I. Schumpeter : « le processus de
création destructrice »
Il considère que l'innovation est
temporaire. Une fois son cycle finit, une innovation fondamentale
apparaît, et autour d'elle se développe une grappe d'innovations
incrémentales, qui ainsi associées permettront de créer un
nouveau bien ou un nouveau procédé. Ceci explique bien le terme
de « création
destructrice ». Autrement dit, une innovation
en remplace une autre.
L'innovateur qui investit dans la recherche et le
développement, le fait espérant ainsi obtenir une rente de
monopole, lui permettant de recouvrer les coûts engagés et de
faire un bénéfice. Aussi pour Schumpeter, la concurrence
est néfaste pour l'innovation car elle va réduire la rente de
monopole et donc l'incitation à innover.
La vision de Schumpeter
« légalise » en quelques sortes
le monopole et va ainsi à l'encontre de la
politique de la concurrence. Pour lui, le monopole est la forme d'entreprise
qui permet d'inciter le plus les entrepreneurs à innover.
Il argumente sa vision en précisant que
l'activité de R&D est une activité dans laquelle il existe
des rendements d'échelle. Aussi, une innovation sera plus facilement
diffusée au sein d'une grande entreprise.
Cet argument peut être complété par un
argument de course à l'innovation. En cas de course à
l'innovation entre un monopole et son concurrent, si le monopole innove en
premier, il conserve son pouvoir de monopole. Si, au contraire le rival
potentiel innove en premier, le marché se transforme en duopole. Par
conséquent, le monopole a donc plus à perdre que son rival s'il
n'innove pas, étant donné que le profit de monopole est
supérieur à la somme des profits en duopole.
Un dernier argument qui vient renforcer la thèse de
Schumpeter, consiste à dire que puisque les marchés financiers
sont imparfaits, les entreprises doivent financer en partie leurs
investissements en R&D sur leurs ressources propres. Les grandes
entreprises qui disposent de ressources propres plus importantes ont donc plus
de capacités à innover que les entreprises de moindre taille.
La concurrence ne favorise pas l'innovation car
l'entrée de concurrents réduit la rente de monopole
qu'espère acquérir un innovateur afin de recouvrir ses
coûts et de dégager un bénéfice.
II. Arrow : « l'effet de
remplacement »
Selon Schumpeter, l'incitation à innover provient de
l'espoir d'obtenir la rente de monopole. Il est intéressant de se poser
la question de la réelle motivation pour l'activité de
R&D.
En 1962, Arrow s'intéressait aux gains de l'innovation
pour une entreprise qui est seule à faire de la R&D, sachant que son
innovation est protégée par un brevet d'une durée
illimitée 1. L'objectif étant d'isoler
l'incitation à innover pure, c'est-à-dire celle qui est
indépendante de toutes considérations stratégiques, comme
la préemption. On laisse ainsi l'analyse des coûts liés
à l'innovation.
Dans ce dessein, nous considérons une innovation de
procédé, c'est-à-dire une innovation permettant d'abaisser
le coût de production du bien. Cette innovation permet de réduire
le coût moyen d'un bien d'un niveau initial élevé à un niveau . Nous cherchons à
déterminer la valeur d'une innovation, c'est-à-dire combien une
entreprise est prête à payer l'acquisition de cette technologie
sachant qu'aucune autre firme ne l'achètera. Pour avoir un point de
repère, nous commencerons par considérer l'incitation à
innover d'une firme gérée par un planificateur.
i. Planificateur social
Supposons que l'incitation à innover d'un planificateur
social soit égal à l'accroissement de surplus social net
généré par l'innovation. Le planificateur cherche à
maximiser le surplus du consommateur, aussi il fixe un prix égal au
coût marginal, c'est-à-dire avant l'innovation et
après .
