B. Les effets pervers de la Politique de
Cohésion
Venons-en à présent aux complications qui
peuvent surgir lors de la mise en oeuvre de la Politique de Cohésion.
Ces "imprévus" dont les modèles macroéconomiques ne
peuvent tenir compte et ont pourtant un certain pouvoir explicatif quant
à l'impact des Fonds européens sur la convergence.
Selon Puga (2001), Cour & Nayman (1999) ou Dall'erba &
Le Gallo (2003), l'une des principales complications résultant de la
Politique de Cohésion est le spillover effect. Près d'un
tiers des Fonds Structurels et deux tiers des Fonds de Cohésion sont
consacrés aux infrastructures de transport considérées par
la Commission Européenne comme un input majeur de la fonction de
production et donc comme un outil de développement. Mais Vickerman et
al. (1999) montrent que le réseau de transport européen est de
plus en plus composé de connexions de type hub-and-spoke
(centre et rayons). Autrement dit, les principaux projets de transport
visent à relier entre eux les grands pôles
économiques110. Pour la nouvelle géographie
économique, en présence d'une main d'oeuvre peu mobile et en
l'absence de fortes variations de salaires, une telle évolution peut
avoir des effets néfastes pour les régions pauvres proches du
réseau. Martin (2000), notamment, a montré que ce type
110 Particulièrement dans le cadre du "Trans-European
Transport Network" (TEN-T) comprenant 14 projets prioritaires et un grand
nombre de plus petits projets visant à faire disparaître les
principaux goulots d'étranglement du continent.
de réseau favorise les gros pôles vers lesquels
l'activité économique a tendance à migrer. Ces
concentrations deviennent de véritables centres stratégiques
incontournables. Les firmes qui s'y localisent profitent des
externalités positives de l'agglomération tout en faisant face
à moins de coûts de transaction. Il est, en effet, plus facile
d'atteindre n'importe quel endroit lorsque qu'on se trouve au carrefour de
plusieurs axes plutôt que simplement le long d'un de ceux-ci.
Le désenclavement des régions les plus
déshéritées peut donc avoir d'importants effets pervers
s'il se fait sans étoffer leur tissu industriel. Par exemple, Faini
(1983) a démontré que la réduction des coûts de
transport entre l'Italie du Nord et du Sud durant les années cinquante
avait accéléré la désindustrialisation du
Mezzogiorno qui avait ainsi perdu la protection dont il jouissait auparavant.
Pour l'ensemble de l'Union Européenne, Vickerman et al. (1999) et Martin
(2000) s'accordent pour affirmer que la promotion de la croissance globale par
des réseaux de transport interrégionaux peut ne
bénéficier qu'aux régions déjà
favorisées, principalement du centre de l'Europe. Soulignons tout de
même que si les infrastructures de transport entre régions peuvent
léser les régions les plus vulnérables, ce n'est pas le
cas des infrastructures locales intra-régionales.
Dans un autre registre, pointons aussi le principe
d'additionalité sur lequel s'appuient les Fonds Structurels : les Fonds
européens ne peuvent, en aucun cas, entraîner une diminution des
aides nationales aux régions concernées. Les exigences de
cofinancement n'empêchent pourtant pas toujours, dans la pratique, un
phénomène de crowding out111. Il
arrive inévitablement que des aides européennes se substituent
aux financements nationaux. La tentation peut en effet être grande de
réorienter des fonds nationaux initialement alloués aux
régions déshéritées puisque l'Union
Européenne "se charge" du développement régional. Vu la
diversité des taux de cofinancement, il est tout à fait possible
qu'une des conséquences du soutien européen au
développement d'une région retardataire soit le retrait partiel
des aides nationales à cette région. Bachtler & Taylor (1996)
prétendent même que le cofinancement exigé par la
Commission n'est qu'un pur exercice administratif, non respecté dans les
faits. Ederveen et al. (2002) ont tenté d'estimer l'ampleur de ce
phénomène de crowding out, c'està-dire de voir si
les régions défavorisées auraient reçu plus d'aides
de la part de leurs autorités nationales en l'absence de Fonds
européens. D'après cette étude, dans les 31 régions
liées à l'Objectif 1, un euro d'aide européenne diminue en
moyenne les transferts nationaux de 17 centimes.
111 Voir notamment Dignan (1995), Bachtler & Taylor (1996),
Ederveen & Gorter (2002), Ederveen et al. (2002) ou encore Stoianov
(2002)
Le principe d'additionalité peut être la source
d'un autre souci. Comme le souligne Stoianov (2002), les régions les
plus nécessiteuses peuvent parfois rencontrer de sérieuses
difficultés pour rassembler les sommes nécessaires au
cofinancement des projets. Devant l'attrait des Fonds européens, les
pouvoirs publics locaux peuvent être tentés de fournir un effort
budgétaire considérable pour parvenir au cofinancement requis.
Ces efforts, uniquement destinés à décrocher les aides
européennes, peuvent relever davantage de raisonnements opportunistes et
nuire en fin de compte à la croissance de la région.
Les critères de sélection établis par la
Commission Européenne pour décider de la participation à
un projet peuvent avoir certains effets pervers assez proches du
problème précédent. Les autorités régionales
peuvent, en effet, être davantage animées par le souci d'obtenir
des Fonds plutôt que par la croissance et le développement
régional proprement dit. Ce comportement de rent seeking
évoqué par Ederveen & Gorter (2002) consiste à
proposer des projets susceptibles d'attirer des aides extérieures
plutôt que les projets les plus porteurs pour une région. C'est
alors une sorte de jeu de séduction dont l'objectif ultime est d'attirer
un maximum de fonds extérieurs. Cette pratique, courante et bien connue
dans les pays en développement, est évidemment la hantise de tous
les bailleurs de fonds.
