2.
Analyse stylistique des Premiers ministres : un style très
proche.
Si les termes employés
sont en grande partie les mêmes, c'est peut-être par leur emploi,
la manière de les agencer dans le texte que nous pouvons
différencier les types de discours. Lors d'une lecture intuitive,
au-delà du cadre institutionnel, d'autres éléments entrent
en jeu dans le sentiment de proximité entre les déclarations.
Nous allons étudier dans une seconde partie les traits stylistiques de
ces discours afin de saisir si des similarités pourraient être
à l'origine de ce flou dans la différenciation. Certes, les
études déjà effectuées tendent à conclure
que chaque rhéteur a son style propre, mais nous allons démontrer
qu'il existe un format de référence dans lequel s'inscrivent tous
les locuteurs.
Le style relève du
fait propre d'un auteur ; il peut être défini
comme « un écart individuel par rapport à la norme
linguistique94(*) » efficacement mesurable grâce
à l'outil statistique. Bourdieu rajoute que « le style est en
ces cas un élément de l'appareil, au sens de Pascal, par lequel
le langage vise à produire et à imposer la représentation
de sa propre importance et contribue ainsi à assurer sa propre
crédibilité ». Grâce à la statistique
textuelle, nous disposons d'un grand nombre d'indicateurs de comportements
lexicaux. Nous mobiliserons ces outils heuristiques dans une optique de
comparaison afin de calculer la richesse du vocabulaire. Nous étudierons
ensuite l'accroissement du vocabulaire, l'usage de la ponctuation, la
rhétorique du chiffre, et la négativité du propos. Les
travaux pionniers de Jean-Marie Cotteret et René Moreau95(*) ainsi que les publications
plus récentes de Dominique Labbé96(*) et Denis Monière97(*) favoriseront l'utilisation des
outils méthodologiques à notre disposition.
La
richesse du vocabulaire
Le concept de vocabulaire est
appliqué au locuteur. Il le puise dans le lexique, c'est-à-dire
dans la totalité des mots d'une langue. Comme nous l'avons
souligné plus haut, le vocabulaire se compose seulement de quelques
milliers de mots, et les individus se distinguent entre eux par son
étendue. Or les hommes politiques cherchent à user d'un
vocabulaire abondant car il subsiste dans nos sociétés une
mythologie valorisant cela. L'autre facette du discours, sa réception,
rajoute une contrainte dans la mesure où un vocabulaire trop
alambiqué, trop savant, repousse l'auditoire.
Afin de calculer la
richesse du vocabulaire de chacun des discours nous utiliserons le taux de
répétition, le nombre de vocables de fréquence unique
(hapax) ainsi que la diversité du vocabulaire98(*). Nous avons
procédé à des calculs manuels pour toutes les mesures.
Le nombre de hapax
permet de mesurer si le lexique est plus ou moins grand. Mais les chiffres
apparents sont trompeurs, nous ne pouvons pas nous concentrer uniquement sur
cette valeur car les discours ne sont pas tous de la même longueur.
L'indice du taux de répétition d'un mot dans chaque discours
permet alors de disposer de mesures comparables. Il est obtenu par le rapport
entre le nombre d'occurrences et le nombre de formes graphiques
différentes. Les mots sont en moyenne répétés 4,28
fois dans les discours québécois et 3,83 fois dans les discours
français. Cet écart de 45 centièmes est très faible
et la comparaison entre les deux pays nous conduit à avancer une forte
proximité. Ce discours politique spécifique se distingue des
propos polémiques, nous rejoignons ici les résultats
précédemment établis par l'analyse factorielle des
correspondances. Nous avons effectué les mêmes mesures sur les
répliques officielles au Québec, et les taux de
répétition dépassent alors 6, révélant de
réelles stratégies de martèlement. Nos résultats
relativement faibles doivent être reliés à l'aspect
programmatique du discours dont l'effet est d'aborder des sujets divers en
assurant le peuple de ses aptitudes à gérer le pays.
Nous pouvons alors mettre ces
résultats en parallèle avec le taux de hapax par
discours. Il varie entre 18% et 10%, mais dans l'ensemble la moyenne se situe
à 14% pour les discours français comme pour les discours
québécois. Il apparaît une fois de plus une
caractéristique commune aux deux pays. Le discours, de part sa forme,
présente les particularités d'un discours très
développé, non redondant. Il ne fait pas passer avec acharnement
un message de persuasion mais laisse apparaître dans un ton
littéraire une grande maîtrise de l'objet. Les taux de
hapax renvoient à un vocabulaire riche qui, de part les
statistiques, se situe entre l'oral et l'écrit. C'est
précisément à cet endroit que nous ressentons qu'il s'agit
davantage d'une lecture que d'une performance oratoire.