Le surplus social net additionnel par unité de temps
vaut :
Si le taux d'intérêt est constant, la valeur
actualisée à l'instant 0 de l'innovation est donnée
par :
ii. Monopole
Ayant un benchmark, c'est-à-dire une mesure
théorique, nous pouvons maintenant analyser la valeur d'une innovation
pour une firme en monopole aussi bien sur le marché des produits que sur
celui de la R&D. Nous savons que , où est le prix de monopole,
fonction du coût .
La valeur de l'innovation pour le monopole correspond au
différentiel de profit actualisé qu'il fait avec les deux
technologies différentes. Autrement dit, l'incitation à innover
d'un monopole est égal à :
__________________
1 le cas plus réaliste d'un brevet
limité ou d'une innovation obsolète s'analyse de la même
manière.
Puisque, pour tout ,
il est clair que l'incitation à innover du monopoleur est
inférieure à celle du planificateur . En effet, quel que soit
le coût, le prix fixé par le monopole implique une production
inférieure à celle de l'optimum social. Ainsi la réduction
des coûts ne s'applique qu'à un petit nombre d'unités. Le
monopole ne peut pas s'accaparer tout le surplus social.
iii. Concurrence
Considérons une situation initialement concurrentielle.
Un grand nombre d'entreprises produisent un bien homogène avec une
technologie caractérisée par un coût marginal . Ces entreprises sont
engagées dans une concurrence en prix à la Bertrand, de sorte que
le prix du marché est , ainsi les entreprises
font un profit nul. La firme qui détient la nouvelle technologie
caractérisée par le coût se voit accorder un
brevet.
Soit le prix de monopole, il existe deux possibilités : et.
Dans le second cas, la firme innovante fixe son prix de
monopole et les autres entreprises, moins efficientes, ne produisent
rien ; on dit que l'innovation est drastique.
Dans le premier cas, l'innovateur est obligé de fixer
le prix , parce
qu'il y'a une offre concurrentielle de la part des entreprises. On dit alors
que l'innovation est non drastique. Dans ce cas, l'incitation à
innover en situation de concurrence est égal à :
Notons que par hypothèse, et donc pour tout , d'où l'on
déduit que .
D'autre part, pour tout , et donc .
Ainsi dans les deux cas, .
En dehors de toute considération stratégique, le
monopole est moins enclin à innover qu'une firme en concurrence.
En innovant, le monopole gagne moins qu'une entreprise
concurrentielle parce que le monopole se remplace lui-même quand
il innove, alors qu'une société concurrentielle devient un
monopole.
Autrement dit, Arrow démontre, contrairement
à ce que stipule Schumpeter, que l'incitation à innover est plus
grande dans un marché concurrentiel que dans un marché en
monopole. En effet, plus l'intensité de la concurrence sera
élevée, plus les entreprises seront incitées à
innover pour survivre et rester sur le marché.
Il définit ainsi la
notion d' « effet de remplacement », ou
d' « effet de cannibalisation », qui mentionne que
l'incitation à innover provient du différentiel de profit. Si ce
différentiel est positif, l'entrepreneur a intérêt à
innover et continuer à produire son bien. L'incitation qu'une entreprise
a à innover ne dépend pas de la valeur du brevet dans l'absolu,
mais de ce qu'elle gagne à innover.
Une entreprise qui a un profit très faible a donc une
incitation privée plus forte à innover qu'un monopole qui a
déjà un profit plus important.
En effet, l'innovation est un processus de
"destruction créatrice de valeur". Chaque innovation va
créer une externalité négative pour le détenteur de
l'innovation détruite.
Un monopole qui innove se voit donc contraint à
détruire sa précédente innovation. Par conséquent,
il sera moins enclin à innover.
L'effet de « remplacement »
présenté par Arrow, stipule que le monopole est moins
incité à innover qu'une entreprise en concurrence, car le
différentielle de profit est moindre. Autrement dit, la concurrence
favorise l'innovation. Cette vision est opposée à celle de
Schumpeter.
