LE RECIT LOVECRAFTIEN SOUFFRE T'IL D'UN MANQUE DE
"GENEROSITE" ?
En effet, l'action cinématographique classique demande
des interactions entre personnages, des conflits et des antagonismes. Le propos
n'est pas ici de nier d'autres démarches qui peuvent s'accommoder de
personnages seuls, d'absence de dialogues, ou d'action à proprement
parler, etc.. Le court-métrage proposé avec cet opuscule, +
1, explore d'ailleurs une expérience "lovecraftienne" faite par un
personnage seul, face à une menace diffuse, dans une temporalité
empruntée au cauchemar et sans qu'un mot soit prononcé. Cependant
face aux impératifs de financement et de distribution, nous
privilégions dans notre analyse un cinéma dit
d'entertainment. Faire un film de long métrage, cherchant
à rendre justice à l'ampleur des imageries et concepts mis en
oeuvre dans l'univers qui nous intéresse, demande des moyens qui ne
peuvent ignorer un contexte de distribution et de production classique. De plus
le récit lovecraftien (qu'on le considère comme fantastique ou de
fantasy) s'inscrit dans une notion de genre assortie de pré-requis
donnés. C'est la notion de "logique de répétition"
inhérente au cinéma de genre selon Raphaëlle
Moine1.
La configuration des récits lovecraftiens classiques
(comprendre les récits écrits par Lovecraft et ses
correspondants2), en termes humains, s'avère souvent assez
aride : on se trouve très souvent soit avec un personnage isolé
confronté plus à la dimension gnoséologique de ce qu'il
vit et/ou pressent qu'au péripéties à proprement parler,
soit à des groupes d'enquêteurs qui font bloc fasse à une
menace donnée3. Dans La quête onirique de Kadath
l'inconnue, l'expérience de Randolph Carter est solitaire, bien
qu'il interagisse avec des populations, signe des traités ou participe
à des actions de guerre. Il n'a pas de compagnon pour partager cette
expérience4 ni de réel antagoniste
"actif"5, et se trouve physiquement seul pendant deux bons tiers de
l'histoire. Le cinéaste se trouve donc dans la position de devoir
"peupler" un peu le récit qu'il se propose de porter à
l'écran. Les nécessaires considérations d'ordre
métaphysique, mythologique ou scientifique peuvent alors se faire de
manière fluide, via notamment le dialogue : si l'on revient à
l'adaptation de Dreams in the witchhouse, Gordon a gratifié le
héros, Gilman, d'une voisine mère célibataire (permettant
une implication émotionnelle plus grande quant aux sacrifices de
nouveaux-nés, puisque Gilman se trouve contraint d'occire
1 Moine, Raphaëlle, Les genres du cinéma,
p.90, Armand Colin, 2005
2 Les membres du "Cercle Lovecraft", ainsi que le rapporte
August Derleth dans sa préface à L'appel de Cthulhu :
Clark Asthon Smith, Robert E ; Howard, Robert Bloch, August Derleth
lui-même, puis plus tard Brian Lumley et J. Ramsey Cambell.
3 Les groupes d'enquêteurs et de policiers, ainsi que
l'équipage de Johanssen de L'appel de Cthulhu, La descente de
police d'Horreur à Red Hook (The horror at Red Hook, 1925), ou
encore la population vengeresse dans L'affaire Charles Dexter Ward
(The case of Charles Dexter Ward, 1927), sont des groupements
compacts dans lesquels seul le témoin ultérieur, qui rapporte les
évènements, est caractérisé.
4 Ce qui s'explique entres autres par la nature strictement
onirique de ladite expérience. Nous y revenons dans l'analyse de
L'antre de la folie.
5 Le Grand Ancien Nyarlathotep cherche certes à
entraver la progression de Carter, mais il s'agit d'une action occulte, le plus
souvent menée à travers ses serviteurs. De fait, mis à
part l'ultime rencontre avec une des apparences de Nyarlathotep, Carter
n'affronte que des séides.
l'enfant de sa voisine), et d'un voisin ayant
déjà subi les assauts de la sorcière par le passé,
ce qui confère plus de célérité à la
diégèse et permet de distiller les éléments de
l'histoire (notamment ceux antérieurs à l'arrivée de
Gilman) avec plus de fluidité.
L'autre problème dans un tel contexte de production,
est la quasi-absence de femmes et de relations amoureuses, comme
l'évoque Philippe Rouyer dans sa communication au colloque de
Cerisy1, .x la rareté des personnages féminins
constitue un sérieux handicap dans le contexte du cinéma
fantastique qui, traditionnellement, accorde une large place à l'image
de la femme et à l'érotisme. >>2 Chez Lovecraft
et ses continuateurs, on trouve en effet extrêmement peu de femmes
à quelques exceptions près, comme Asenath Waite dans Le
monstre sur le seuil 3 ou Joséphine Gilman dans Ceux
des profondeurs 4. Et encore, la première
s'avère être un sorcier réincarné qui cherche
à transférer son esprit dans le corps de son mari (et
voilà pour les relations amoureuses !) et la seconde est atteinte du mal
héréditaire d'Innsmouth qui transforme les descendants des
habitants en hommes-poissons. On se retrouve donc le plus souvent dans des cas
de figure où l'homme est seul face à l'étranger, au
monstre, à l'anomalie. C'est, notons-le, un problème qui se
trouve légèrement résorbé dans des récits
plus récents (on notera la relation fraternelle au centre de Celui
qui garde le Ver 5et le couple qui pérégrine dans
Crouch End 6 , de Stephen King). Le cinéaste est
donc contraint de d'introduire artificiellement un ou des personnages
féminins dans les films, personnages féminins qu'on trouve pas
préalablement. Le dernier film de studio à comporter
réellement un "all-male cast" est d'ailleurs le premier film de la
trilogie de l'Apocalypse de John Carpenter, récit filmique lovecraftien
que nous détaillons plus bas. .x J'ai trouvé
préférable d'avoir une distribution toute masculine parce qu'on
n'aurait pas à se poser la question de la séduction et qu'on
pourrait se concentrer sur le coeur du récit >>, confie-t-il dans
le long documentaire rétrospectif présent en bonus de The
thing.7
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