La répétition
est un peu plus forte au Québec, mais il faut noter aussi que les
discours sont légèrement plus longs. Cela nous conduit à
examiner les caractéristiques statistiques de la langue. Il convient de
relativiser les précédents résultats car il faut tenir
compte de la loi de Zipf selon laquelle plus un discours est long plus la
tendance à la répétition s'accroît car le locuteur
n'utilise pas un vocabulaire illimité99(*). Cependant cette loi,
généralisée par Mandelbrot, fait encore aujourd'hui
l'objet de débats. Afin de neutraliser les différences de
longueur des discours, nous avons calculé la diversité du
vocabulaire. Cette mesure, effectuée manuellement, est très
longue et fastidieuse : nous avons séparé le corpus en 86
parties de 1 000 mots puis il a fallu effectuer une analyse
lexicométrique distincte pour chaque partie afin de faire ressortir le
nombre de formes différentes. Le tableau ci-dessous fait état des
moyennes.
Tableau n°2 :
Diversité moyenne du vocabulaire pour 1000 mots100(*)
Le vocabulaire apparaît
extrêmement riche et divers. Bourdieu dit d'ailleurs de ce signe de
richesse qu'il devient alors « signe d'autorité » et
permet d'être « cru et obéis ». Au
Québec comme en France, la diversité est extrêmement
élevée, et les résultats présentent une
homogénéité impressionnante entre tous les discours.
L'objectif des discours d'ouverture est de transmettre un message volontaire de
compétence, et même d'expertise. Le travail effectué sur le
choix des mots correspond clairement à cette exigence.
La diversité souligne
vraiment que notre corpus est un ensemble qui se caractérise par
« l'oralisation » d'un discours écrit. Pour mettre
en relief cet aspect, nous avons placé nos résultats en
comparaison avec des discours politiques purement oraux de type
conférences de presse, petits discours sur notes, et débats
télévisés.
Graphique n°5 :
Diversité du vocabulaire de quelques grands corpus101(*)
Comme nous pouvons le voir
dans le graphique réalisé ci-dessus, les discours d'ouverture se
détachent nettement. Alors que Mitterrand est réputé pour
son art de la parole et la finesse avec laquelle il pesait chaque mot102(*), les Premiers ministres dont
nous étudions les propos se positionnent bien au-delà. Seul le
« parler d'assemblée »103(*) et la forme du discours
permettent de différencier notre corpus des autres prestations. Ce sont
donc les éléments que nous retenons pour rapprocher les discours
français et québécois.
* 94 Pierre Bourdieu, Ce que
parler veut dire, L'économie des échanges linguistiques, Paris,
Édition Fayard, 1982, 239 pages.
* 95 Jean-Marie Cotteret et
René Moreau, Recherches sur le vocabulaire du
Général de Gaulle, Analyse statistique des allocutions
radiodiffusées 1958-1965, Paris, Éditions Armand Colin et
Fondation nationale des Sciences Politiques, collection Travaux et recherches
de science politique, 1969, pages 27 à 51.
Jean-Marie Cotteret et René Moreau, et all. Giscard
d'Estaing/ Mitterand, 54774 mots pour convaincre, Paris, Presses
Universitaires de France, 1976, Chapitre 2 : les caractères
statistiques des discours, pages 42 à 60.
* 96 Dominique
Labbé, Le vocabulaire de François Mitterrand, Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, 326 pages.
* 97 Dominique Labbé
et Denis Monière, « Essai de stylistique quantitative.
Duplessis, Bourassa et Lévesque », Saint-Malo, Actes des
6ème journées internationales d'analyse statistique
des données textuelles, 2002, 9 pages.
* 98 Cf. Annexes, Tableaux
n°9 et n°10 pages 10 et 11
* 99 Ludovic Lebart,
André Salem, Analyse statistique des données textuelles,
Questions ouvertes de lexicométrie, Paris, Bordas, Dunot, 1988,
page 34.
* 100 Pour plus de
détails, voir le dépouillement en annexe n°10, page 11.
* 101 Les valeurs sont
issues des ouvrages suivants : Jean-Marie Cotteret, René Moreau,
Recherches sur le vocabulaire du Général de Gaulle,
Analyse statistique des allocutions radiodiffusées 1958-1965,
Paris, Éditions Armand Colin et Fondation nationale des Sciences
Politiques, collection Travaux et recherches de science politique, 1969 ;
Jean-Marie Cotteret, et al., Giscard d'Estaing/ Mitterand, 54774 mots pour
convaincre, Paris, Presses Universitaires de France, 1976 ; et Denis
Monière, « Analyse lexicographique du débat des
chefs en français dans l'élection fédérale de
1988 », Revue canadienne de science politique, mars
1991.
* 102 Dominique
Labbé, Le vocabulaire de François Mitterrand, Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, 326 pages.
* 103 Expression
mobilisée par Bernard Cohen dans « Un cas de situation de
discours : le parler d'assemblée », in École
Nationale Supérieure de Saint-Cloud, Actes du 2ème
colloque de lexicologie politique, Colloque organisé à
Saint-Cloud du 15 au 20 septembre 1980, Paris, Librairie Klincksieck,
1982, pages 377 à 389.
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