Le débat est lancé, nous allons poursuivre notre
analyse de la relation entre concurrence sur le marché des produits et
innovation dans différents cadres d'études afin de savoir si on
peut conclure ou non sur une forme unique de cette relation. Nous commencerons
par étudier l'incitation à innover d'une firme en place, qui fait
face à des entrant potentiels dans le cas où l'innovation est un
processus déterministe ; mais également lorsque le processus
de découverte est stochastique.
Firme en place et nouvel entrant :
Pour mieux comprendre le rôle de la concurrence sur
l'incitation à innover, nous analyserons le cas où une firme en
monopole sur le marché fait face à l'entrée de concurrents
potentiels.
Nous verrons ainsi comment la menace de l'arrivée de la
concurrence affecte le comportement stratégique de la firme en place.
Pour étudier cela, nous allons développer le
modèle présenté dans l'article :
Richard J. Gilbert and David M. G.
Newbery (1982): « Preemptive Patenting and the Persistence
of Monopoly ».
Cet article démontre, contrairement à la vision
Schumpétérienne, qu'une firme en monopole menacée par la
concurrence sera incitée à se lancer dans une activité de
R&D anticipée.
Cependant, ce résultat ne fait pas l'unanimité
au sein des économistes. Les résultats de Gilbert et Newberry
tiennent à l'hypothèse que le processus de
découverte de l'innovation est déterministe.
D'autres économistes, comme J F. Reinganum supposent que l'innovation
n'est pas certaine et démontrent que le monopoleur est moins
incité à innover que les entrants potentiels.
Ainsi, nous analyserons également le modèle
développé dans l'article :
Jennifer F. Reinganum (1983): «Uncertain
Innovation and the Persistence of Monopoly ».
1ère PARTIE : Richard
J. Gilbert et David M. G. Newbery (1982): « Preemptive
Patenting and the Persistence of Monopoly ».
Les firmes dominantes ont reçu beaucoup d'attentions
dans la littérature économique. Par exemple, George
Stigler soutient que les forces de la sélection naturelle sont
puissantes, aussi les firmes qui restent dominantes sont des
sociétés performantes dans la gestion ou dans l'activité
de recherche et développement. D'autres, tels que
O.Williamson, pensent que les imperfections du marché sont
responsables, en partie, de la persistance des entreprises
dominantes.
Ce papier prend une tournure différente. Il nous fait
se demander si les institutions, misent en place comme le système de
brevet, créent des opportunités pour des firmes en monopole de
maintenir leur pouvoir de marché.
Gilbert et Newberry démontrent que plus
tôt est anticipée une action, plus fort peut être son impact
(négatif) sur le concurrent potentiel. Ils établissent
que sous certaines conditions, une firme en monopole est incitée
à maintenir son pouvoir de marché en faisant breveter des
nouvelles technologies avant ses concurrents potentiels. Cette
activité peut déboucher sur des brevets qui ne seront jamais
utilisés ou dont les licences ne seront jamais cédées. Ce
type de brevet est appelé « sleeping
patents ». Le brevet anticipé n'est pas sans
intérêt. La société SCM a d'ailleurs
réclamé plus de cinq cents millions de dollars en dommages et
intérêts à la Société Xerox pour avoir (entre
autre comportements anticoncurrentiels) maintenu une « forêt de
brevets » contenant des innovations jamais utilisées ni
concédées par des licences.
Dans une première section, nous chercherons à
comprendre l'incitation à se lancer dans une activité de R&D
anticipée, dans un marché où se trouve un monopoleur
sortant et une seule technologie de remplacement brevetable. Ce cadre
très simple permet d'identifier l'incitation à innover dans une
invention novatrice. Puis, dans une deuxième partie, nous
étudierons différentes questions, dans le cadre que l'on aura
défini, notamment la question de la crédibilité et
des « sleeping patents ». La
troisième section développe un modèle plus
général. Il permet d'analyser l'interaction stratégique de
l'activité d'investissement et du brevet ; la conséquence
d'une protection limitée des brevets et de plusieurs technologies
potentiellement brevetables et les effets de l'incertitude sur l'anticipation
de la décision.
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