LA RICHESSE DU MATERIAU
Tout en brassant des influences marquées (Dunsany, Poe,
Machen, Ambrose Bierce...) et en explorant des voies techniques nouvelles, la
mythologie lovecraftienne maintient une cohésion saisissante qui,
alliée à la validité des concepts scientifiques
avancés, contribue à crédibiliser l'ensemble en tant
qu'univers. Univers d'autant plus autonome qu'il survit sans peine à son
principal instigateur pour s'ouvrir aux explorations ultérieures des
continuateurs du mythe. C'est ce que fait remarquer Jean Marigny3 en
se basant sur l'invention de livres maudits (et plus particulièrement du
Necronomicon4) pour parler de la naissance d'un
ésotérisme fictionnel5. .x Lovecraft a mis sa vaste
culture au service d'une oeuvre d'imagination extrêmement riche et
complexe qui s'est pérennisée après sa mort et qui reste
très vivante aujourd'hui >>.6
Pour se convaincre de cette richesse, posons les jalons
(repris comme base au cinéma ainsi que nous le verrons plus bas) de ce
monde auquel le nôtre se superpose7. .x Toutes mes histoires,
même si elles n'ont aucun rapport entre elles, se rattachent à une
tradition, une légende fondamentale selon laquelle ce monde a
été peuplé autrefois par des êtres d'une autre race
; adeptes de la magie noire, ils ont perdu leur emprise sur cet univers et en
ont été bannis mais ils continuent à vivre au dehors et
sont toujours prêts à reprendre possession de la terre
>>8, rappelle A. Derleth, ami, correspondant et fervent
continuateur de Lovecraft dans ses oeuvres. Sa Préface des
Légendes du mythe de Cthulhu offre une introduction
intéressante et synthétique de la mythologie instiguée par
le maître de Providence.
1 Au sens psychiatrique du terme, l'anxiété
désigne une peur sans objet défini.
2 On remarquera, d'ailleurs, qu'à partir de ce moment
précis, les suites ne sont plus des films d'épouvante ou
d'horreur : Aliens, de Cameron, est un film de guerre science
fictionnel, Alien3 de Fincher est un film technogothique à
forte composante mystique, et Alien - Resurection de Jeunet est un
survival fantastique. Le dernier moment réellement horrifique de la
tétralogie est celui de la découverte d'un nouvel
élément, la reine alien, à la fin de Aliens.
3 Marigny, Jean, Le Necronomicon ou la naissance
d'un ésotérisme fictionnel, in H.P. Lovecraft, fantastique, mythe
et modernité, Dervy 2002
4 Création de Lovecraft auquel référence est
faite dans nombre de ses récits. On se reportera à la
Chronologie du Necronomicon (History and Chronology of the Necronomicon,
1927) Dunwich , in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed.
Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
5 Les cartésiens pourront arguer que tout écrit
ésotérique est de nature fictionnelle, certes ; loin de se jeter
dans un tel débat, nous proposons de considérer que
l'ésotérisme mis en place par Lovecraft est fictionnel en cela
qu'il n'a de finalité que dans un univers lui-même fictionnel.
6 Op.cit. p.296
7 Voir p.7 et suivantes
8 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, 1968
in H.P. Lovecraft et August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu,
Pocket, 1989
C'est ainsi chez Dunsany qu'est prise l'idée d'un
panthéon imaginaire et une structure mythique fondés autour
d'entités comme Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, etc. Dans sa conception
mythologique, la théogonie est à la fois très
précise et assez sibylline pour garder une force d'évocation
inaltérée et pouvoir être investie par des "nouveaux
venus": les Dieux Très Anciens sont là à l'origine, mais
aucun n'est nommé à l'exception notable de Nodens,
présenté comme le maître du Grand Abîme (ils
interviennent peu). Un rang en dessous (on le suppose), plus actifs et
maléfiques, les Grands Anciens sont, eux, nommés : « Le plus
important d'entre eux est le dieu aveugle et idiot, Azathoth, fléau
amorphe de la confusion la plus profonde, qui blasphème et bouillonne au
centre de toute infinitude. Yog-Sothoth, partage l'empire d'Azathoth et n'est
pas soumis aux lois de l'espace et du temps (...). Nyarlathotep est
probablement le messager des Grands Anciens1 ; le grand Cthulhu
gît dans la cité cachée de R'lyeh, au fond de la mer ;
Hastur, l'Indicible, occupe l'air et les espaces interstellaires ; (...)
