Une forme
programmatique
La question de la forme du
discours est également au coeur du processus de contrainte
institutionnelle. Le XXe siècle a réellement
sacralisé un discours très général et
programmatique. Long, insistant sur des valeurs et offrant un catalogue de
mesures, ce discours s'impose d'évoquer tous les groupes sociaux et
leurs intérêts. Chacun souhaite entendre des propos allant en sa
faveur, et comme le tiers secteur, les amis politiques, et tous les groupes
d'influence sont nombreux, le discours prend parfois des proportions
démesurées. D'ailleurs, c'est cet aspect programmatique qui lui
donne sa forme. Celui-ci est long et il apparaît difficile de lui donner
du rythme, même avec un bon fil conducteur. En réalité,
balayer un horizon aussi vaste que celui des actions d'un gouvernement conduit
à évoquer à la suite des objets aux antipodes les uns des
autres. Raymond Barre résume parfaitement le poids de ces contraintes
dans cette déclaration :
« Le discours de
politique générale, qui présente l'action d'un
gouvernement devant le Parlement ne doit rien, absolument rien négliger.
Ni personnes. Tout doit être dit, promis, daté, chiffré.
Même si la précision peut s'accompagner de souplesse et de
garde-fous notamment pour éviter plus tard de trop douloureux rappels
d'engagement. Les priorités de l'exécutif doivent certes
apparaître clairement mais chacun, chaque groupe voulant
évidemment qu'on le considère comme prioritaire, il faut donner
le sentiment de prêter attention à tout le monde73(*)».
L'institution impose un
modèle type, et il serait inimaginable de trouver un discours de
propagande qui traiterait d'une thématique unique. De fait, une certaine
longueur du propos est requise, tout comme un registre de vocabulaire riche.
Ceci semble très valorisé, symbole d'une certaine
érudition, à l'image des « gens de lettres »
de l'époque des Lumières. Les écarts majeurs se
retrouveront au Québec dans la mesure où le discours est plus
fréquent qu'en France ; les Premiers ministres attacheront moins
d'importance à un discours qui se situe au milieu d'un mandat. Par
ailleurs, remarquons que les discours sont d'une longueur moyenne de 6398
formes graphiques en France contre 9628 au Québec. Il existe donc une
réelle différence de longueur, mais les variations pour un
même pays nous permettent d'obtenir des échantillons stables pour
notre analyse lexicométrique.
Malgré la forte
contrainte institutionnelle, il existe des petites évolutions quant au
style discursif. Ces mutations interviennent dans le temps par des
« mini-ruptures » inaugurant de nouvelles formes
discursives. On ne se situe pas dans une continuité temporelle en terme
de vocabulaire mais dans une reproduction des meilleures techniques des
gouvernements précédents.
Pascal Marchand et Laurence
Monnoyer-Smith ont effectué une analyse lexicométrique des
discours de politique générale en France de 1974 à
199774(*). À
travers leurs recherches sur les clivages politiques, ils ont fait
émerger quatre formes de discours. En réalité, il
s'agirait davantage d'une architecture principale et de trois variantes. Le
discours classique est programmatique, il développe les actions futures
du gouvernement, est marqué par les verbes d'action et se compose
d'aspects relationnels et internationaux. Parmi les variantes, les auteurs
attirent notre attention sur des formes développées par certains
Premiers ministres. Ainsi, Pierre Mauroy a forgé son discours avec un
bilan technique tout en insérant des termes militants politisant
davantage ses propos. En effet, la déclaration de politique
générale est habituellement peu enclin à exposer une
démonstration de force mais adopte une démarche plus
consensuelle. Son successeur, Laurent Fabius, a produit comme Jacques Chirac un
discours personnalisé à outrance. En se dissociant de son
auditoire, il favorise le « nous » commun ainsi que le
« je » et tente l'introduction de thématiques
nouvelles. Enfin, Michel Rocard, et ses successeurs dans les années
1990, ont fait évoluer le discours « vers un genre moins
informatif et plus communicatif » qui privilégie l'apport de
concepts nouveaux (exclusion, bataille pour l'emploi, pacte
républicain...). Toutefois ces périodes ne reflètent
aucune évolution majeure, il s'agirait plutôt
d' « effets de mode ».
Par ailleurs, il est
intéressant de voir un placement dans une continuité temporelle
à des fins stratégiques : Jacques Chirac utilisa le discours
de son prédécesseur Pierre Mauroy afin de l'inverser75(*). Il s'inspira de sa forme
technique tout en y ajoutant une bonne part de personnalisation. De plus, on
retrouvait un vocabulaire similaire utilisé pour offrir une analyse
opposée au politicien lillois.
* 73 Emmanuel Faux, et al.,
Plumes de l'ombre, Les nègres des hommes politiques, Paris,
Ramsay, 1991, page 46.
* 74 Pascal Marchand,
Laurence Monnoyer-Smith, « Les discours de politique
générale français : la fin des clivages
idéologiques ? », in Le « programme de
gouvernement » un genre discursif,
Lexicométrica-Mots, n°62, mars 2000, 13 pages.
* 75 Dominique Labbé
et Denis Monière, Le discours gouvernemental - Canada,
Québec, France (1945-2000).
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