Les
conditions de production
Prenons enfin les conditions
de production comme un facteur majeur d'influence sur le discours. En France
comme au Québec, le processus d'écriture et le choix de l'angle
pour aborder certains aspects se décline de la même
manière.
Discours majeur, celui-ci
est envisagé à long terme, et son processus de construction
débute au minimum deux mois à l'avance. Nous mobiliserons
particulièrement l'exemple de la rédaction des discours de Jean
Charest en 2003 et 2006 dont nous avons pu connaître les détails
et dont le processus reflète d'une manière générale
la construction de la plupart de ce genre de discours76(*). Ainsi, de nombreux acteurs
apportent leur contribution lors de la préparation.
Tout d'abord, signalons que
les discours ne sont jamais écrits par le Premier ministre en personne,
mais ils sont délégués à des conseillers en
communication que l'on nomme parfois « nègres »,
« plumes de l'ombre » ou
« speechwriters »77(*). Ces individus travaillent souvent au sein même
du cabinet ministériel, mais ils choisissent parfois de travailler
à domicile en tant que consultants pour s'éloigner de toute forme
de pression. C'est le cas de Pascal Servant qui a rédigé le
discours de Jean Charest en 2003. On retrouve généralement chez
ces conseillers le même type de parcours : hommes de lettres, ils
ont souvent été journalistes, et leur passion pour
l'écriture les a conduit à assister les mots du pouvoir. Prenons
l'exemple de Jean-François Lisée, ce
« speechwriter » de Jacques Parizeau puis de
Lucien Bouchard est directement issu du journalisme. Pigiste pour Le
Monde, Libération et l'Express, il fut ensuite
correspondant à Washington pour La Presse, et
l'Événement du Jeudi. L'actuel directeur du centre
d'études et de recherches internationales de l'Université de
Montréal passa de la plume à l'action en 1994, et son rôle
évolua en celui d'un conseiller stratégique.
La conception du discours
est initiée par le Premier ministre ou par son chef de cabinet. En
France et au Québec, le professionnel de l'écriture rencontre
généralement le politicien afin de se placer sur la même
ligne et de lui proposer un parcours intellectuel dans le traitement des
thèmes principaux. Dans le cas de Jean Charest, le processus de
construction revient à l'initiative de Stéphane Bertrand son chef
de cabinet. Selon ses proches collaborateurs, Jean Charest est
négligeant vis-à-vis de ses discours et délègue
bien volontiers cette tâche ardue à son entourage. À
l'opposé, Lionel Jospin donnait une place centrale à ses moindres
propos et veillait avec une attention perfectionniste à disposer de
discours d'une grande qualité. Il imposait d'ailleurs à ses
équipes de nombreuses relectures et retravaillait lui-même
longuement les discours.
Une fois le départ
donné, le discours est sans cesse travaillé et remodelé.
Le conseiller en communication commence par produire un squelette du discours,
puis une version rédigée. Richard Vigneault souligne que son
objectif lors de l'écriture est de « donner de l'altitude, un
Premier ministre doit voler haut ». Ces véritables auteurs se
fixent des objectifs élevés et prennent beaucoup de temps pour
lire, réfléchir, et s'imprégner du contexte
d'énonciation avant de se lancer dans la rédaction.
Outre la fonction
d'écriture, de très nombreux intervenants participent à
l'élaboration du contenu des discours. Le moteur central de cette
dynamique est le couple constitué par le chef de cabinet et le directeur
des communications. Mais se greffent ensuite les nombreux spécialistes
de domaines connexes. Ainsi, les rédacteurs des discours feront appel
à l'expertise du conseiller économique, du directeur des
politiques, du responsable des relations extérieures, de la personne qui
s'occupe des dossiers jeunesse, emploi... Chacun vient apporter sa contribution
ou une relecture pour valider la pertinence du propos. Notons qu'au
Québec les députés et futurs ministres viennent
quémander une phrase à leur égard afin de disposer d'une
caution institutionnelle du Premier ministre. Au final, pour le discours de
Jean Charest en 2006, pas moins de soixante personnes seront intervenues sur un
discours qui aura évolué à travers quatorze versions
différentes, la dernière étant finalisée quelques
minutes avant la déclaration.
