1.2.3. La mémoire collective dans le contexte
québécois.
Lacorne (1997) se demandait déjà au sujet de
l'identité américaine :
... comment enseigner l'histoire d'une nation qui est,
d'abord et avant tout, une communauté imaginaire instable et sans cesse
contestée de l'intérieur, soumise à de multiples
interprétations qui allient les meilleurs principes politiques - la
liberté, l'égalité, le progrès social - aux pires
exclusions raciales. Difficile dans ce contexte de satisfaire les
héritiers des vainqueurs et ceux des vaincus, même si ces derniers
partagent, au fond, les mêmes valeurs libératrices
(p.267).
La même question est pertinente pour le cadre
québécois de notre recherche, où la minorité
franco-québécoise constitue depuis deux siècles le
principal problème politique de la fédération canadienne.
Le Québec est donc, à l'échelle mondiale, un excellent
laboratoire du devoir de mémoire. Son histoire est en effet
celle de la colonisation et de la domination d'un peuple francophone par un
peuple anglophone ; c'est une province francophone dans une
fédération majoritairement anglophone ; c'est ensuite un espace
politico-géographique partagé par des non-autochtones et des
Amérindiens revendiquant des droits ancestraux, en tant que
«premières Nations» ; c'est enfin, et ce, depuis plusieurs
décennies, l'une des plus importantes terres de l'immigration
contemporaine, avec tout le phénomène de diversité
culturelle et des trajectoires historiques qu'elle entraîne. Au milieu de
ce dédale de «mémoires collectives», le Québec
reste un État de droit et une démocratie libérale.
De nombreux auteurs, Fernand Dumont, Gérard Bouchard,
Marc Angenot, Régine Robin, etc. se sont penchés sur les usages
de la mémoire collective dans le contexte politique
québécois. La mémoire sociale au Québec est en
effet le produit de la colonisation anglaise, articulée à la
construction de l'identité francophone, pour servir de base à des
revendications politiques toujours en cours. Cependant, aucune publication
québécoise n'aborde spécifiquement la mémoire
collective chez les Africains et Afro-descendants. Évidemment, il existe
quelques recherches sur l'histoire des «Noirs» au Canada ou au
Québec, -- et même à Montréal comme en
témoigne l'oeuvre de Dorothy Williams intitulée The Road to
Now : A History of the Blacks in Montreal (1997) -, mais là encore
nous ne connaissons aucune recherche montréalaise sur le «devoir de
mémoire» dans le discours des leaders «noirs». Nous
pourrions mentionner le livre de Cécile Marotte (1997), qui a
traité de la mémoire traumatique du peuple haïtien, ce
peuple d'Afro-descendants qui dû subir coup sur coup, toute une
série de dictatures et d'oppressions depuis son indépendance. Il
faut mentionner aussi les articles de Régine Robin (1996) qui a fait une
critique de «la fascination de la souche» chez certains intellectuels
du Québec.
Les analyses les plus approfondies de la mémoire
collective dans le cadre québécois proviennent de Jocelyn
Létourneau et de Jacques Beauchemin, qui ont ramené à
l'échelle provinciale la problématique du « devoir de
mémoire » : le premier (Létourneau, 2000) propose
une analyse progressiste alors que le second, (Beauchemin, 2002), prône
la reconnaissance de la légitimité d'une revendication
particulariste franco-québécoise. Jocelyn Létourneau et
Jacques Beauchemin adoptent donc des vues exactement contraires quant à
la façon de gérer l'héritage historique du Canada
français devant la fédération canadienne : le premier
veut passer à l'avenir alors que le second veut affirmer dans
une subjectivité assumée, le sujet politique
québécois comme héritier de l'histoire
canadienne-française enrichie par la diversité culturelle.
Dans cette polémique, la mémoire de l'esclavage
des «Noirs», la trajectoire historique singulière des
Africains et Afro-descendants du Québec ne tombe-t-elle pas comme
«un cheveu dans la soupe»? Si non, comment articuler la revendication
d'une identité et d'une mémoire raciale dans l'arène
politique du Québec? Nous débouchons ici progressivement sur le
cadre social précis de notre recherche.
