4 DES COUTS DE LA LIBERALISATION DE L'AGRICULTURE
Les politiques de libéralisation du secteur
agricole en Haïti se sont inscrites dans le cadre de la
réorientation du secteur agricole vers les cultures d'exportation
conformément aux fondements qui sous-tendent les politiques
d'ajustements structurels.57
«Les objectifs assignés par l'aide internationale
aux projets en matière de production agricole
sont très divers: cela va de l'accroissement maximum
de la production, avec concentration sur
les zones les plus productives et relatif abandon des
autres, à la fourniture de devises à l'économie
caféière ou l'exportation de fruits bruts ou transformés
[...]»58.
En favorisant les importations alimentaires, les reformes
devaient conduire les paysans à abandonner
les cultures vivrières au profit des cultures de rentes.
Pourtant l'agriculture, les paysans-producteurs et
le milieu rural, n'ont jamais bénéficié
de la mise en oeuvre de la stratégie axée sur l'exportation des
produits primaires traditionnels comme le montre le recul du
café dans les exportations totales du pays. Ce déclin est
imputable notamment à la faible rémunération des
paysans engagés dans ces productions, à la
détérioration des termes de l'échange de ces produits
(chute continuelle des prix du
54
http://www.transnationale.org/sources/tiersmonde/ajustement__unhchr.htm#II
55 Banque mondiale, op. cit., p. 51.
56 Les évaluateurs ont fait les constats
suivants de l'expérience d'ajustement des pays ACP :
- les programmes de stabilisation et les corrections des prix
relatifs étaient nécessaires, mais ils se sont souvent
réalisés sans conduire à une croissance durable faute
de conditions requises (incitations à des progrès de
productivité, amélioration du capital humain,
anticipation optimiste des opérateurs, environnement
sécurisé permettant le risque de l'investissement) ;
- la libéralisation financière dans un contexte de
poids élevé des créances douteuses, de
vulnérabilité des banques et de faibles projets bancables,
conduit à réorienter les crédits vers le court terme, vers
les activités commerciales à taux rapide de retour de capital et
les
plus rentables,
- les faibles incitations et motivations des agents
publics et les contraintes financières ont empêché
l'Etat de remplir ses fonctions minimales ;
- la libéralisation économique extérieure
précédent la libéralisation intérieure a
conduit souvent à un démantèlement des unités
industrielles et à une « reprimarisation » des
économies africaines du fait du maintien des rentes internes
- les réformes perçues comme empruntées ou
imposées ont été peu internalisée. L'ajustement
dans les ACP a été informel, contrarié par
l'environnement les chocs, myope et emprunté. Cf.
GUILLAUMONT Patrick et Sylviane, Op. cit.,1994,
57 DEWIND Josh, David KENLEY, Aide à la
migration. L'impact de l'assistance internationale à Haïti.
Cidihca, Montréal, 1988, p. 155. Voir
le chapitre IV traitant de la stratégie agricole «
Agriculture : culture d'exportations et sécurité alimentaire
» pp. 88-117
58 ROCA Pierre-Jean. & KERMEL-TORRES Doryane,
« Entre la nécessité quotidienne et la menace
socio-politique: la question alimentaire haïtienne » in La
sécurité alimentaire à l'heure du
néolibéralisme. Cahier des sciences humaines, Vol. 17, No
1-2, ORSTOM Editions, 1991
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Crises, réformes économiques et pauvreté
en Haïti
37
café sur le marché international ), aux contraintes
financières et techniques des exploitation agricoles,
à la faiblesse institutionnelle.
Déjà en difficulté pour répondre
à l'augmentation de la demande interne en raison notamment de sa
marginalisation, l'agriculture a été poussée
au-delà de ses limites suite à l'abaissement des
barrières tarifaires et douanières, situation à
laquelle elle n'etait pas préparée. Ces politiques de
libéralisation ont accéléré la
décapitalisation des exploitations agricoles, la
dégradation de l'environnement, l'insécurité alimentaire
et l'appauvrissement des ruraux. Déja très faible,
comparée à d'autres pays de
la région, la valeur ajoutée agricole par
travailleur agricole a perdu entre 1988 et 1998 environ le quart
de sa valeur. Les paysans-producteurs, faute de pouvoir
améliorer leurs moyens de production et ne bénéficiant
d'aucunes mesures et/ou initiatives de protection, ont été
contraints à migrer vers la capitale et les paysans voisins
(transfert de la pauvreté). Par rapport aux objectifs
recherchés de stimuler la production agro-exportatrice, il s'est
donc produit non seulement l'effet contraire mais aussi la baisse de la
production alimentaire.
Indice de production céréalière per
capita (1989-91=100)
Source: Données FAO
160
140
120
100
80
60
40
20
0
136.2
124.3 119.8
90.8
106.2
90.4
109.2
73.6
1979 1983 1987 1990 1992 1995 1997 2001
Les résultats obtenus ne sont donc pas surprenants vu que
« rien a été fait pour aplanir les obstacles
physiques au développement des circuits
formels d'exportation (infrastructures : réseaux de
communications, électricité ; structure d'appui à la
production agricole) [...] »59 et que comme noté par
Louis Dupont60, le secteur agricole est continuellement soumis
à des politiques discriminatoires et à l'insuffisance des
crédits nécessaires aux investissements agricoles. A titre
d'exemple, le secteur agricole n'a bénéficié que de
1,2% à 0,6% et à 0,4% du crédit bancaire en
1996, 1997, 1998 respectivement sur les prêts supérieurs
à 75 000 gourdes.
