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Le vocabulaire des discours d'investiture au Québec et en France (1995-2006)

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par Jean-Marie GIRIER
Institut de la communication - Université Lyon 2 - Master 1 en Sciences de l'Infomation et de la Communication 2006
  

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Action et désir

Il convient maintenant de nous appesantir sur les verbes mobilisés dans les discours d'ouverture et les discours de politique générale. Nous pensons que leur choix est contraint par l'exercice et par la forme du discours. En effet, les attentes reposent sur la mise en place d'actions concrètes, ainsi que par le déclenchement d'une réflexion sur les problèmes structurels majeurs de l'État.

Afin de démontrer empiriquement notre postulat, nous allons pour un temps nous éloigner d'une démarche lexicométrique pure pour la prolonger vers une lemmatisation. Comme il l'a été souligné en introduction de ce travail, la lemmatisation est contestable et ne présente pas une évolution majeure. Cependant, elle s'avère tout à fait utile dans le cas de l'étude des verbes mobilisés. Si nous conservons les strictes données lexicométriques, il apparaît impossible de catégoriser les verbes car leur conjugaison conduit le logiciel à les comptabiliser sous des formes graphiques différentes. Ainsi notre travail de lemmatisation a consisté à regrouper tous les verbes sous leurs formes canoniques à l'infinitif. Ce travail long et fastidieux nous a mené à rechercher manuellement tous les verbes conjugués et à les classer par catégorie selon leur racine. Dans le souci ne pas biaiser notre analyse, notons que les participes passés et les participes présents n'ont pas été comptabilisés. Par ailleurs, cette méthode a parfois laissé la place à une interprétation personnelle, et il est possible que certaines fréquences aient échappé à notre vigilance, mais dans l'ensemble les résultats principaux sont très fiables.

Dans le cas présent, nous avons retenu les verbes les plus fréquemment utilisés par les locuteurs. Bien évidemment, les verbes être (920-1025) et avoir (572-346) sont les deux premiers groupes de vocables mobilisés par l'ensemble des Premiers ministres. Ils relèvent d'outils linguistiques incontournables et leur présence ne révèle aucune proximité, sinon qu'il s'agit bien d'une même langue parlée.

Une fois les mots-outils placés de côté, nous faisons face aux verbes choisis par le locuteur et on constate que les plus fréquents d'entre eux sont communs aux discours des deux pays. Les fréquences absolues ne sont aucunement représentatives, mais un classement fait ressortir un ensemble dont l'analyse est très instructive. Après une première lecture élargie à l'environnement lexical, nous avons fait émerger deux catégories : les verbes d'actions, et les « verbes d'actions qui se présument de parole »91(*) que l'on pourrait définir par une réflexion, le désir d'une politique à venir, ou une projection dans le futur.

La première catégorie regroupe un ensemble de vocables utilisés par les Premiers ministres afin d'illustrer des actions politiques qui seront mises en place à court terme. Il s'agit de faire (314-135) des économies, de prendre (51-28) des initiatives ; les pouvoirs publics vont agir (46-40) afin de mettre (50-67) en place des structures pour permettre (45-48) à chacun de vivre mieux. Au Québec, il est nécessaire de venir (32) en aide aux plus démunis, de réduire (30) le chômage, alors que la France se fixera pour objectif de créer (20) des emplois, et de favoriser (20) le retour de la croissance. Tous les emplois de ces verbes correspondent à une volonté de transmettre à l'auditoire un sentiment de prise en charge par un gouvernement capable d'assumer rapidement ses responsabilités. En effet, si le discours est un programme, l'auditoire n'attend pas pour autant uniquement un inventaire de réflexions sur la situation nationale mais l'annonce de l'application immédiate de promesses électorales.

La seconde catégorie mobilise un ensemble de verbes auxquels l'environnement lexical nous conduit à attribuer le sens de désir et de projection d'objectifs. Cet ensemble se construit en opposition au premier dans la mesure où les verbes désignent une intention ou un processus lent de réflexion, de dialogue qui n'a pas encore été mis en route. Les principaux lemmes que nous retrouverons seront les verbes devoir (135-227), falloir (73-80), vouloir (56-77), savoir (52-31), proposer (34-26). Ces verbes communs sont les symboles de la volonté, ou de l'obligation, comme la montre la forte utilisation du verbe pouvoir (154-85).

Outre les verbes-outils, nous pouvons retirer de notre analyse que le discours se construit sur un savant équilibre entre l'action et la réflexion. Cela permet de faire émerger deux composantes majeures des discours qui nous semblent liées aux attentes de l'institution. Ainsi, le programme se doit d'énoncer un certain nombre de procédures et de politiques claires pour lesquelles il ne manque plus qu'une présentation devant le Parlement. Par ailleurs, le Premier ministre fait part à ses pairs avec un peu plus de hauteur de grandes idées et présente l'esprit général d'un chantier ou d'une loi dont la période de maturation n'est pas arrivée à son terme. Le discours se modèle sur l'alternance d'un propos ancré dans le présent mais aussi tourné vers un avenir proche pour lequel des pistes de travail se manifestent.