Il convient maintenant de
s'interroger sur l'aspect personnel du discours, comment pouvons-nous
l'attribuer à un Premier ministre qui ne l'a même pas
conçu ? On ne peut nier que le Premier ministre ne tient pas une
place majeure, mais il s'approprie tout de même son discours. Tout
d'abord, il faut souligner que les conseillers en communication
s'imprègnent du « parlé » du personnage afin
de lui écrire un discours proche de sa personnalité. Dans le cas
de Jean Charest, son conseiller Pascal Servant souligne qu'il essaye de capter
un style en fonction de la manière dont s'exprime le politicien. Il
avait dans ce cas la consigne supplémentaire d'écrire des phrases
courtes. Lors des relectures et jusqu'à la dernière minute, le
Premier ministre impose certains changements de style et de termes. C'est ainsi
que Denis Monière a démontré que les deux discours
d'ouverture de Jacques Parizeau et Lucien Bouchard, bien qu'ayant
été écrits par la même personne (en l'occurrence
Jean-François Lisée), sont bien emprunt du style personnel du
Premier ministre. Il a prouvé en comparant avec des exercices de
conférences de presse que le chef du gouvernement s'appropriait
réellement son texte.
Bien que le discours soit lu
à partir d'une version rédigée et non à partir de
notes, il est fréquent qu'un orateur
« sorte » de son texte. Souvent, le Premier Ministre
rajoute quelques éléments qui avaient été
supprimés dans des versions antérieures en fonction du
déroulement de son élocution et de son ressenti personnel. Ces
hommes politiques disposent d'une très grande connaissance de leurs
dossiers ce qui leur permet une aisance du propos. Cet aspect vient renforcer
notre perspective associant réellement la parole à son orateur.
Par exemple, Jean Charest est sorti de son dernier discours durant une
quinzaine de minutes. Il s'agissait d'anecdotes vécues lors de
récentes tournées dans les régions. Pour son conseiller en
communication, ce fait relève d'une volonté de l'homme politique
de « faire le pont avec son auditoire ».
Nous venons donc de
démontrer qu'il existe des contraintes institutionnelles sur les
discours. Un état de la littérature a permis de dresser un
panorama des déclarations gouvernementales en général,
puis nous avons pu réduire l'analyse au cadre du Québec et de la
France. Une contextualisation historique a permis de nous familiariser avec
deux régimes politiques distincts dont l'évolution politique
récente est bien différente. Au terme de ce premier chapitre, il
faut remarquer que des contraintes pèsent sur les deux discours, mais
celles-ci ne sont pas les mêmes. Cependant, elles agissent par un
mécanisme similaire sur des variables que partagent les deux types de
discours étudiés. Ainsi, nous retrouvons un propos
réalisé d'une manière équivalente sous une forme
programmatique, destiné à une énonciation
d'assemblée dont les auditoires sont divers et multiples.
Désormais, nous allons
démontrer empiriquement grâce au recours à la
lexicométrie les effets de cette contrainte institutionnelle. En outre,
le chapitre suivant nous permettra de mettre à jour tous les
éléments réunissant les discours de notre corpus. Tout
d'abord, nous mettrons à jour cette contrainte discursive avant de
comparer les styles de chaque Premier ministre.
* 76 Sources : Patrice
Servan, Plume de Jean Charest pour son discours inaugural de 2003, actuellement
consultant en communication pour le parti Libéral ; et Richard
Vigneault, auteur du discours inaugural de D.Johnson en 1994 et de Jean Charest
en 2006 ; rencontre à Outremont, 31 mars 2006.
* 77 Emmanuel Faux, et al.,
Plumes de l'ombre, Les nègres des hommes politiques, Paris,
Ramsay, 1991, 266 pages.
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