1.3. Problématique du
« devoir de mémoire ».
«Dans la vie politique, la mémoire a des fonctions
inévitablement politiques», disait Dominique Schnapper (1999, p.
96.). Or, le fait est que la pluralité des mémoires
collectives induit nécessairement une situation de
concurrence et de rapports de pouvoir. Les discours de mémoire rendent
compte des rapports de force se structurant d'une part entre des groupes
occupant des positions similaires, et d'autre part avec des groupes dont
l'hégémonie est contestée.
La mémoire collective d'un groupe particulier n'est
saisissable qu'au travers de la compréhension de l'articulation entre
elles des différentes mémoires relatives à un même
objet, en les référençant au principe de leur
constitution, c'est à dire non seulement des positions de ces groupes,
mais de l'état des relations existant entre ces groupes lorsque la
mémoire est constituée ou évoquée (Laurens et
Roussiau, 2002, p.29).
Selon cette logique, la rhétorique mémorielle
chez les Afro-descendants du Québec s'articule selon le contexte
politique du Québec, et celui du Canada, selon le contexte canadien.
Mais partout, le problème que pose la mémoire collective
instrumentalisée dans l'arène politique est celui de la
multiplicité des mémoires collectives et de leur
diversité narrative, amenant au houleux débat des formes de
reconnaissance politique qu'on devrait accorder aux groupes culturels : le
«devoir de mémoire» peut-il s'accomplir au prix d'une
déstabilisation sociale ou faut-il interpréter cette
épreuve comme une catharsis, une délivrance ou une
abréaction collective ? Sinon, d'un point de vue axiologique, peut-on
juger les crimes d'hier avec des valeurs d'aujourd'hui, et dans le cas
particulier des «Noirs» du Canada, du Québec et de
Montréal, y a-t-il des précédents historiques qui
autorisent d'en appeler à un «devoir de mémoire»?
Lorsqu'on sait que les paradigmes de la modernité que sont
l'égalité et la justice sociale ont servi de cheval de bataille
à un puissant «mouvement noir» en Amérique du Nord
jusque dans les années 70, comment interpréter aujourd'hui, dans
une société «égalitaire» comme celle du Canada
et du Québec, la mobilisation d'une identité «noire»,
«afro-américaine», «afro-québécoise»,
etc. cette fois-ci autour de l'histoire ou de la mémoire collective?
Dans ce débat, et en un autre volet, on ne peut ne pas
prendre en compte le sujet, en tant qu'acteur autonome et subjectif,
capable de - et recherchant à - faire une lecture individuelle de son
existence, de « bricoler » sa propre structure identitaire.
L'importance de ce volet apparaît clairement quand on saisit les
revendications identitaires dans la dynamique interne de ces
« groupes racisés ».
Toutes ces questions nous amènent à saisir la
problématique du devoir de mémoire dans notre recherche
comme se déployant autour de trois thèmes :
- Production ou création de l'identité,
- Reproduction ou transmission de la mémoire
collective, et
- Instrumentalisation ou politisation de la mémoire.
Au fond, la politisation est présente dans
chacun des trois thèmes : l'identité se définit selon
le contexte politique qui, à son tour, définit la
rhétorique de la reproduction de la mémoire (second
thème). Mais dans le troisième thème - instrumentalisation
de la mémoire - c'est précisément de la sollicitation de
la mémoire dans les revendications sociales qu'il s'agit. La
«politisation de la mémoire» ici fait appel au
politique par interpellation des instances politiques de la
société globale. C'est donc là les trois grands axes qui
structurent notre problématique et correspondent chacun à une
dimension dans notre recherche.
Mais par rapport à ces trois thèmes, qu'est-ce
qui distingue les Africains et Afro-descendants dans le débat du
«devoir de mémoire» ?
