3.2. La réification identitaire et ses
défis
L'affirmation d'une identité collective afin de
légitimer les revendications sociales se trouve confrontée
à une sorte d'«implosion des causes», elle-même due
à l'implosion des identités observée depuis les
années 60. C'est que la logique de rejet de la domination, logique
d'affirmation identitaire initiée par le mouvement noir des
années 50 s'applique aujourd'hui à l'intérieur du
mouvement lui-même (pour peu qu'on puisse encore l'appeler
«mouvement»), où les subjectivités individuelles ne
peuvent plus être endiguées au profit d'une cause collective.
3.2.1. Le sujet et son autonomie
Le principal défi à la mobilisation sociale en
tant qu'Afro-descendants à Montréal, c'est la pluralité,
la différentiation ou la polarisation interne de ce groupe. Un leader
affirme par exemple que
Être noir, dans un premier temps, ça ne veut
pas dire que je dois épouser toutes les causes des Noirs. Parce qu'il y
a une tendance aussi non négligeable, c'est que tous les Noirs devraient
se connaître, tous les Noirs devraient s'aimer. C'est ça dans la
croyance populaire. Parce qu'étant donné que nous avons subi les
mêmes choses, nous avons mené les mêmes luttes, mais nous
avons oublié que nous avons grandi dans des pays différents ;
quels que soient les sévices que nos arrière-arrière
grands-parents ont subis, on ne méprise pas cette
situation-là ; c'est un certain corollaire qui va nous permettre de
nous entendre davantage. Mais je n'ai pas l'obligation de soutenir quelqu'un
parce qu'il est Noir (HTI01).
Cette démarcation, cette dissociation vis-à-vis
de certaines causes «raciales», ou cette relativisation de
l'intérêt collectif, est justifiée de plusieurs
manières :
- par la particularité des besoins (Noire, oui,
mais surtout Femme noire ; Noirs oui, mais aussi Anglophones dans un
pays francophone...),
- par une volonté d'autonomie,
- par un pragmatisme intéressé, semble-t-il, en
raison des avantages financiers (subventions) accordés en
préférence aux acteurs sociaux communautaires par les instances
municipales, provinciales ou fédérales, plutôt qu'aux
mouvements sociaux «racisés», qui sont moins soutenus par ces
paliers de gouvernement.
Alors, ces auto-démarcations sont tantôt
légitimées :
Quand on vient me dire que la communauté Noire est
divisée, je dis aux gens: mais regardez-vous, par exemple: est-ce que le
Québec est uni? Je dis il y a 50% des Québécois qui
veulent l'indépendance et 50% qui ne veulent pas: est-ce que vous
êtes divisés?. Je dis pourquoi en serait-il autrement de la
communauté haïtienne? Ou bien dans les communautés noires?
Pourquoi en serait-il autrement? Vous voulez que nous soyons unanimes tandis
que vous, vous ne l'êtes pas. Et puis ce qui est difficile à
accepter, c'est que nous le croyons. Ou bien la majorité d'entre nous
le croient. Mais moi je ne le crois pas. J'ai droit à mes dissidences
(HTI01).
Mais aussitôt, et à l'intérieur du
même discours, ces dissociations sont déplorées :
Dans la communauté noire, il y a un grand travail.
Ce travail là, malheureusement, il ne sera pas fait parce qu'il va
toujours y avoir des gens qui sont d'opinion différente, tant et aussi
longtemps que les gens n'admettront pas qu'il y a une réalité
première, qui dit que nous sommes Noirs et nous sommes
différents, et que nous avons le droit de discuter des choses qui nous
concernent de manière différente, pas pour plaire, mais juste
pour revendiquer (HTI01).
Cette apparente contradiction pourrait s'expliquer par une
volonté de pragmatisme qu'illustre bien le raisonnement de cet autre
leader :
Force commune, mobilisation... Pour faire quoi? Ça
dépend pour faire quoi, ça dépend des objectifs. Il y a
certains dossiers qui probablement vont nécessiter que les Africains et
Afro-descendants se mettent ensemble, pour faire avancer, comme il y a d'autres
dossiers qui sont carrément spécifiques. [...] il y a certains
sujets qui ne sont pas d'un côté ou de l'autre, des
préoccupations qui ne sont pas des préoccupations communes.
[...]. Donc il va falloir se mettre ensemble pour faire quoi? Ça peut
être important qu'on se mette ensemble sur des dossiers qui concernent
tous... parce que les besoins des communautés sont très
différents (HTI04).
