Des
conditions d'énonciation proches
Le choix des discours de
politique générale et de ceux d'ouverture correspond à la
nécessité de disposer de conditions d'énonciations proches
afin d'effectuer une analyse comparative.
Tout d'abord, il convient de
dresser un bref portrait historique, afin de montrer qu'ils se sont
imposés au fil du temps comme les discours majeurs d'une
gouvernance.
Pendant deux siècles,
le discours du Trône développait chaque année les
volontés royales devant une assemblée non élue. Il
était lu par le représentant du roi, en l'occurrence le
gouverneur-général du Canada. En 1969, l'Assemblée
législative de Québec devint l'Assemblée nationale du
Québec. Dès lors, le discours inaugural fut prononcé
à chaque début de session parlementaire devant une
assemblée élue, dans un souci démocratique. En 1984, il
prit le nom de discours d'ouverture, et sa lecture fut dorénavant
retirée au lieutenant gouverneur au profit du Premier ministre. Cette
évolution traduit la prise en main démocratique de
l'Assemblée et le refus de la domination de la Couronne
britannique61(*).
Il convient de souligner que
le Québec présente l'exception d'être un État
composé de deux communautés linguistiques. Ainsi, le discours
majoritairement en français comprend quelques phrases en anglais. Par
ailleurs, notons qu'il est toujours suivi de la réplique du chef de
l'opposition officielle. Cet aspect typiquement issu du régime
parlementaire exerce une pression supplémentaire sur
l'énonciateur qui se placera dans une situation polémique face
à son adversaire.
En France, la
déclaration gouvernementale tient lieu après l'investiture d'un
Premier ministre et la composition du gouvernement ; elle précède
un vote de confiance. Le discours de politique générale se
déroule dans l'hémicycle du Palais Bourbon lors d'une
séance extraordinaire. Il est parfois prononcé au Palais du
Luxembourg, mais les sénateurs ne peuvent pas s'exprimer sur le texte.
En effet, en vertu de l'article 49-1 de la Constitution, le gouvernement
demande la confiance aux députés lors de sa déclaration.
C'est pourquoi celle-ci contient les grandes lignes de l'action gouvernementale
à venir. Or la dérive présidentialiste des premiers
septennats avait entraîné les Premiers ministres à
négliger cette demande. Sous Valéry Giscard d'Estaing, le respect
de cette responsabilité fut exercé, avant de disparaître
avec les Premiers ministres socialistes. Notre corpus est pour sa part
constitué uniquement de discours ayant été suivis de
l'application de l'article 49-1 ; il faut lier ce fait à de fortes
majorités à l'Assemblée nationale, ce qui n'était
pas toujours le cas pour les gouvernements socialistes des années 1990
(Mauroy, Fabius, Cresson).
Au-delà du
détail historique, nous pouvons d'ores et déjà
considérer que l'institution canalise le message et ainsi les choix de
vocabulaire. Afin d'étayer nos propos, nous nous appuierons sur des
études lexicométriques effectuées sur divers États
dont les discours gouvernementaux apparaissent proches.
Il convient pour aborder ce
thème de faire référence à Michel Foucauld selon
lequel :
« Dans toute
société la production du discours est à la fois
contrôlée, sélectionnée, organisée et
redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour
rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers 62(*)».
C'est ainsi que le philosophe
français aborde les contraintes institutionnelles pesant sur le
discours. La prise de parole serait donc encadrée par des
interdits63(*) qui
imposeraient en quelque sorte un « discours type ». Dans
son étude sur les gouvernements belges, Jean-Claude Deroubaix64(*) confirme les contraintes lors
de la production et met en avant le partage des mots usuels des institutions
politiques. Il en est de même en Espagne où
l'homogénéité du vocabulaire reposerait sur un vocabulaire
institutionnel commun65(*). En France, le discours de politique
générale poursuit la tradition de la IIIe
République quant à sa forme. Le Premier ministre y expose ses
intentions dans un genre programmatique66(*).
Il est significatif que la
plupart des contraintes liées à l'institution reposent sur une
base historique. Tout d'abord, ce type de cérémonie est
infiniment solennel, très hiérarchisé et la marge de
liberté apparaît mince. Le protocole hérité de
traditions ancestrales neutralise toute créativité. C'est une des
raisons ayant conduit au choix de notre corpus dans la mesure où ces
discours apparaissent comme un outil de référence assez stable
dans le temps. Par ailleurs, les discours d'ouverture sont toujours
prononcés devant un public similaire, dans des conditions très
règlementées qui créent une stabilité dans le
temps. Le discours se déroule au coeur de l'Assemblée devant
l'ensemble des députés. Il est entouré de tout un
protocole et les tours de paroles sont strictement encadrés, parfois
restreints, et accordés par le Président de l'Assemblée.
Enfin, il convient de parler
de l'auditoire. Le discours réclamant la confiance des
députés s'actualise au sein même de la chambre
parlementaire, mais l'assistance est bien plus vaste. Ainsi, il s'est
détourné au fil des années de sa cible initiale pour se
destiner davantage aux médias et aux citoyens. Il s'agit actuellement du
discours majeur d'une gouvernance, et il servira de base aux journalistes comme
aux élus de l'opposition pour faire valoir le bilan de l'action en
place.