Shub-Niggurath, la chèvre noire aux mille chevreaux, vient
compléter la liste telle qu'elle a d'abord été
conçue. »2 Viennent plus tard des rattachements
d'entités datant d'avant que Lovecraft ait cerné le mythe :
Dagon, homme-poisson gigantesque, en est un bon exemple. Les zélateurs
de Lovecraft ne tardent pas à devenir des zélateurs du mythe, en
ajoutant d'autres entités plus ou moins complémentaires, telles
que Cthuga, Ithaqua ou les Lloigors pour Derleth, Chaugnar Faugn et les chiens
de Tindalos pour Frank Belknap Long, ou plus tard Ygolonac ou Glaaki pour
Ramsey Campbell, etc. Des lieux emblématiques sont créés
ou manipulés : Dunwich, le plateau de Leng, Kadath la cité d'onyx
des dieux, Kingsport (qui correspond à Marblehead), ou un
Salem3 remanié.
Tout ceci assorti de serviteurs plus ou moins
évolués comme les faméliques de la nuit et les goules
associés à Nodens, les oiseaux hippocéphales shantaks pour
les Grands Anciens, les créatures de la Lune pour Nyarlathotep, et bien
d'autres. Le mythe s'enrichit de plusieurs races dans l'univers physique, les
Anciens en Antarctique et leurs serviteurs protéiformes, les shoggoths,
les Yithiens, peuple conique disparu mais pratiquant la projection de leurs
esprit à travers le temps, les fungis (ou mi-go), insectes fongeux venus
de Pluton (nommée Yuggoth chez Lovecraft), etc.. Enfin, une
littérature maudite complète avantageusement la tableau : Le
Necronomicon, les Manuscrits Pnakotiques,
1 Ajoutons tout de même que Nyarlathotep a un rôle
plus polyvalent, plus méphitique au sein des Grands Anciens et des plus
mineurs dieux de la Terre, comme le prouve le tour cruel qu'il joue à
ces derniers par l'entremise de Randolph Carter à la fin de La
quête onirique de Kadath l'inconnue.
2 Derleth, August, Le mythe de Cthulhu, in H.P. Lovecraft et
August Derleth, Légendes du mythe de Cthulhu, Pocket, 1989 3 Vile
de Nouvelle Angleterre connue pour ses procès en sorcellerie au XVIII
eme siècle
mais aussi le Livre d'Eibon inventé par Clark
Ashton Smith1, L'Unausspreschlichen Kulten par Robert E.
Howard2, et ainsi de suite.
La grande touffeur de la mythologie la crédibilise,
ainsi que l'intégration plus ou moins apparente d'éléments
qui lui sont a priori exogènes : le Necronomicon,
originairement Al Azif, est assorti d'une chronologie qui
intègre des éléments historiques existants : les califes
Ummayades, Olaus Wormius, le pape Grégoire IX... Lovecraft
intègre des divinités mineures de mythologies anciennes, comme
Hypnos, dieu mineur grec. Il n'hésite pas à convoquer la science
(l'évocation de Pluton comme menace dans Celui qui chuchotait dans
les ténèbres, alors que son observation directe venait
d'être faite, ou encore la grande documentation tant géologique
que technique qui caviarde Les montagnes hallucinées) ou
d'autres auteurs (l'hommage rendu à Arthur Gordon Pym de
Poe3 dans ces mêmes Montagnes hallucinées). Ce
mode de fonctionnement (ajouts exogènes, écriture collective ou
semi-collective) rappelle celui des mythologies antiques, en particulier la
mythologie grecque4. Francis Lacassin remarque, à ce titre :
« Les amis cocélébrants ont enrichi également le
panthéon (...). Certains commentateurs se sont montrés
très sévères à l'encontre de ces créations
dérivées à la périphérie du mythe.
Seraient-ils aussi sévères pour les tâcherons anonymes qui
ont enrichi ou complété l'Odyssée ou Les mille et unes
nuits ? >>5 Certes, la mythologie lovecraftienne a ceci de
particulier qu'elle est étrangère au fait religieux d'un point de
vue sociétal6. Lovecraft est un matérialiste, et sa
création un pur avatar de l'esprit. Encore que le nombre constant de
personnes qui, en toute bonne foi, cherchent à se procurer des
éditions authentiques du Necronomicon démontre la
crédibilité de l'univers et du panthéon lovecraftiens :
« l'entreprise amicale de mythification a survécu à celui
qui l'avait orchestré. J'en ai eu la preuve (...) à Nice. Dans
une librairie ésotérique (...), j'ai entendu deux adolescents
demander si l'ouvrage exposé (...) était bien le Necronomicon
auquel Lovecraft faisait allusion. Le libraire a eu le triste devoir de
les détromper. >>7
Voilà donc une mythologie d'une grande richesse, qui
tend à s'étendre en termes de corpus, au fil des ajouts
successifs, et à l'instar des mythologies antiques, c'est
précisément ce foisonnement qui lui confère sa robustesse
: loin de remettre en cause les substrats existants, posés on l'a vu
avec une
1 Par plaisanterie, Lovecraft crée un prêtre du
culte d'Eibon nommé KLARKASH-Ton, homophone de Clark Ashton (Smith)
2 Le "père" de Conan le Cimérien
3 E. A. Poe, Aventures d'Arthur Gordon Pym, The narrative of
Arthur Gordon Pym of Nantucket1 838, traduction de Charles
Baudelaire, 1858, Le Livre de Poche, 1966
4 Par exemple la légende de Prométhée, dont
le foie, dévoré chaque jour par un aigle, se reformait chaque
nuit, était une parabole autour de la découverte médicale,
bien réelle, de la régénérescence des tissus
hépatiques.
