Conclusion
Faire de la politique,
c'est d'abord prendre la parole. Pour celui qui la contrôle, le
vocabulaire n'est plus très loin du pouvoir. Les linguistes appellent
cela « le Besetzung »
Emmanuel Faux
Onze années de
gouvernance, onze années de pouvoir, onze discours, sept Premiers
ministres, 86 508 mots, les fréquences sont fécondes et
offrent une entrée originale dans notre corpus. Nous avons
confronté des discours issus de deux pays que seule la langue
réunit. L'emploi des mots et la comparaison du vocabulaire ont
constitué la trame du travail.
Au-delà, nous avons
étudié les discours de politiciens contemporains. Aujourd'hui
Lucien Bouchard, Bernard Landry et Lionel Jospin se sont retirés de la
vie politique tout en restant des acteurs incontournables à la veille
d'échéances électorales importantes. Alain Juppé
revient justement du Québec pour relancer sa carrière politique
interrompue durant quelques années, et Jean-Pierre Raffarin courtise la
présidence du Sénat. Quant à Jean Charest et Dominique de
Villepin, ils font face à des contestations chaque jour plus grandes,
mais tiennent la barre et poursuivent leur mission au service de
l'État.
Dans quelques mois, des
élections présidentielles vont se dérouler en France et un
scrutin provincial au Québec, les discours seront-t-ils à nouveau
semblables ?
Il est indéniable
qu'il existe une importante contrainte institutionnelle qui a pesé sur
les discours d'hier et dont on peut supputer qu'elle pèsera encore sur
ceux de demain. Notre hypothèse selon laquelle cette contrainte
déterminerait les termes employés par les Premiers ministres en
France et au Québec semble validée aux vues des résultats
fournis par l'analyse lexicométrique. Le discours d'ouverture au
Québec et la déclaration de politique générale en
France présentent de nombreux éléments communs.
Premièrement, il s'agit des conditions d'énonciation. Dans chaque
pays, ce type de discours relève du rituel et est conditionné par
un ensemble de traditions : la forme, qui consiste dans une vision
programmatique, mais aussi l'auditoire qui se compose toujours d'une
assemblée, et les attentes des citoyens comme des médias. Cet
exercice, élevé au rang d'art, fait parti des plus difficiles
d'un mandat car il constitue le fondement de la gouvernance future ainsi qu'une
sorte de baptême du pouvoir pour le locuteur. Construit sensiblement de
la même manière, il s'inscrit dans une chronologie forte et subit
le poids des prédécesseurs.
Dès lors, nous avons
mis en avant que la France et le Québec partagent les mêmes
caractéristiques : formes convenues, thèmes redondants et
identiques, faibles innovations lexicales... Le parlé d'assemblée
est aujourd'hui marqué par la dépolitisation du discours, la
recherche de l'efficacité des mots. Outre le renforcement des valeurs
universelles, ce type de discours est teinté par l'enjeu personnel qu'il
représente pour le locuteur.
Nous avons
démontré empiriquement que les Premiers ministres usent d'un
style très proche. Ordinairement, lors du visionnage de ces discours,
nous avons tendance à les associer de près, et cela s'explique
par le style. Ainsi nous avons fait émerger grâce aux
fréquences des vocables certaines caractéristiques communes. Le
nombre de mots, la longueur des phrases, le recours aux chiffres ou à la
ponctuation ont révélé des proximités intrigantes.
Ceci d'autant plus que le style est généralement l'aspect
individuel qui permet de distinguer un locuteur. Certes les discours sont
écrits par des plumes professionnelles, et les Premiers ministres y
ajoutent leur touche personnelle, mais nous postulons que l'institution impose
encore un style convenu, comme si la même recette devait être
appliquée par tous.
Notre analyse stylistique a
permis de faire émerger l'existence de plusieurs formes
différentes de ce style de discours. Il existe en France deux sortes de
déclarations de politique générale. La
première, qui suit la nomination d'un Premier ministre, joue pleinement
son rôle programmatique de présentation des grandes lignes des
années à venir. La seconde forme est un second discours de milieu
de mandat, suivant généralement un remaniement
ministériel, qui abandonne une visée trop générale
pour se concentrer sur un thème unique. C'est en quelque sorte un
discours de crise qui consiste à demander au Parlement de
réitérer sa confiance dans l'action gouvernementale. Il
intervient pour palier une contestation interne ou nationale, alors le ton
adopté est beaucoup plus consensuel, les réussites
gouvernementales sont mises en valeur, et les réformes à venir
font l'objet d'un éclaircissement particulier.
Nous pouvons
également dégager une variable commune aux deux corpus qui
réside dans le type de discours adopté. La déclaration est
lue, et ne relève aucunement de l'oral. Une comparaison avec des
prestations orales d'anciens présidents ou de répliques de
l'opposition officielle nous a permis de caractériser notre objet
d'étude par une « oralisation de l'écrit ».
Le discours d'investiture est le seul de toute une magistrature à ne pas
être construit à partir de notes mais écrit,
retravaillé et lu mot à mot, preuve qu'il a une importance toute
particulière dans un discours d'une telle portée.