La «traite négrière» et les
Amériques
La signification ou la symbolique portée par la notion
de «mouvement noir» ne peut être saisie qu'en lien direct avec
l'histoire des «Noirs» en Amérique du Nord depuis plus d'un
siècle. En effet, les deux révolutions (américaine et
française) du XIXe siècle qui vont institutionnaliser
l'idéal des droits de l'Homme, sont nées à un moment
où l'esclavage et la colonisation, institutions sociales et politiques
qui consistent dans la domination et l'exploitation sans limites d'autres
peuples, étaient encore sur ces deux continents, les principaux moteurs
de l'économie. Dès cet instant, la question de
l'émancipation des «Noirs» va devenir à chacun des
siècles suivants, un des baromètres du progrès social,
politique, juridique et même économique du monde occidental :
l'abolition de l'esclavage, l'éradication des systèmes de
ségrégation et de l'apartheid, les droits civiques et de vote des
«Noirs» et, récemment, la pauvreté massive et la
ghettoïsation des «Noirs» aux États-Unis... ont
été tour à tour des enjeux politiques
déterminants.
Au début du XXIe siècle et ce,
malgré les progrès sociaux fulgurants ayant suivi les
revendications des «Noirs», l'intégration sociale et
l'émancipation économique de ces derniers (notamment en
Amérique du Nord) posent encore de nombreux problèmes. Ces
problèmes sont d'autant plus complexes qu'ils ne peuvent ignorer la
multiplicité des «appels de mémoires»; le racisme,
partout combattu après la seconde Guerre mondiale, banni des
institutions sociales visibles, s'est complètement transformé et
est rendu difficile à invoquer dans l'explication de la condition
actuelle des «Noirs». Il ne reste, pour justifier une telle
situation, que l'histoire et/ou une nouvelle forme de racisme. En
effet, comment articuler aujourd'hui les revendications visant à
améliorer les conditions de vie des Africains et Afro-descendants dans
des systèmes politiques qui postulent que tous les individus sont
naturellement égaux et donc égaux en droit?
1.3.1. Du mouvement noir au « mouvement pour
l'histoire noire » ?
La rhétorique anti ségrégation construite
sur la base des principes politiques modernes que sont l'égalité,
la justice, et l'impartialité raciale (ou color-blindness)
s'est épuisée avec l'effondrement de ces systèmes de
ségrégation aux États-Unis dans les années 60 et en
Afrique du Sud dans les années 90. Mais le changement de système
n'a pas toujours entraîné le mieux-être visé par ces
populations jadis discriminées. Il faut réintroduire une nouvelle
rhétorique adaptée aux nouvelles politiques, mais pour poursuivre
les mêmes objectifs :
La vérité que les groupes prétendent
délivrer au travers des mémoires revendiquées devient
alors plus explicitement compréhensible : il s'agit d'introduire,
par la médiation d'un discours thématisé sur un
passé donné, un autre ordre de discours qui dépasse
l'objet. Si la mémoire collective sert à établir
l'identité des groupes, elle se présente également comme
un instrument politique de reconnaissance permettant d'introduire un rapport de
pouvoir entre les groupes sociaux (Laurens, 2002, p.29).
Ce principe énoncé par Stéphane Laurens
vise à démontrer que les revendications de mémoire
dépassent leur objet, à savoir le seul cadre du crime historique,
et concernent, au fond, la situation sociale et politique que vivent encore
aujourd'hui les Afro-descendants dans les Amériques. L'auteur explique
que
Lorsque les Noirs américains revendiquent la
mémoire de leur peuple et demandent réparation pour l'esclavage
subi, ce n'est pas tant qu'ils cherchent à obtenir une compensation qui,
en nature comme en importance, ne pourra pas effacer l'outrage, mais parce que
la mémoire assoit les revendications actuelles face aux
inégalités dont ils sont encore les victimes (Laurens et
Roussiau, 2002, p.29).
Le Mouvement noir des années 60 avait abouti,
aux États-Unis, non pas seulement à l'égalité
sociale, mais à des politiques de
«rééquilibrage» social en faveur des
Afro-américains, des formes de «discrimination positive»
(Affirmative action), initiées par Lyndon Johnson et
concrétisée par Richard Nixon. Mais comment s'est
opéré historiquement ce virage discursif?
Alain Touraine et Michel Wieviorka situent aux années
70 un changement radical dans la nature des mouvements sociaux en
même temps que du racisme partout en occident. Ce changement fut induit
par les bouleversements économiques de cette période : mise
en cause du taylorisme, suppression massive d'emplois en raison de la
délocalisation d'usines vers les nouvelles puissances émergentes,
ralentissement de l'économie et précarité de l'emploi,
perte de la centralité du mouvement ouvrier.
