La
rhétorique du chiffre
L'exploration de l'emploi des
chiffres rentre dans le cadre de l'étude stylistique. Le recours aux
chiffres peut caractériser un discours ancré dans l'action, et
souligner des qualités de gestionnaire. Comme pour la richesse lexicale,
il existe une mythologie autour du chiffre. Il symbolise l'expertise, la bonne
connaissance des dossiers et les hommes politiques ne peuvent dès alors
omettre d'insérer de telles énumérations de chiffres dont
nul ne vérifiera la véracité. Le passé
récent nous a montré, lors du célèbre débat
de 1974 entre Giscard d'Estaing et Mitterrand107(*), que cette connaissance représente un enjeu
de taille. Dès lors, les Premiers ministres, sans sombrer dans la
démagogie, auront tendance à employer des vocables relevant du
rationnel pour combler des attentes
« émotionnelles ». Si nous accordons un peu
d'attention aux chiffres mobilisés dans le cadre budgétaires ou
de prévisions d'augmentations en tout genre, on constate que ces
chiffres tiennent plus d'un effet d'annonce. Une valeur ne prend sens que dans
la mesure où l'on dispose d'une échelle de comparaison, ce qui
n'est généralement pas le cas. Ainsi, si nous nous plaçons
dans une perspective aristotélicienne, les millions et les
milliards relèvent davantage du pathos que du
logos.
Chaque chiffre correspond
à un usage différent108(*). Les dizaines sont liées le plus souvent
à l'expression d'une situation en années, en acteurs, en pays. Au
Québec, les centaines font référence à des
numéros de lois. Les milliers représentent des emplois, ou de
petites sommes comme des salaires ; enfin, les autres valeurs
correspondent majoritairement à de grosses sommes en rapport avec le
budget de l'État. Par ailleurs, nous avons pris en compte les signes
dollars et pour-cent afin de disposer de plus d'indicateurs.
Notre ensemble de discours
apparaît ici assez hétérogène. Ceux du Québec
mobilisent beaucoup plus de chiffres en valeur absolue. Cela viendrait
corroborer les qualités de gestionnaire attribuées à
Lucien Bouchard et Bernard Landry. Mais en calculant la proportion de valeurs
numériques dans chaque discours, nous obtenons des résultats
différents. Une fois la longueur du texte neutralisée, on peut
observer que les seconds discours d'un même Premier ministre se
détachent systématiquement par une forte utilisation des
numéraux. Cette constante réside dans une orientation
différente du discours. La première déclaration correspond
à sa dénomination de
« générale », et consiste en une vision
globale des changements à établir pour l'avenir du pays. Lors du
second discours, qui suit un remaniement ministériel, le gouvernement
est dans l'action, il dispose de bonnes connaissances des dossiers et peut
désormais chiffrer précisément les initiatives qu'il va
prendre. L'extrait suivant, tiré du discours de Jean Charest en 2006, en
est particulièrement révélateur :
« Monsieur le
Président, la situation des familles du Québec va continuer
d'occuper une place prépondérante dans l'action du gouvernement,
au cours des mois qui viennent. Depuis le 1er janvier 2005, 1 million de
familles québécoises avec enfants profitent d'un nouveau
régime de soutien aux enfants qui redistribue 2 milliards de
dollars par année.
En termes concrets, ça
donne quoi, M. le Président? Permettez-moi de vous donner un exemple. Le
soutien maximal procure plus de 3 000 $ de plus à un couple
avec deux enfants ayant un revenu de 43 000 $. C'est 1 million de
familles qui voient s'accroître leur marge de manoeuvre
financière109(*). »
Le Premier ministre actuel du
Québec situe temporellement ses objectifs, présente le coût
total du programme ainsi que le nombre de citoyens qui en sont
bénéficiaires. Il en sera de même pour Alain Juppé
en 1995 avec la réforme de la sécurité sociale, Lucien
Bouchard en 1999 dans l'accompagnement de la jeunesse, et Jean-Pierre Raffarin
en 2004 pour la relance de la croissance et de l'emploi.
* 107 Jean-Marie Cotteret,
et al., Giscard d'Estaing/ Mitterand, 54774 mots pour convaincre,
Paris, Presses Universitaires de France, 1976, 347 pages.
* 108 Cf. annexes, Tableau
des fréquences absolues des chiffres et des nombres, n°16, page
15.
* 109 Cf. l'ensemble de la
citation reproduite en annexe, page 16.
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