L'ECRITURE "NEO-IMPRESSIONNISTE" : UN POINT D'ENTREE
POUR LE CINEASTE
John Carpenter qui justement déclare en 2006 : .x
Lovecraft (...) What I like about him as a writer, is that his stories lead up
to the last sentence being a shock >> (Ce que j'aime chez Lovecraft
du
1 Rouyer, Philippe, Hommages et Pillages -sur quelques
adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in H.P. Lovecraft,
fantastique, mythe et modernité, p.407, Dervy 2002
2 Op.cit., p.407
3 Lovecraft, Howard Philips, The thing on the doorstep,
1933, Le monstre sur le seuil , in LOVECRAFT tome 1, collection
Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
4 Wade, James, Ceux des profondeurs, in LOVECRAFT tome 1,
collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis
Lacassin
5 King, Stephen, Celui qui garde le ver, in Danse
Macabre, J'ai lu, 1986
6 King, Stephen, Crouch End, in Rêves et cauchemars,
tome 2, J'ai lu, 1996
7 Matessino, Michael, John Carpenter's The thing :
the terror takes shape, in The thing, DVD distribué par Universal
pictures
point de vue de l'écriture, c'est que ses
récits mènent vers une dernière phrase qui constitue un
choc)1. En effet, on peut dégager, dans le
récit lovecraftien, un procédé qui revient souvent : celui
que l'on nommera écriture néo-impressionniste2.
Aurélien Portelli, dans son analyse du film de Stuart Gordon, Dagon,
déclare d'ailleurs: « Le style de Lovecraft repose sur une
sorte d'impressionnisme cauchemardesque. » 3
Le néo-impressionnisme, en peinture, consiste en une
série de touches très divisées qui, à mesure que
l'on prend une vue d'ensemble de la composition, dévoilent une image
figurative, grâce au principe du cercle de confusion : c'est la distance
d'observation à partir de laquelle une image basée sur une
structure en grain (image photographique, ou ici, néo-impressionniste)
présente une netteté.
Ce procédé, dans le récit lovecraftien,
prend la forme d'une distillation de détails tout au long du
récit, qui à l'instar des pièces d'un puzzle s'assemblant
sous nos yeux, finissent par dessiner une image dont l'effet choquant (pour le
personnage, et par extension pour le lecteur) vient précisément
du fait qu'il est révélé progressivement, ce qui produit
un effet "d'épiphanie gnoséologique induite"4.
Lovecraft l'exprime ainsi au début de L'appel de Cthulhu :
« Ce qu'il y a de plus pitoyable au monde, c'est je crois
l'incapacité de l'être humain à relier tout ce qu'il
renferme. (...) Un jour, cependant, la coordination des connaissances
éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes (...) qu'il ne
nous restera plus qu'à sombrer dans la folie ou à fuir cette
lumière mortelle (...). »
Prenons exemple sur un récit du cycle de Cthulhu,
L'abomination de Dunwich5 : Dans un trou de
campagne glauque de la Nouvelle Angleterre, Wilbur Whateley, nabot contrefait,
est engendré par une famille d'occultistes. Les circonstances de sa
conception (sa mère s'est retrouvée enceinte après avoir
couru sur un tertre par temps orageux), sa croissance physique et
intellectuelle extrêmement rapide, les détails de son apparence
qui l'éloignent de l'humain, la haine qu'en ont les animaux et plus
particulièrement les chiens à son encontre, ainsi qu'un trafic
étrange de bétail auquel il se livre dans une dépendance
de la ferme familiale, tous ces éléments inquiètent.
1 Carpenter, John, L'antre de la folie, interview du DVD
distribué par Seven 7, 2006
2 Le terme d'écriture impressionniste est
déjà usité pour désigner une thématique de
description de paysages lumineux par petites touches (ex. : Enfances
de N. Sarraute). Si nous employons le terme ici, nous ne le faisons pas
dans cette acception. Cependant, la notion de subjectivité est au coeur
des deux démarches, et est donc commune à l'acception
d'écriture néo-impressionniste qu'on se propose d'utiliser. En
effet, c'est d'un point de vue subjectif - celui du personnage ou du narrateur,
et de fait du lecteur - que ce type de construction est effectif.
3 in La revue du cinéma, n°4, octobre -
décembre 2006, p. 132-141
4 Si l'on nous passe cette expression un peu leste qui accole la
dimension gnoséologique du récit selon Todorov (voir p.6),
à l'induction de mécanismes mentaux chez Pavlov - l'inducteur
étant ici l'auteur même.
5 Lovecraft, Howard Philips, The Dunwich horror, 1928,
L'abomination de Dunwich , in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins,
ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin
On en découvre plus, sur sa famille, ses habitudes
occultes et la nature de ses activités domestiques, à ses
pérégrinations dans diverses bibliothèques dans le but de
consulter la littérature maudite. Tentant de voler le Necronomicon
(livre occulte effroyable entre tous) dans la bibliothèque de
l'université d'Arkham, il est tué par le chien de garde. On
découvre un cadavre mi-homme miautre chose (son "Père" qui n'est
autre que Yog-Sothoth, Dieu ancien et terrible), ainsi que ses notes, faisant
état d'une créature qu'il nourrissait dans la ferme en vue d'une
extermination de la race humaine. La créature invisible, affamée,
finit par s'enfuir et semer la désolation, pour enfin s'écrier
.x YOG-SOTHOTH ! FATHER ! >> avant de s'annihiler dans
une explosion putride. Armitage, l'enquêteur par les yeux de qui nous
avons vécu l'histoire, termine sur l'inéluctable conclusion :
.x C'était son frère jumeau, mais il ressemblait
plus au père. >>1
Les éléments, ici, se divulguent sur le mode de
l'enquête, enquête dont le lecteur est promu participant, par le
fait même de progresser dans la lecture du récit. A mesure que ces
éléments se mettent en place, l'image globale se dévoile
dans l'horreur cosmique de ses implications. C'est de la prise de conscience de
ce qu'il a lu, plus que des situations et péripéties2,
que naît le trouble du lecteur. On peut rapprocher cela de la
définition du récit anxiogène faite par Stephen King dans
l'indispensable avant-propos de son recueil de nouvelles Night Shift
3 : .x Une vieille légende conte l'histoire de sept
aveugles qui agrippent différentes parties d'un éléphant.
Le premier pense tenir un serpent, le second une gigantesque feuille de palme,
le troisième une colonne de pierre... Enfin, quand ils se sont tous
consultés, ils décident qu'il s'agit d'un éléphant.
(...) La peur nous rend aveugles et nous examinons chaque expérience
qu'elle nous fait vivre avec une intense curiosité (...). Nous en
percevons la forme. (...) Elle a l'apparence d'un corps sous un drap. Toutes
nos peurs s'additionnent pour n'en plus faire qu'une, qu'on pourrait
détailler ainsi : un bras, une jambe, un doigt, une oreille. >>
Au cinéma, la suggestion horrifique peut fonctionner
selon le même schéma. Dans le Alien de Ridley Scott, la
créature, à ses divers stades d'évolution et de
prédation, n'est jamais montrée en entier, mais toujours de
manière lacunaire. Ce morcellement, en empêchant une objectivation
de la menace, objectivation trop rassurante pour assurer la tension (selon le
principe que le diable que l'on connaît est préférable
à celui qu'on ne connaît pas4), crée la peur.
Figé dans l'impossibilité de circonscrire, conceptuellement
parlant, la menace que représente l'alien, le spectateur est en
1 Lovecraft, Howard Philips, L'abomination de Dunwich, in
LOVECRAFT tome 1, p.263, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la
direction de Francis Lacas sin
2 Même si l'art de ficeler une histoire captivante et
tonique n'est pas incompatible du tout avec cette dimension
épistémique : voir à ce titre Le cauchemar d'Innsmouth
ou la seconde partie d'A travers les portes de la clé
d'argent.
3 King, Stephen, Danse Macabre, Williams - Alta, 1980
(édition J'ai lu, 1986, p. 16 et suivantes)
4 On se situe bien entendu dans l'optique d'un spectateur de
1980, qui découvre le film et n'a alors aucun moyen, préalable au
visionnage, de connaître l'aspect général du monstre...
situation, le temps du film, d'anxiété
permanente1. Une fois l'épouvante consommée
(l'équipage est déjà décimé et Ripley prend
le dessus), l'on peut montrer le monstre en pied lors de son
anéantissement (la séquence du réacteur de la navette). La
menace est doublement annulée : dans l'espace de la narration et pour le
spectateur.2
|
|