En répondant à
ces questionnements à propos des contraintes institutionnelles et du
style, nous sommes parvenus à la conclusion que les deux pays utilisent
un même type de vocabulaire pour évoquer la gouvernance.
Au-delà, nous avons souligné que la langue française
offre un nombre limité de vocables pour décrire et exercer le
pouvoir. Si les discours se ressemblent tant, c'est en partie parce qu'ils
mobilisent des mots outils et des mots usuels à une hauteur de plus de
40 % des vocables. De plus, ces termes apparaissent dans les mêmes
proportions et parfois dans une répartition similaire dans le
texte.
La délimitation du
style « discours d'ouverture » nous a permis de le
recontextualiser vis-à-vis d'un certain nombre d'autres interventions
politiques. Les répliques officielles au Québec nous ont permis
d'exclure la polémique, la redondance, et la négativité de
notre corpus. La déclaration se veut unificatrice, positive et davantage
consensuelle. Par ailleurs, les résultats parfois obtenus nous
laissaient croire à des écarts entre la France et le
Québec, mais grâce à une mise en parallèle avec
d'autres types de discours politiques, nous avons pu rendre compte d'une
homogénéité au sein de notre corpus.
Cependant, les limites de la
comparaison apparaissent dans les caractéristiques nationales. Les deux
pays ne subissent pas la même conjoncture : le Québec se
place sous l'ombre du géant américain alors que la France tente
de mener l'Europe. Leurs ressources naturelles ne sont pas les mêmes,
leurs industries sont différentes, et au-delà, la sociologie
même de la population est dissemblable.
Le Québec est
marqué par la question nationale. L'avenir de cette province est
incertain et les discours se déchirent constamment à propos du
débat sur la souveraineté. La contestation du pouvoir
fédéral entraîne tout un ensemble de vocables qui
caractérisent le discours québécois. C'est en particulier
avec les déterminants identitaires que nous avons pu montrer
l'importance accordée à la caractérisation d'un peuple
québécois.
En France, c'est la
conjoncture qui s'est imposée avec la difficile résorption du
chômage. Tous les Premiers ministres ont utilisé un fort champ
lexical de l'emploi et de l'action. Tout cet ensemble de vocables a
été mobilisé en vue de souligner la détermination
du gouvernement. En parallèle, nous pouvons constater la
réaffirmation des valeurs de la République. Face à la
recrudescence de l'exclusion, des incivilités, de la contestation des
institutions de l'État, les Premiers ministres se font porteurs de
valeurs unificatrices de l'État-repère en prônant la
cohésion nationale à travers un pacte républicain.
Au-delà des
thématiques nationales privilégiées, nous avons
démontré que le système politique influe sur l'emploi des
mots. Notre étude des pronoms personnels souligne deux conceptions de la
gouvernance. Au Québec, le système parlementaire conduit à
une vision collégiale du pouvoir. À l'inverse, le discours en
France est très personnalisé, preuve de la place centrale du
Premier ministre.
Retour
sur la méthodologie
Tout d'abord, il convient
d'apporter quelques limites à notre corpus. En termes de
représentativité, notre travail présente le
désavantage de n'être composé que de peu de discours de
Jean Charest et Lionel Jospin. Pour le libéral, nous disposons de deux
discours, et pour le socialiste d'un seul. Ce dernier cas présente une
situation importante d'isolement au milieu d'un corpus de droite, et nous ne
sommes pas dans la capacité de généraliser à partir
de cet unique discours. Pour le québécois, nous disposons de
données conséquentes dans la mesure où nous avons
élargi aux répliques officielles, mais nous ne disposons d'aucun
texte d'un autre locuteur libéral. Cependant, pour avoir un corpus
davantage équilibré, il aurait été
nécessaire de remonter au milieu des années 1980.
Du point de vue de la
méthode, nous avons développé en introduction sa rigueur
scientifique. Une fois les textes analysés, nous avons
généralement confirmation de nos hypothèses intuitives.
Comme le souligne Antoine Prost à propos de la
lexicométrie :
« On bute ici sur
la force rétroactive de l'évidence. L'exposé des
résultats suscite une telle impression d'évidence, qu'on
s'imagine les avoir toujours connus. L'évidence provoquée par
l'étude s'impose comme évidence antérieure à
l'étude, et le lecteur conclut de bonne foi que l'étude
était inutile, puisque ses conclusions étaient
évidentes...150(*) »
Certes l'usage de la
lexicométrie prête parfois à la validation
d'évidences, mais sa mise en contexte permet également d'obtenir
des surprises et des éléments inattendus. Ainsi notre analyse des
longueurs de phrase, tout comme l'usage des pronoms personnels nous a permis de
mettre l'accent sur des spécificités
« cachées ». Par ailleurs, la fiabilité de la
méthode rend possible des comparaisons avec des résultats obtenus
dans des études précédentes. Ce fait est
particulièrement intéressant et permet au chercheur qui
étudie un discours de disposer sans cesse de références
fiables. Il nous a été possible de rapprocher notre corpus avec
des études précédemment établies sur le vocabulaire
de René Lévesque, Charles de Gaulle ou encore François
Mitterrand.
