Action et
désir
Il convient maintenant de
nous appesantir sur les verbes mobilisés dans les discours d'ouverture
et les discours de politique générale. Nous pensons que leur
choix est contraint par l'exercice et par la forme du discours. En effet, les
attentes reposent sur la mise en place d'actions concrètes, ainsi que
par le déclenchement d'une réflexion sur les problèmes
structurels majeurs de l'État.
Afin de démontrer
empiriquement notre postulat, nous allons pour un temps nous éloigner
d'une démarche lexicométrique pure pour la prolonger vers une
lemmatisation. Comme il l'a été souligné en introduction
de ce travail, la lemmatisation est contestable et ne présente pas une
évolution majeure. Cependant, elle s'avère tout à fait
utile dans le cas de l'étude des verbes mobilisés. Si nous
conservons les strictes données lexicométriques, il
apparaît impossible de catégoriser les verbes car leur conjugaison
conduit le logiciel à les comptabiliser sous des formes graphiques
différentes. Ainsi notre travail de lemmatisation a consisté
à regrouper tous les verbes sous leurs formes canoniques à
l'infinitif. Ce travail long et fastidieux nous a mené à
rechercher manuellement tous les verbes conjugués et à les
classer par catégorie selon leur racine. Dans le souci ne pas biaiser
notre analyse, notons que les participes passés et les participes
présents n'ont pas été comptabilisés. Par ailleurs,
cette méthode a parfois laissé la place à une
interprétation personnelle, et il est possible que certaines
fréquences aient échappé à notre vigilance, mais
dans l'ensemble les résultats principaux sont très fiables.
Dans le cas présent,
nous avons retenu les verbes les plus fréquemment utilisés par
les locuteurs. Bien évidemment, les verbes être
(920-1025) et avoir (572-346) sont les deux premiers groupes de
vocables mobilisés par l'ensemble des Premiers ministres. Ils
relèvent d'outils linguistiques incontournables et leur présence
ne révèle aucune proximité, sinon qu'il s'agit bien d'une
même langue parlée.
Une fois les mots-outils
placés de côté, nous faisons face aux verbes choisis par le
locuteur et on constate que les plus fréquents d'entre eux sont communs
aux discours des deux pays. Les fréquences absolues ne sont aucunement
représentatives, mais un classement fait ressortir un ensemble dont
l'analyse est très instructive. Après une première lecture
élargie à l'environnement lexical, nous avons fait émerger
deux catégories : les verbes d'actions, et les « verbes
d'actions qui se présument de parole »91(*) que l'on pourrait
définir par une réflexion, le désir d'une politique
à venir, ou une projection dans le futur.
La première
catégorie regroupe un ensemble de vocables utilisés par les
Premiers ministres afin d'illustrer des actions politiques qui seront mises en
place à court terme. Il s'agit de faire (314-135) des
économies, de prendre (51-28) des initiatives ; les
pouvoirs publics vont agir (46-40) afin de mettre (50-67) en
place des structures pour permettre (45-48) à chacun de vivre
mieux. Au Québec, il est nécessaire de venir (32) en
aide aux plus démunis, de réduire (30) le chômage,
alors que la France se fixera pour objectif de créer (20) des
emplois, et de favoriser (20) le retour de la croissance. Tous les
emplois de ces verbes correspondent à une volonté de transmettre
à l'auditoire un sentiment de prise en charge par un gouvernement
capable d'assumer rapidement ses responsabilités. En effet, si le
discours est un programme, l'auditoire n'attend pas pour autant uniquement un
inventaire de réflexions sur la situation nationale mais l'annonce de
l'application immédiate de promesses électorales.
La seconde catégorie
mobilise un ensemble de verbes auxquels l'environnement lexical nous conduit
à attribuer le sens de désir et de projection d'objectifs. Cet
ensemble se construit en opposition au premier dans la mesure où les
verbes désignent une intention ou un processus lent de réflexion,
de dialogue qui n'a pas encore été mis en route. Les principaux
lemmes que nous retrouverons seront les verbes devoir (135-227),
falloir (73-80), vouloir (56-77), savoir (52-31),
proposer (34-26). Ces verbes communs sont les symboles de la
volonté, ou de l'obligation, comme la montre la forte utilisation du
verbe pouvoir (154-85).
Outre les verbes-outils, nous
pouvons retirer de notre analyse que le discours se construit sur un savant
équilibre entre l'action et la réflexion. Cela permet de faire
émerger deux composantes majeures des discours qui nous semblent
liées aux attentes de l'institution. Ainsi, le programme se doit
d'énoncer un certain nombre de procédures et de politiques
claires pour lesquelles il ne manque plus qu'une présentation devant le
Parlement. Par ailleurs, le Premier ministre fait part à ses pairs avec
un peu plus de hauteur de grandes idées et présente l'esprit
général d'un chantier ou d'une loi dont la période de
maturation n'est pas arrivée à son terme. Le discours se
modèle sur l'alternance d'un propos ancré dans le présent
mais aussi tourné vers un avenir proche pour lequel des pistes de
travail se manifestent.
Nous pouvons constater que
ces verbes sont équitablement répartis à travers tout le
texte. En effet, le logiciel Lexico offre une fonction nous permettant de
visualiser la répartition d'un ensemble de vocables dans le corpus. Une
photographie de notre écran d'ordinateur nous a permis d'obtenir les
deux figures ci-dessous pour tous les vocables issus du verbe
faire.