Dans un autre registre, selon Boldrin & Canova (2001), la
Politique de Cohésion aurait pour principal effet de retarder la
convergence en réduisant encore davantage la mobilité de la main
d'oeuvre européenne. Les Fonds Structurels encourageraient la main
d'oeuvre des régions les plus pauvres à y rester plutôt que
de migrer vers les régions les plus développées. Le
processus d'égalisation des salaires s'en verrait sérieusement
affaibli de même que la convergence qui en découle.
Pour d'autres auteurs, l'absence de résultats tangibles
s'expliquerait davantage par la modestie des moyens mis en oeuvre et par
l'éparpillement des efforts consentis. Ainsi, selon Buzelay (1996), la
faiblesse des résultats peut s'expliquer par l'insuffisance des moyens
financiers octroyés aux régions couvertes par l'Objectif 1. Il
faut reconnaître que si la politique régionale européenne
représente une part importante du budget de l'Union Européenne,
les Fonds Structurels restent souvent bien modestes relativement aux transferts
observés dans le cadre de politiques régionales menées au
niveau national. Stoianov (2002) va dans le même sens et rend le faible
niveau général de financement responsable des piètres
résultats enregistrés.
Beaucoup pensent que le saupoudrage des ressources et le
manque de concentration des énergies observé lors des deux
premières périodes de programmation112 ont conduit
à d'importants gaspillages. Ce n'est qu'en 2000 que la Commission a
entrepris de mieux cibler ses efforts en diminuant le nombre d'Objectifs au
profit des régions les plus nécessiteuses. Cependant, pour
Vanhove (2000), l'éparpillement demeure trop grand. Selon Bachtler &
Turok (1997), les Initiatives Communautaires que nous avons déjà
évoquées incarnent véritablement ce gaspillage. Ils les
estiment totalement superflues : s'attaquant aux mêmes problèmes
que les programmes régionaux et sectoriels, elles seraient de tailles
trop modestes pour espérer avoir le moindre impact significatif et
surtout elles créeraient un surcroît de bureaucratie inutile.
Plusieurs des remarques ci-avant renvoient au débat
entre équité et efficience introduit par la nouvelle
géographie économique. "D'un point de vue global, même
si l'apport des Fonds Structurels est profitable aux régions pauvres, il
peut être économiquement plus efficace d'investir ces ressources
dans des régions plus riches oil les taux de rendements sont
supérieurs." (Cour & Nayman, 1999, p. 3). La question est donc
la suivante : les Fonds Structurels doivent-ils, dans l'espoir d'un futur effet
de propagation, accentuer le rôle de locomotives de certains pôles
ou bien est-il préférable de réduire les
inégalités régionales le plus rapidement possible au
risque d'obtenir un taux de rendement social nettement plus faible? La
Politique de Cohésion renforce-t-elle la tendance spontanée
à la polarisation intra pays ou bien, dans un souci
d'équité (immédiate), s'obstine-elle à contrecarrer
cette évolution?
Le degré de redistributivité élevé
que nous avons constaté plus haut laisse penser que la Commission, dans
le cadre de sa politique régionale, a résolument pris le parti de
l'équité plutôt que de l'efficience. Pour De la Fuente
& Vives (1995), les efforts de redistribution ont un véritable
coût d'efficience. Pour illustrer cela, ils présentent le cas
espagnol : si tout l'investissement public espagnol avait été
alloué aux régions selon les principes redistributifs des Fonds
Structurels, la réduction des inégalités aurait
été deux fois supérieure, mais le PIB aurait
été inférieur de 1,2%. Pissarides & Wasmer (1996)
arrivent aux mêmes conclusions en se penchant sur le cas du Portugal,
où l'effet des infrastructures de transport sur l'investissement
privé y apparaît beaucoup plus important dans les régions
relativement plus riches.
112 De 1989 à 1993 et de 1994 à 1999.
Pour Martin (1998), le taux de rendement social113
des projets financés par l'Union Européenne est en
général relativement faible. Cela s'explique, entre autres, par
des distorsions dans l'analyse coûts-bénéfices : les
régions observeraient le bénéfice total d'un projet, mais
ne tiendraient pas compte des aides européennes lors de
l'évaluation des coûts. D'autre part, il faut bien admettre, dans
une certaine mesure, que cela correspond à la philosophie de la
Politique de Cohésion : permettre la réalisation de projets qui,
autrement, n'auraient pas été entrepris.
Si le degré de redistributivité des Fonds
Structurels est important, il ne signifie pas pour autant l'abandon du souci
d'efficience. "Des considérations d'efficience peuvent inciter
à limiter la redistribution primaire associée aux Fonds
Structurels. " (Fayolle & Lecuyer, 2000, p. 192). Ainsi certaines
régions, relativement riches, sont parfois assez bien dotées en
Fonds Structurels, car on nourrit l'espoir d'en faire des leaders
économiques capables d'entraîner la croissance nationale et celle
des régions déshéritées environnantes. Cette option
a, par exemple, été préconisée pour l'Irlande et
l'Espagne114. Une répartition plus redistributive des Fonds
Structurels réduirait sans doute certaines inégalités
régionales, mais pourrait, par la même occasion, freiner la
croissance collective.
113 Pour rappel: taux de rendement total pour la
société en général.
114 De la Fuente & Vives (1995).
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