Outre les contraintes de
l'institution politique, il faut intégrer ces discours dans un espace
temporel. Les discours gouvernementaux présentent en effet une
continuité temporelle, c'est pourquoi nous avons
précédemment insisté sur la contextualisation historique.
Au Canada, il existe une « chronologicité » du
vocabulaire politique. Les discours du Trône sont proches car ils
partagent un même vocabulaire et des mêmes thèmes67(*). Les différents
gouvernements sont soumis à la conjoncture et aux problèmes
placés à l'agenda politique. En Espagne, l'analyse de
l'évolution du vocabulaire a démontré que « la
cause principale des changements lexicaux n'est pas l'alternance des partis au
pouvoir mais l'évolution de la société
espagnole 68(*)». Cependant l'évolution chronologique
exposée ici est principalement liée à des problèmes
récurrents comme l'organisation et le développement de
l'État, et non à une réelle périodisation.
Nécessairement,
l'idéologie des partis au pouvoir reste présente mais bien timide
quant à son actualisation par le discours. Le vocabulaire
idéologique est régulier, mais immergé dans un vocabulaire
institutionnel. Ainsi, Jean-Claude Deroubaix décèle de rares
tentatives d'introduction d'un lexique partisan69(*) ; Dominique Labbé avance pour sa part une
certaine logique de parti et de nomination, dont la continuité politique
serait porteuse de sens70(*).
Cependant, le Québec a
présenté dans les années 1980 un contexte inédit
où une telle coupure s'est opérée. Les discours inauguraux
québécois représentent sur la période de 1976
à 1994 une réelle exception face à toutes ces situations
d'effacement des marqueurs lexicaux idéologiques. On retrouve
logiquement des proximités entre les discours de Premiers ministres
d'une même législature ou d'une même tendance, mais les
déclarations inaugurales au Québec exposent alors un réel
affrontement entre deux idéologies71(*). L'arrivée au pouvoir du Parti
québécois a entraîné un « séisme
lexical » et des changements radicaux dans les thèmes
traités, et cela malgré une forte contrainte
institutionnelle72(*). Les
contraintes institutionnelles et temporelles apparaissent donc surmontables
lorsque l'écart idéologique est démesuré, ici
principalement sur le thème de la souveraineté.
* 61 Gaston Deschenes,
« L'ouverture des sessions », Québec,
Bulletin de la bibliothèque de l'Assemblée nationale à
Québec, vol 18, n°1-2, 1989, pages 3 à 7.
* 62 Michel Foucault,
L'ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France
prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, NRF, 1971,
page 10.
* 63 Cf. Christian Lebart,
Le discours politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1998,
chapitre 1.
* 64 Jean-Claude Deroubaix,
« Les déclarations gouvernementales se suivent et se
ressemblent. Exploration d'une chronique textuelle », in Le
« programme de gouvernement » un genre discursif,
Lexicométrica-Mots, n°62, mars 2000.
* 65 Ramon Alvarez, Monica
Becue et Juan José Lanero, « Le vocabulaire gouvernemental
espagnol (1979-1996 ) », in Le « programme de
gouvernement » un genre discursif,
Lexicométrica-Mots, n°62, mars 2000.
* 66 Pascal Marchand et
Laurence Monnoyer-Smith, « Les discours de politique
générale français : la fin des clivages
idéologiques ? », in Le « programme de
gouvernement » un genre discursif,
Lexicométrica-Mots, n°62, mars 2000.
* 67 Dominique Labbé
et Denis Monière, Le discours gouvernemental - Canada,
Québec, France (1945-2000), Editions Honoré Champion,
collection Lettres numériques, Paris, 2003, 181 pages.
* 68 Ramon Alvarez, Monica
Becue et Juan José Lanero, Le vocabulaire gouvernemental espagnol
(1979-1996), in Le « programme de gouvernement »
un genre discursif, Lexicométrica-Mots, n°62, mars
2000, 14 pages.
* 69 Jean-Claude Deroubaix,
« Les déclarations gouvernementales se suivent et se
ressemblent. Exploration d'une chronique textuelle », in Le
« programme de gouvernement » un genre discursif,
Lexicométrica-Mots, n°62, mars 2000, 25 pages.
* 70 Dominique Labbé
et Denis Monière, Le discours gouvernemental - Canada,
Québec, France (1945-2000).
* 71 Dominique Labbé
et Denis Monière, « La connexion intertextuelle.
Application au discours gouvernemental
québécois », in Actes des 5èmes
journées internationales d'analyse statistique des données
textuelles, Lausanne, Suisse, 2000.
* 72 Denis Monière,
« Les mots du pouvoir, Cinquante ans de discours inauguraux au
Québec (1944-1996 »), in Le « programme de
gouvernement » un genre discursif,
Lexicométrica-Mots, n°62, mars 2000.
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