5 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in
LOVECRAFT tome 1, p.604, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin
6 Contrairement à un Ron Hubbard, lui aussi romancier
(voir Battlefield Earth) avant de se lancer dans la Dianétique,
Lovecraft et ses correspondants n'ont jamais fondé de culte ailleurs
qu'au sein de leurs écrits.
7 Lacassin, Francis, Cthulhu: un culte en expansion, in
LOVECRAFT tome 1, p.605, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacassin
grande cohérence, les nouveaux éléments
nuancent et enrichis sent le tout. On considèrera à ce titre les
adjonctions aux Mystères du Ver 1que fait King dans
Celui qui garde le Ver2, ou encore
l'érotisme instillé par Stuart Gordon dans son Dagon :
« Cet érotisme, à la fois grotesque et inquiétant,
offre une extension thématique au mythe de Cthulhu, enrichissant par la
même occasion la perception contemporaine de l'univers de Lovecraft.
»3
C'est un fonctionnement que la mythologie lovecraftienne a en
commun avec le cinéma de genre, si l'on en croit Raphaëlle Moine
qui s'appuie en cela sur les études de Richard Perron4 : le
cinéma de genre se construit selon deux processus concomitants, la
pérennité des concepts, et l'effet de surprise et de
renouvellements ; processus qui peuvent eux-mêmes engendrer de nouvelles
traditions sur la base de celles qui existent déjà. Qu'il soit
cinématographique (et par extension audiovisuel) ou littéraire,
l'ajout s'intègre dans un tout qui en sort grandi. En effet, Jacques
Bergier rappelle ce principe énoncé par Pascal5 : si
l'on considère la connaissance comme une sphère, sa surface
externe, celle en contact avec l'inconnu, augmente plus rapidement (le
carré du rayon de la sphère pour être plus précis)
que son volume. C'est un principe qui s'applique dans le général
à l'humanité entière, mais dans le particulier, il
définit avec acuité le mythe lovecraftien. Un univers dont les
éléments existants sont présentés de manière
à donner l'impression d'être la partie émergée d'un
iceberg bien plus grand, par exemple par des descriptions volontairement
lacunaires : les manuscrits maudits ne se donnent à voir que par de
laconiques extraits, dont on nous précise de surcroît que nous ne
pourrions les comprendre que partiellement. Cet aspect "partiel"
réveille l'explorateur, fut-il un explorateur du conceptuel, chez
l'interlocuteur. Ainsi que le signale Gilles Menegaldo dans
Méta-discours ésotérique au service du fantastique
dans l'oeuvre de Lovecraft 6, La
répétition du motif, alliée à cette convocation
d'éléments exogènes, de cautions
extra-diégétiques, sont amenés à créer une
suspension d'incrédulité chez le lecteur, "nécessaire
à l'émergence de l'effet fantastique"7.
Ajoutons à cela la prééminence, dans la
diégèse globale du récit lovecraftien, du mythe
lovecraftien sur tous autres mythes, par l'aspect cosmique de celui-ci.
Lovecraft et ses cocélébrants intègrent par allusions,
comme si de rien n'était, des mythologies éxistantes via Hypnos,
l'Atlantide, etc. . Ces mythes sont alors phagocytés par un univers plus
vaste que celui qu'ils dépeignent. On peut considérer alors le
corpus existant comme un mythe matriciel dont tous les composants, loin
1 De Vermis Misteriis, de Ludwig Prinn, est une
création de Robert Bloch.
2 Pêle-mêle, on citera le rôle des
engoulevents, la secte de Boone, les manifestations physiques du Ver Corrupteur
ou les cadavres animés.
3 Portelli, Aurélien, in La revue du
cinéma, n°4, octobre - décembre 2006, p. 132-141
4 Moine, Raphaëlle, Les genres du cinéma, p.92,
Armand Colin, 2005
5 Bergier, Jacques, Lovecraft ce grand génie
venu d'ailleurs, in H.P. Lovecraft, Démons et Merveilles, 10/18,
1973
6 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité,
Colloque de Cerisy p 274, Dervy 2002
7 Op.cit.
s'en faut, ne sont pas inédits, mais dont l'agencement
s'avère novateur et les implications nouvelles et durables ; et qui
appelle de nouveaux éléments pour les intégrer à
son agglomérat. Le cinéma de genre ne pouvait que s'engouffrer
dans un univers-monde si riche de possibilités, qui de plus peut
être réellement amendé en termes narratifs par le
médium cinéma.
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