Si la méthode est
scientifique, elle n'en est pas pour autant aisée. Nous avons suivi les
normes de saisies et de dépouillement des textes politiques
établies par Dominique Labbé en 1990151(*). Le travail sur les
homonymies s'est révélé particulièrement long. De
même, toutes les mesures que nous avons réalisées
manuellement nous ont conduit à de longs dépouillements. Il en
est ainsi pour le calcul de la diversité du vocabulaire pour lequel nous
avons du partager notre corpus en 86 parties de longueur identique.
Le logiciel Lexico 3.45
présente une interface souple d'utilisation mais s'avère peu
performant dès que le corpus est trop long. Nous n'avons pas pu
effectuer une analyse factorielle des correspondances. Cette fonction calcule
une distance entre les textes puis les dispose sur un graphique, elle nous
aurait permis de présenter dans l'espace les différents types de
discours et valider nos conclusions.
De même, à
travers l'état de la littérature effectué, nous avons
noté un certain nombre d'innovations qui méritent notre
attention. Tout d'abord, Luong et Barthélémy ont
développé en 1998 la représentation arborée des
distances entre un corpus de discours. Il s'agit d'un arbre qui n'est pas
planté mais qui se présente d'une manière dynamique dans
l'espace152(*). Cet
outil offre la grande opportunité de traiter le vocabulaire ainsi que la
grammaire. Il a récemment été utilisé dans les
ouvrages de Damon Mayaffre153(*) et de Dominique Labbé154(*).
La représentation des
distances par un dendrogramme est aussi un outil qui sera très pertinent
lorsque son utilisation se simplifiera155(*). Un algorithme construit des classes, en regroupant
deux textes séparés par une distance faible, qui sont ensuite
placées dans le graphique en fonction de leur distance avec les autres
groupes qui auront été ainsi construits. Cette méthode
accélère les regroupements par une automatisation rigoureuse qui
prend en compte tous les éléments du corpus alors que pour notre
part nous avons effectué des liens à partir de quelques
correspondances.
Pour aller plus loin, nous
pourrions souhaiter disposer de davantage de mesures linguistiques misent en
rapport avec la réception. Comme l'avait effectué Jean-Marie
Cotteret en son temps, il serait positif de comparer les discours à ce
que l'on nomme le « français fondamental ». Nous
relions directement cela à une théorie de la réception,
car selon la plus ou moins grande proximité avec un langage commun, nous
pourrions voir si le discours est adapté à la
compréhension par les cibles actuelles. Subséquemment, il serait
intéressant d'aborder les sciences cognitives pour mesurer les effets de
la fréquence sur l'auditoire. Ainsi, mêlant ces deux
dernières remarques, nous pouvons imaginer un dispositif consistant
à sélectionner un panel d'individus afin d'analyser leur
réception, leur comportement et leur compréhension du discours.
Nous approchons ici une utilisation professionnelle de cette technique qui
permettrait de « tester » l'efficacité d'un texte
sur une population cible.
À l'image du travail
de Denis Monière effectué sur la presse156(*), nous pourrions ensuite
élargir cette analyse à davantage de pays francophones. La
Belgique et la Suisse présenteraient des cadres proches de celui de la
France ; mais il serait très intéressant de voir comment se
développent les discours dans les pays d'Afrique noire et du Maghreb.
Enfin, il serait important
d'analyser la construction du mythe du « parler
d'assemblée » institutionnalisé. Dans une perspective
ethnologique, philosophique, et historique, il s'agirait de comprendre le
maintient de traditions qui ne correspondent plus aux réalités
politiques et institutionnelles. Au coeur de cette agora, il semble
exister des codes gestuels, un ensemble d'attitudes et de réactions
convenues. C'est donc aux fondements de notre démocratie que certains
questionnements méritent d'être posés.
* 150 Antoine Prost,
« Les mots », in René Rémond,
Pour une histoire politique, Paris, Editions du Seuil, Seconde
édition, 1996, page 269
* 151 Dominique
Labbé, Normes de saisie et de dépouillement des textes
politiques, Grenoble, Université Pierre Mendès-France
Grenoble II - Institut d'Etudes politiques de Grenoble, Cahiers du
CERAT, Cahier n°7, Avril 1990, 119 pages.
* 152 Cf. annexes, figures
n°1, page 23.
* 153 Damon Mayaffre,
Paroles de Président. Jacques Chirac (1995-2003) et le discours
présidentiel sous la Ve République, Paris,
Éditions Honoré Champion, 2004, 291 pages.
* 154 Dominique
Labbé, Denis Monière, « La connexion
intertextuelle. Application au discours gouvernemental
québécois », Lausanne, Actes des
5ème journées internationales d'analyse statistique
des données textuelles, 2000, 10 pages.
* 155 Cf. annexes, figure
n°2, page 24.
* 156 Denis Monière,
Démocratie médiatique et représentation
politique, Montréal, Presses de l'Université de
Montréal, 1999.
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