59 BELLANDE Alex, op. cit., p. 182
60 DUPONT Louis, Sécurité
alimentaire et stabilisation macro-économique en Haïti,
L'Harmattan, 1998, p. 236.
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Crises, réformes économiques et pauvreté
en Haïti
38
a) Dépendance alimentaire
Cette libéralisation des importations, mal
inspirée et mal équilibrée, s'est accompagnée d'un
déficit au niveau des échanges agricoles qui n'a pas
cessé d'augmenter. Les importations alimentaires et les
exportations agricoles ont évolué en sens inverse.
En moins de vingt ans (1981-1999), ces importations ont plus que
triplé pendant que les exportations continuent leur chute (plus de 30%).
Ce qui conduit à des déséquilibres de la balance
commerciale, qui après avoir connu une période de
stabilisation entre 1996 et 1998, pour des déficits moyens de l'ordre de
300 millions de dollars, a subi une accélération
particulière pour atteindre un déficit avoisinant les 600
millions dollars en 1999. Le coefficient de dépendance alimentaire
oscille ces jours-ci entre 35 et 40. La production rizicole a
significativement décliné : de plus de 110 000 tonnes en 1985, la
production du riz a chuté de plus du quart en moins de vingt ans
(environ 80 000 tonnes aujourd'hui). Les tarifs douaniers appliqués sur
le
riz importé sont les plus bas de la région. Ils ont
été ramenés de 35% à 3% alors que le tarif
extérieur
commun de la caraïbe pour ce produit ne va pas en
deçà des 20%. Ce qui facilite les importations provenant
notamment des Etats-Unis au détriment de la production nationale
et des producteurs nationaux qui ont été exclus des
marchés locaux.61 Les importations du riz
américain sont passées pratiquement de zéro avant la
libéralisation des marchés à plus de 200 000 tonnes
métriques. Ce qui classe Haïti dans les cinq premiers
marchés d'exportation du riz américain après
respectivement le Japon, le Mexique et le Canada. Parallèlement, le riz
arrivant sous forme d'aide alimentaire a suivi la même tendance. De moins
de mille tonnes métriques en 1984, le volume de dons alimentaires
dépasse
les trente milliers de tonnes métriques (34 000 TM en
2000). La part de cette forme d'importation, serait suivant les
années entre 10 et 15% du total du riz consommé. L'aide
alimentaire, véritable arme
de pénétration des marchés réticents,
a pris une place importante dans la sécurité alimentaire en
Haïti
et s'est institutionnalisée depuis plus d'une quinzaine
d'années62.
La production agricole, en raison de sa stagnation, ne
couvre qu'environ la moitié des besoins alimentaires aujourd'hui,
un recul assez important quand on le compare au 70-75% du
début des années 1970. Plus du tiers des besoins alimentaires
sont couverts par les importations totales y compris
les dons alimentaires. Cette dépendance est de plus en
plus importante comme l'indique le tableau 2.4.
De 25% en 1995, elle est de 37% en 2001. Toujours est-il que
le pays semble devoir compter pour longtemps sur l'extérieur pour
assurer ses besoins alimentaires et combler les déficits, ceci
pour maintes raisons, telles la faible performance économique, la
récurrence des catastrophes naturelles, le rythme d'accroissement de la
population et de leur concentration dans la capitale et les villes urbaines
secondaires. Cette concentration, particulièrement à
Port-au-Prince (plus de 20% de la population)
61 Voir, OXFAM, « Rice dumping in Haiti &
the WTO » Farmer's Word network site internet ; Oxfam, Impact des
mesures de libéralisation sur la sécurité alimentaire,
l'environnement et la vie des ruraux, 1999
62 L'aide alimentaire américaine s'est
institutionnalisée en 1985 avec la mise en place d'un bureau de
gestion chargé entres autres de sa
monétisation. L'aide alimentaire couplée aux
importations devrait contribuer à faire chuter les prix des
céréales de base en dessous des coûts
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Crises, réformes économiques et pauvreté
en Haïti
39
constitue un défi majeur en matière
d'approvisionnement alimentaire. De là les difficultés à
concilier
la nécessité de satisfaire les besoins
intérieurs (faciliter les importations) et le désir de
promouvoir les exportations (augmenter la production).
Tableau 2.4: Couverture des besoins
alimentaires
|
|
1995-96
|
2000-01
|
Balance alimentaire
|
TEC
|
%
|
TEC
|
%
|
Besoins
|
1 710 000
|
100%
|
1 830 000
|
100%
|
Offre nationale nette (Production -
Exportations )
|
980 000
|
57%
|
1 000 000
|
55%
|
Importations commerciales nettes
|
300 000
|
18%
|
525 000
|
29%
|
Aide alimentaire
|
140 000
|
8%
|
140 615
|
8%
|
Déficit alimentaire
|
290 000
|
17%
|
164 385
|
8%
|
Source : CNSA, 2002 TEC : tonnes-équivalent
céréales
|