Nous pouvons constater que ces verbes sont équitablement répartis à travers tout le texte. En effet, le logiciel Lexico offre une fonction nous permettant de visualiser la répartition d'un ensemble de vocables dans le corpus. Une photographie de notre écran d'ordinateur nous a permis d'obtenir les deux figures ci-dessous pour tous les vocables issus du verbe faire.

Répartition dans le corpus France

Répartition dans le corpus Québec

La répartition ne nous permet de faire émerger aucune constante de cet exemple. Les verbes répondent à une utilisation aléatoire sur le corpus. Nous pouvons remarquer que les sections contenant un dérivé de faire apparaissent parfois contiguës, cela étant lié au rythme interne du propos qui intercale la première et la seconde catégorie de verbes. Du reste, en reproduisant un exercice similaire avec des verbes de la seconde catégorie, nous avons constaté qu'ils n'appartenaient jamais à la même section que ceux de la première, c'est-à-dire qu'ils ne se situaient pas proches en terme de nombre de phrases.

Le recours à la méthode des segments répétés vient corroborer les résultats précédemment établis. Les segments répétés, comme les définissent André Salem et Ludovic Lebart, « sont les séquences de mots non séparés par un caractère délimiteur de séquence, qui apparaissent plus d'une fois dans un corpus de textes. Leur prise en compte permet de répondre en partie aux questions concernant le choix des unités statistiques les plus pertinentes92(*)».  En France, le logiciel fait ressortir la forme il faut (52), ainsi que les structures nous devons (32), nous voulons (23 occ. pour l'UMP). Au Québec, la proximité dans l'usage des verbes est confirmée avec, outre la forme nous allons (168), les structures nous devons (31), et nous voulons (38).

Le groupe il faut apparaît très intéressant : issu du registre oral, il a été popularisé par François Mitterrand. Depuis, il est repris par l'ensemble des gouvernants car cette expression présente l'avantage de « l'indétermination des moyens quelle rend possible93(*) ». Preuve en est de son usage par Jean-Pierre Raffarin dans sa première déclaration de politique générale :

« Notre objectif reste le plein emploi. Il faut éviter que, globalement, l'ensemble de nos procédures freine la création d'activité. C'est le sens de la baisse d'impôt. C'est le sens de la baisse des charges que nous engageons de façon résolue. Les baisses de charges constituent la clé de voûte de notre stratégie. Ce n'est pas de l'idéologie, mais tout simplement «ça marche », ça crée des emplois. Et c'est pour ça qu'il faut le faire. On n'a pas trouvé ça dans un petit livre rouge, dans un petit livre bleu. On a trouvé ça dans les résultats de l'Insee. C'est là où il y a de la création d'emplois ; c'est pour ça qu'il faut alléger les charges ».

Notre propos concernant le poids institutionnel pesant sur ces discours serait incomplet sans procéder à une analyse factorielle des correspondances (graphique 4). Cet outil permet de visualiser dans l'espace la distance entre les vocabulaires des locuteurs. En prenant l'exemple de quelques discours inauguraux et de leurs répliques, notre hypothèse de la forme institutionnelle du discours d'ouverture se voit confirmée. Les trois discours officiels sont regroupés sur la gauche du graphique, ce qui signifie qu'ils ont un vocabulaire proche malgré les différences idéologiques. C'est donc la forme du discours, son genre programmatique ainsi que des thématiques récurrentes (organisation de l'État, santé, jeunesse...) qui priment sur un regroupement idéologique.

Graphique n°4 : Analyse factorielle des correspondances.

La fracture idéologique se ressent avec les répliques des chefs de l'opposition officielle. On y trouve des caractéristiques communes, dans la mesure où ces discours sont regroupés à l'extrême droite du graphique ; mais l'écart vertical entre les répliques libérales et péquistes est immense. Il apparaît donc que le discours de réplique laisse davantage ressortir les oppositions idéologiques.

Cette analyse factorielle des correspondances fait état de trois pôles dans le corpus choisi en exemple. Le premier repose sur les discours inauguraux, chronologiquement ordonnés. Le genre programmatique, mêlant aspects techniques et conceptions générales, est la caractéristique l'opposant aux autres pôles. Le second pôle regroupe les répliques de Jean Charest en 1999 et 2001. Ce discours de contestation, plus long que les discours inauguraux, s'attaque au bilan historique du Parti québécois. Le Parti libéral est placé dans une situation d'opposition depuis 1994 et se doit de présenter une vision alternative. Le troisième pôle, constitué par l'unique discours de réplique de Bernard Landry (2003), s'oppose au second du fait que le chef de l'opposition officielle soit ici l'ancien Premier ministre en exercice. Il n'a donc pas de bilan auquel s'objecter, mais met l'emphase sur les grands succès de son gouvernement afin d'inviter le gouvernement Charest à « essayer de faire mieux que nous, et ce ne sera pas simple [...] la barre est haute ».

* 91 Expression développée par Dominique Labbé dans Le vocabulaire de François Mitterrand, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, 326 pages.

* 92 Ludovic Lebart, André Salem, Analyse statistique des données textuelles, Questions ouvertes de lexicométrie, Paris, Bordas, Dunot, 1988, page 24.

* 93 Dominique Labbé, Le vocabulaire de François Mitterrand, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1990, page 27.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry