3.2.2. Manipulation politique et querelles inter
linguistiques
Hormis la cause interne de polarisation qu'est le besoin
d'affirmation de soi (sujet), notre recherche a révélé
l'existence d'une cause externe de division qu'est la manipulation politique.
En effet, dans le contexte politique du Québec marqué par des
conflits politiques autour de la langue ou de la nationalité, certains
leaders dénoncent la stratégie des hommes politiques canadiens ou
québécois, qui essaient d'entraver l'action collective des
Afro-descendants en les opposant entre eux, en faisant croire aux uns qu'ils
sont meilleurs que leurs congénères ou «plus proches»
de la société d'accueil.
Les Occidentaux ont une façon de voir les choses:
ils mettent des liens. Ce sont des gens qui ont une mémoire
phénoménale. Ils ont les moyens, ils ont le pouvoir de faire, ils
mettent des nuances. Ils peuvent dire bon, écoute : vous vous
êtes Haïtiens, c'est probable, c'est propice, on peut travailler
avec vous, vous nous ressemblez davantage. Mais dans votre communauté
peut-être vous, vous êtes mieux: y en a d'autres de votre
communauté qui ne sont pas corrects (HTI01).
Les leaders qui l'évoquent précisent que cette
situation remonte au colonialisme, et est encore la cause de division chez de
nombreux Afro-descendants y compris en Afrique même.
Nous sommes conditionnés comme ça... vous
comprenez, nous sommes conditionnés comme ça. Et même en
Afrique, entre les tribus, c'est «moi je suis mieux que toi.» Vous
comprenez: ces gens-là vivent avec cette mentalité là. Et
c'est devenu très dangereux pour eux-mêmes, entre eux comme
frères et soeurs. C'est horrible! . Parce qu'ils sont
conditionnés comme ça : les blancs vont leur dire:
«vous êtes mieux que lui ; je vais vous donner ça, mais je ne
vais pas donner ça à lui.» Et partout c'est comme ça:
c'est une façon de créer des divisions, et dominer la situation
(ANG01).
Ces facteurs de division semblent avoir eu un certain effet
sur le discours des leaders. Par exemple, certains n'hésiteront pas
à évoquer des points qui valorisent leurs communautés
nationales par rapport aux autres communautés afro-descendantes, ou
encore des traits identitaires qui les rapprochent ou les rendent plus
semblables à la société d'accueil. Un leader qui affirme
être conscient de cette manipulation avouera même avoir
«joué le jeu». Les autres mentionneront entre autres,
l'appartenance linguistique, le niveau de scolarité, ou encore la
trajectoire ou l'expérience historique commune à leurs deux pays,
d'origine et d'accueil. Finalement, on note une certaine compétition
pour la ressemblance ou l'identification à la société
d'accueil. Et dans cette course, les Afro-descendants anglophones du
Québec partent avec un double handicap :
I'm seen as one of these people who advocate for change,
change in the way the White society see the Black people. In Quebec, change as
how the French sees the English ; so, in that capacity I am always advocating
for change (ANG02).
Ils ont en effet très peu de ressources identitaires
à mettre en commun avec leur société d'accueil :
People from African descent living in Quebec and Canada,
but I would say particularly Quebec, have a very difficult time. The reason is
very simple. The French Canadians since 1976 have suddenly find themselves in
the political arena, and they have passed Bill 101 to ensure that they are the
managers of Quebec. Nothing wrong with that. The only thing happens is that
while they are making sure that they are fighting the English so to speak and
making sure that they take hold of the government, then they have no time for
the Afro-canadian people. And no time is left. By the time they get around to
us, all the programs are finished, all the jobs are finished, everything is
finished, and they say, Oh I'm sorry, I didn't realize you were here! Because
we were never there anyway [rire] (ANG02).
Ce clivage n'est pas nécessairement admis par les
leaders francophones, mais il est nécessairement source de discordes. Un
leader haïtien dira d'ailleurs :
Lorsque nous rencontrons des groupes, moi, mes
interlocuteurs de la communauté noire anglophone, c'est Dan Philip,
c'est Noël Alexander, et tout récemment...le Révérend
Gray. Mais je suis toujours en totale contradiction ; parfaite et totale
contradiction, - je pèse mes mots quand-même - avec eux. Parce que
nous n'avons pas la même façon de voir les choses. Dans leurs
têtes, même s'ils ne le disent pas, « you french, you have an
advantage». Ça veut dire quand vous parlez français, vous
êtes Noir vous avez un avantage au Québec (HTI01).
Au total, cette étude nous a permis de vérifier
que l'identité n'est pas toujours une donnée anthropologique ou
ontologique préétablie et figée ; elle est souvent
tributaire du contexte social global où le groupe évolue.
La définition identitaire des Québécois
d'origine africaine et afro-descendante se retrouve aléatoire,
contingente et conjecturale : l'auto définition comme groupe
racisé est confrontée à la pluralité des origines
nationales et à la diversité des réalités
vécues, des besoins et préoccupations des groupes communautaires
qui les composent, rendant impossible toute définition
réifiée ou essentialisée. Or, en même temps,
l'histoire de l'esclavage, du colonialisme ainsi que la réalité
des discriminations sociales, n'ont fait aucun cas de ces nuances et
diversités internes des peuples afro-descendants : ils sont
contraints par le contexte social à agir, - ou plus exactement
réagir -, contre les préjugés et jugements
négatifs du reste de la société. Ainsi, la
représentation qu'ils ont d'eux-mêmes, entre l'impossible
«auto-racisation» et la racisation imposée (ou
supposée) par le reste de la société, se définit
par une autre forme d'identité mise en chantier, qui sera consciemment
élaborée, volontairement instrumentale, et va puiser dans tous
les matériaux historiques et culturels disponibles pour l'affirmation en
tant que groupe, pour répondre à la réalité du
racisme et des discriminations. Un leader haïtien l'explique :
J'espère qu'à long terme, nous vivrons dans
des sociétés où, les gens ne seront plus jugés sur
la couleur de leur peau, pour reprendre la vieille phrase de Marin Luther King,
mais nous sommes encore une société où les gens sont
discriminés sur leur apparence physique, sur la couleur de leur peau, et
les Noirs le savent très bien. Et donc, quelque part, le regard de
l'autre nous renvoie à une identité africaine canadienne. Donc,
quelque part, Sénégalais, Jamaïcains, Noirs anglophones,
Noirs américains, Haïtiens... se retrouvent tous dans une
identité qui est, je dirais, définie comme noire (HTI03).
Et un autre conclura :
La première des choses, c'est de se mettre
ensemble, qu'il n'y ait pas de Noirs africains, de Noirs jamaïcains, de
Noirs ceci de Noirs cela ; qu'on se mette ensemble. Chacun peut travailler de
son côté dans la communauté, mais, qu'il y ait un endroit
[pour se mettre ensemble] (HTI02).
En répondant ainsi à la question identitaire et
en se définissant négativement par la victimité, les
Africains et Afro-descendants du Québec se mettent dans la posture
nécessaire pour mener des revendications en tant que groupe et pour
tenter d'obtenir «le redressement de l'histoire», d'obtenir un
traitement différencié, voire même plus avantageux, de la
part de la société d'accueil. Mais pour cela, il faudra articuler
ces revendications en donnant à la mémoire un contenu
précis : c'est l'objet du prochain chapitre portant sur la
mémoire et sa transmission.
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