqu'il
est appliqué au logis mobile. En effet, on ne socialise pas de la
même manière lorsqu'on habite un pavillon et lorsqu'on vit dans un
camion aménagé en logis. Or, éviter les modèles
sociétaux dominants ne signifie pas les fuir. Les travellers
gardent des traces incorporées des modèles et de certaines
compétences, toutefois, ils tentent de détourner les normes
sociétales par le simple fait qu'ils ne vivent pas comme la majeure
partie de la population.
C'est avec la dernière partie que je m'attache à
décrire le quotidien des travellers, non plus au regard du
véhicule aménagé en logis, mais bien au regard des
considérations publiques et politiques.D'une part, je m'attache à
comprendre le quotidien des travellers et leur rapport à la
société globale. Je rends compte des permanences et des
discontinuités des politiques publiques face à ce mode d'habiter.
Enfin, le dernier chapitre se consacre à la compréhension des
injonctions à la mobilité et à la
sédentarité domiciliaire. D'autre part, j'analyse les conditions
du choix de la mise en habitat mobile. Je questionne le degré
d'autonomie ou de dépendance des individus.
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