Par endroits aussi, comme la logique de différenciation
ou de pragmatisme, le rejet de la rhétorique holiste se fonde aussi sur
le réalisme :
Je n'ai pas cherché à assumer un rôle
spécifique concernant les communautés ; parce qu'il faut partir
du raisonnement logique: quand on part de chez nous, on est déjà
divisé. En Afrique, il n'y a pas d'unité là-bas. Chacun,
finalement se reconnaît dans son ethnie propre. Donc il n'y a que
peut-être le Français et le gouvernement qui nous regroupent, mais
quand on rentre spécifiquement dans certains détails, c'est fini:
chacun se retrouve dans son ethnie. Donc je ne crois pas à cette
histoire de regroupement là. Moi je trouve que c'est utopique de penser
qu'ici au Canada, on pourra parler de regroupement (AFR03).
D'autres raisons sont avancées, comme
l'objectivité :
Je rentre dans une concertation pas parce que je suis
noir, je rentre dans une concertation parce qu'il y a une problématique,
il y a un problème qu'on veut résoudre... C'est arrivé que
je suis Noir: c'est correct. Vous aussi vous êtes Noirs, mais vous venez
du Congo, comprenez-vous? Ce que vous avez vécu au Congo, c'est pas
ça que j'ai vécu en Haïti. Vous êtes né
à Montréal. Ce que vous avez vécu à
Montréal. Ce n'est pas ça que j'ai vécu (HTI01).
Finalement, ce rejet de l'unanimisme communautaire pose un
réel défi à l'action collective, notamment celle de
l'alliance tripartite Anglophones, Haïtiens et Africains qui mène
des négociations politiques en faveur des Afro-descendants du
Québec. Les leaders semblent avoir fait le constat de n'être unis
que par la couleur de peau, l'histoire de l'esclavage et son corollaire qu'est
le racisme, et enfin par la discrimination et les préjugés
raciaux. Et l'on peut alors se demander si ces réalités
constituent une cause assez forte pour susciter l'action collective. Pour toute
réponse, on peut mentionner que la totalité des leaders
interrogés souhaitaient la formation d'un lobby d'Afro-descendants pour
l'action collective.
En effet, pour surmonter la polarisation interne, les
mêmes leaders cités plus haut, qui sont ouvertement autonomistes,
vont évoquer les vertus de l'unité et de la cohésion, que
sont la conciliation et la concertation:
... moi j'aurais aimé par exemple qu'il y ait plus
de concertation. Je comprends que pour faire de la concertation, il faut en
prendre et il faut en laisser, parce que concerter signifie laisser votre
stratégie principale et adopter la stratégie du groupe
d'ensemble (HTI01).
Mais lorsque les vertus de la conciliation ne sont plus
suffisantes, d'autres leaders y ajouteront l'efficacité de l'action
collective et concertée :
Sans renier d'où je viens, même à
travers [mon pays], il y a des tribus et tout. Je sais d'où je viens.
Mais je pense, quand on est dans une société comme celle-ci, il
faut vraiment viser ce qui nous réunit. [...] Y a plusieurs
communautés africaines. Mais il faudrait qu'on quitte ce
cercle-là... mono-ethnique: Sénégal, Guinée, Congo,
Cameroun,... Ça n'empêche pas que tu aies tes appartenances
nationales, ou de pays, ou tribales, mais je pense, à un niveau
supérieur... comment tu vas faire un lobbying avec juste des
Sénégalais? Ça fausse les données. Alors que si on
fait un lobbying des Africains, il y a de tout, on accepte tout le monde...
tout le monde se sent interpellé. Et même au niveau du
gouvernement, c'est plus facile pour gérer et même pour les
revendications. Sinon chaque pays va faire ses revendications: où est-ce
qu'on va s'en sortir? (AFR04).
La cause semble être plus entendue chez les Anglophones
que chez les francophones. Les leaders anglophones interrogés dans cette
enquête, ont surtout affiché une tendance à minimiser
l'origine nationale au profit d'une identité «noire». Alors,
la quête de l'homogénéité est plus prononcée
dans leur groupe :
I think that as Black people, regardless of where our
country of origin is... I think what we've come to realize in our dialogue with
our brothers and sisters from Africa or Haiti, is that as Black people, be it
French, English, or African, we all have, for the most part, the same issues.
The issues of racism and discrimination, the issues of the lack of equal access
to opportunities, to resources, to jobs,... we have similar issues, and we meet
to discuss those common issues (ANG02).
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