Répartition dans le corpus France
Répartition dans le corpus Québec
La répartition ne nous
permet de faire émerger aucune constante de cet exemple. Les verbes
répondent à une utilisation aléatoire sur le corpus. Nous
pouvons remarquer que les sections contenant un dérivé de
faire apparaissent parfois contiguës, cela étant
lié au rythme interne du propos qui intercale la première et la
seconde catégorie de verbes. Du reste, en reproduisant un exercice
similaire avec des verbes de la seconde catégorie, nous avons
constaté qu'ils n'appartenaient jamais à la même section
que ceux de la première, c'est-à-dire qu'ils ne se situaient pas
proches en terme de nombre de phrases.
Le recours à la
méthode des segments répétés vient corroborer les
résultats précédemment établis. Les segments
répétés, comme les définissent André Salem
et Ludovic Lebart, « sont les séquences de mots non
séparés par un caractère délimiteur de
séquence, qui apparaissent plus d'une fois dans un corpus de textes.
Leur prise en compte permet de répondre en partie aux questions
concernant le choix des unités statistiques les plus
pertinentes92(*)». En France, le logiciel fait ressortir la
forme il faut (52), ainsi que les structures nous devons
(32), nous voulons (23 occ. pour l'UMP). Au Québec, la
proximité dans l'usage des verbes est confirmée avec, outre la
forme nous allons (168), les structures nous devons (31), et
nous voulons (38).
Le groupe il faut
apparaît très intéressant : issu du registre oral, il
a été popularisé par François Mitterrand. Depuis,
il est repris par l'ensemble des gouvernants car cette expression
présente l'avantage de « l'indétermination des moyens
quelle rend possible93(*) ». Preuve en est de son usage par
Jean-Pierre Raffarin dans sa première déclaration de politique
générale :
« Notre objectif
reste le plein emploi. Il faut éviter que, globalement,
l'ensemble de nos procédures freine la création
d'activité. C'est le sens de la baisse d'impôt. C'est le sens de
la baisse des charges que nous engageons de façon résolue. Les
baisses de charges constituent la clé de voûte de notre
stratégie. Ce n'est pas de l'idéologie, mais tout simplement
«ça marche », ça crée des emplois. Et c'est pour
ça qu'il faut le faire. On n'a pas trouvé ça dans
un petit livre rouge, dans un petit livre bleu. On a trouvé ça
dans les résultats de l'Insee. C'est là où il y a de la
création d'emplois ; c'est pour ça qu'il faut
alléger les charges ».
Notre propos concernant le
poids institutionnel pesant sur ces discours serait incomplet sans
procéder à une analyse factorielle des correspondances (graphique
4). Cet outil permet de visualiser dans l'espace la distance entre les
vocabulaires des locuteurs. En prenant l'exemple de quelques discours
inauguraux et de leurs répliques, notre hypothèse de la forme
institutionnelle du discours d'ouverture se voit confirmée. Les trois
discours officiels sont regroupés sur la gauche du graphique, ce qui
signifie qu'ils ont un vocabulaire proche malgré les différences
idéologiques. C'est donc la forme du discours, son genre programmatique
ainsi que des thématiques récurrentes (organisation de
l'État, santé, jeunesse...) qui priment sur un regroupement
idéologique.
Graphique n°4 :
Analyse factorielle des correspondances.
La fracture
idéologique se ressent avec les répliques des chefs de
l'opposition officielle. On y trouve des caractéristiques communes, dans
la mesure où ces discours sont regroupés à l'extrême
droite du graphique ; mais l'écart vertical entre les
répliques libérales et péquistes est immense. Il
apparaît donc que le discours de réplique laisse davantage
ressortir les oppositions idéologiques.
Cette analyse factorielle des
correspondances fait état de trois pôles dans le corpus choisi en
exemple. Le premier repose sur les discours inauguraux, chronologiquement
ordonnés. Le genre programmatique, mêlant aspects techniques et
conceptions générales, est la caractéristique l'opposant
aux autres pôles. Le second pôle regroupe les répliques de
Jean Charest en 1999 et 2001. Ce discours de contestation, plus long que les
discours inauguraux, s'attaque au bilan historique du Parti
québécois. Le Parti libéral est placé dans une
situation d'opposition depuis 1994 et se doit de présenter une vision
alternative. Le troisième pôle, constitué par l'unique
discours de réplique de Bernard Landry (2003), s'oppose au second du
fait que le chef de l'opposition officielle soit ici l'ancien Premier ministre
en exercice. Il n'a donc pas de bilan auquel s'objecter, mais met l'emphase sur
les grands succès de son gouvernement afin d'inviter le gouvernement
Charest à « essayer de faire mieux que nous, et ce ne sera pas
simple [...] la barre est haute ».
* 91 Expression
développée par Dominique Labbé dans Le vocabulaire de
François Mitterrand, Paris, Presses de la Fondation nationale des
sciences politiques, 1990, 326 pages.
* 92 Ludovic Lebart,
André Salem, Analyse statistique des données textuelles,
Questions ouvertes de lexicométrie, Paris, Bordas, Dunot, 1988,
page 24.
* 93 Dominique Labbé,
Le vocabulaire de François Mitterrand, Paris, Presses de la
Fondation nationale des sciences politiques, 1990, page 27.
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