Dans ce paysage social renouvelé, le racisme se
construit contre les immigrés et leur descendance de façon elle
aussi nouvelle. Jusque-là, il participait de l'exploitation de
travailleurs inclus dans les rapports de production, il va maintenant surtout
contribuer à exclure leurs enfants de l'emploi, et à les
discriminer ou à les tenir à distance dans l'espace urbain
(Wieviorka, 1998, p.96).
C'est désormais une conjoncture sociale actuelle (ou
présente), nommément la pauvreté, les discriminations, les
préjugés, le racisme ambiant... qui détermine le discours
sur l'histoire (ou sur le passé). Dans cette situation, et dans le cas
précis des Africains et Afro-descendants, l'identité
«noire», catégorie historiquement construite par les
phénomènes de l'esclavage, du colonialisme et du racisme devient
éventuellement le lieu de repli stratégique pour certains acteurs
sociaux. L'adversaire de classe est la classe politique ou économique
dominante (en bref, le «pouvoir») ; les acteurs cherchent alors
à changer, non plus historiquement la société
(comme dans les années 60) mais à changer socialement leur
histoire «collective», à faire réviser sa
signification sociale (prénotions d'infériorité raciale)
aujourd'hui dans l'espace politique où ils se trouvent, et ceci, en
changeant la situation socio-économique de leur groupe. C'est pourquoi,
Canadien d'origine ghanéenne, J. Mensah a décrit ce sentiment
dans son ouvrage publié en 2002. Il n'y a pas à rougir de
l'expression «noir», dit-il, puisqu'il est socialement fonctionnel et
constitue la description sociale du groupe africain et
afro-descendant :
« The term is certainly distasteful, and even a
misnomer, given that no human being is actually black in colour (or White, for
that matter). Yet, for most of Blacks, the term has a real meaning in their
daily activities in Canadian society. Irrespective of their place of birth,
Canadian Blacks share the common prejudicial experience that their presumed
blackness engenders in their association with White Canada. While most White
Canadians tolerate individual Blacks, there is no denying that some Whites look
down upon Blacks, as a group, and treat Blacks with fear - and, sometimes,
envy-coated condescension. «Race» and «Black» have such an
overwhelming impact on people of African descent in Canada that we gain nothing
at all by attempting to ignore these concepts in our analytical endeavours
» (Mensah, 2002, P.21-22).
Au Québec aussi, cette logique est implicite dans
l'action des «communautés noires» de Montréal qui ont
récemment entrepris, par delà les diversités d'origines
nationales, de demander auprès du gouvernement du
Québec :
- «l'érection d'un monument à la
mémoire de Marie Josèphe Angelique, esclave noire,
torturée et exécutée sur la place publique à
Montréal en 1724
- la reconnaissance du site officiel Rocher Nigger,
à titre historique du patrimoine commun québécois. Sur ce
site furent enterrés des esclaves entre 1794 et 1833.» (Labelle,
2003, p.24)
Ces demandes générales, affirme Micheline
Labelle, exigent une politique globale de la mémoire, la levée
des interdits, une créativité institutionnelle et certaines
formes d'échanges culturels. Ainsi, face à sa configuration
socio-politique particulière, le Québec s'est récemment
engagé dans une expérience originale de conciliation des espaces
identitaires et des parcours historiques qui le composent. Labelle dira
que :
La paix des Braves conclue entre le gouvernement du
Québec et le Grand Conseil des Cris a joué à cet
égard un rôle symbolique profond : une reconnaissance de
nation à nation. Le projet d'entente avec les Innus se situe dans ce
prolongement à effets multiples : recomposer et subvertir
l'imaginaire culturel, refonder le politique et l'éducation populaire,
débusquer la discrimination systémique héritée du
colonialisme et son corollaire, le racisme, dans l'espace
québécois (idem, p 25).
Nous essayerons d'élucider cette action collective
à travers les nombreux écrits théoriques que nous avons
parcourus, sur la mémoire collective, sur le «devoir de
mémoire», ainsi que sur les cas particuliers de revendication
mémorielle. Le second chapitre de ce mémoire explore
différentes explications sociologiques ou théoriques qui sont
proposées sur le phénomène du «devoir de
mémoire».
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