Sur le plan de la recherche historique, l'histoire des
«Noirs» apparaît amplement développée dans des
livres comme celui de Daniel Hill paru en 1992. Winks lui emboîtera le
pas en 1997. Au fait, plusieurs années plus tôt, J. W. Walker
(1980) publiait un précis d'histoire sur «les canadiens de race
noire» et en 1985, il y était revenu dans une étude des
discriminations subies par cette catégorie de citoyens. Linteau et
Durocher (1989) décrivaient aussi dans les deux tomes de leur
Histoire du Québec contemporain, les conditions de la fuite des
esclaves noirs vers le Canada. Mais, Sooknanan (2000) remet en doute ces
tentatives de réification et d'essentialisation des Africains et
Afro-descendants, et propose de repenser cette dite communauté dans sa
diversité et les variations de ses préoccupations. Cependant le
débat persiste et en 2002 encore, Joseph Mensah, publiait sous le titre
Black Canadians : History, Experiences, Social Conditions, une
étude des problèmes communs aux Africains et Afro descendants du
Canada.
Au plan social, culturel et politique, des actions collectives
furent entreprises et sont encore en cours pour accéder à une
certaine reconnaissance de l'histoire noire à Montréal. Il existe
sous forme de festival, une «Table ronde du mois de l'histoire des
Noirs». Certaines enquêtes récemment commanditées par
le gouvernement canadien ont montré l'existence des
«barrières invisibles» auxquelles se heurtent les
«communautés visibles». Le Québec n'échappe pas
à cette réalité comme l'illustre
d'ailleurs le film Le Nèg', du réalisateur Robert Morin,
sorti 2001. La même année était
publiée à l'Université McGill, une enquête
réalisée par James Torczyner (2001) sur une période de
trois ans, avec la conclusion que la communauté la plus
touchée de discrimination et d'exclusion sociale est «la
communauté noire» de Montréal. En 2002, Myrlande Pierre
publiait une recherche pour le compte du Conseil des Relations interculturelles
avec sensiblement les mêmes conclusions. Encore en février 2003,
dans une enquête réalisée pour la Commission des droits
de la personne et des droits de la jeunesse du Québec sur la
discrimination dans le logement à Montréal, Alberte Ledoyen
constatait qu'on retrouve encore à Montréal les deux formes de
discours d'exclusion raciste : la forme pseudo-universaliste et la forme
différentialiste. Elle tira la conclusion que :
Stigmatisés par l'esclavage et le colonialisme,
puis étiquetés en vue de leur ségrégation, les
Noirs d'aujourd'hui, dans des pays pourtant démocratiques et bien
pensants, semblent porter encore la trace d'un passé qui les a
jugés «incapables» d'égalité (esclavagisme et
colonialisme) ou comme «dangereux pour la race blanche»
(ségrégationnisme). Bien entendu, les États
démocratiques actuels n'évoquent plus ce type d'aberrations, mais
le courant souterrain qui atteint les individus par le biais de
représentations pathologiques du rapport à l'autre continue de
les charrier et elles continuent de s'exprimer sous forme de
préjugés ou d'exclusion (p. 15).
Mais aucun ouvrage scientifique n'a étudié
à ce jour la mémoire collective des communautés africaines
et afro-descendantes de Montréal.
Notre présente étude vise à montrer
comment cette mémoire est structurée et, si elle est vraiment
«collective» (sensibilise effectivement les acteurs
concernés), si elle est pour autant socialement opérante ; mais
aussi comment est appréhendée l'application politique de cet
appel de mémoire par les leaders qui s'en sentent héritiers.
Comme nous le verrons plus tard, c'est par rapport à cet objectif que
s'est posée la question ayant déterminé le choix de notre
cadre d'analyse à savoir : comment naissent, s'organisent et se
développent des actions collectives en société? Mais pour
mieux y répondre, nous nous sommes demandé au bout de cette revue
de littérature, comment se présente de façon
synthétique, le problème du devoir de mémoire.
|